Anticiper et accompagner les mutations économiques

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Jean-Pierre AUBERT

Vous avez été chargé par le Premier ministre d’une mission sur l’anticipation et l’accompagnement des mutations économiques. C’est un sujet que vous connaissez bien et sur lequel vous avez travaillé pendant une grande partie de votre carrière. Avant de parler plus précisément de cette mission, pouvez-vous retracer succinctement votre parcours ?

Vous avez été chargé par le Premier ministre d’une mission sur l’anticipation et l’accompagnement des mutations économiques. C’est un sujet que vous connaissez bien et sur lequel vous avez travaillé pendant une grande partie de votre carrière. Avant de parler plus précisément de cette mission, pouvez-vous retracer succinctement votre parcours ?

Jean-Pierre Aubert – Effec­tive­ment, ce sujet sous des formes divers­es a « han­té » presque toute ma vie pro­fes­sion­nelle et il est vrai que j’ai été con­fron­té à des change­ments économiques con­séquents dans toutes mes fonc­tions. Déjà, au cours de mes études d’économie, je m’étais intéressé à des change­ments dif­fi­ciles comme ceux qui con­cer­naient l’agriculture en France dans les années 1950–1960.

REPÈRES
La France, comme les autres pays dévelop­pés, a con­nu depuis quelques dizaines d’années le phénomène de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion qui se traduit par une baisse de l’emploi indus­triel, un recul de la part de ce secteur dans le PIB et une crois­sance impor­tante du secteur des ser­vices marchands.
Ain­si, l’emploi indus­triel en France a fon­du de 36 % entre 1980 et 2007, une perte de plus de 1,9 mil­lion d’emplois, tan­dis que le poids de l’industrie dans le PIB pas­sait de 24 % à 14%. Cette désin­dus­tri­al­i­sa­tion a eu des effets dévas­ta­teurs pour les ter­ri­toires et les act­ifs qui n’ont pas pu anticiper ces change­ments. Les pou­voirs publics n’ont eu alors de cesse de ten­ter d’en atténuer les effets, comme l’illustre la car­rière de Jean-Pierre Aubert.

CRISES ET MUTATIONS

Lorsque, ensuite, je me suis engagé dans le syn­di­cal­isme, j’ai été con­fron­té très tôt aux réal­ités indus­trielles et j’ai très vite dû réfléchir aux con­séquences de la crise du choc pétroli­er du début des années 1970. Je me sou­viens des travaux que j’ai effec­tués au sein du départe­ment des études économiques de la CFDT sur l’analyse de cette crise : j’avais alors détec­té les grandes muta­tions qu’elle révélait.

Dans le syn­di­cal­isme, j’ai été con­fron­té très tôt aux réal­ités industrielles

Puis j’ai été con­fron­té, en tant que respon­s­able de la Fédéra­tion CFDT de la chimie, à l’évolution de ce secteur, de toutes ses activ­ités con­nex­es et à la trans­for­ma­tion de toutes les entre­pris­es de la fil­ière (notam­ment Rhône-Poulenc et Péchiney).

C’est au cours de cette expéri­ence que j’ai pris pleine­ment con­science des prob­lèmes soci­aux que sus­ci­taient ces évolutions.

DE L’OUEST À L’EST

J’ai alors été nom­mé au Com­mis­sari­at à l’industrialisation de l’Ouest atlan­tique (éma­na­tion de la DATAR pour les régions de l’ouest de la France), où j’ai été con­fron­té aux grands mou­ve­ments que vivaient ces régions : la remise en cause des secteurs tra­di­tion­nels qu’étaient l’habillement, le bois et l’ameublement, la créa­tion de nou­velles activ­ités dans l’électronique et l’agroalimentaire notam­ment, et l’amorce de ce qui a été le moteur du développe­ment économique de ces régions au cours des trente dernières années.

Puis, au cab­i­net du min­istre du Redé­ploiement indus­triel de l’époque, j’ai beau­coup appris aux côtés de Louis Gal­lois et de Pierre Gadonneix.

EXPÉRIENCES INDUSTRIELLES

J’ai appris ensuite le méti­er de chef d’entreprise en gérant un porte­feuille de PME dans la région nan­taise, avant de rejoin­dre comme directeur de cab­i­net le min­istre de l’Aménagement du ter­ri­toire et des Recon­ver­sions, Jacques Chérèque.

L’importance des territoires
« Au cab­i­net du min­istre du Redé­ploiement indus­triel, j’ai assisté à l’effondrement de l’arc indus­triel Nord-Est avec la fer­me­ture des mines de char­bon et surtout la réduc­tion dras­tique des indus­tries sidérurgiques. Ce fut une énorme con­fla­gra­tion qui m’a con­fron­té à ce qu’on appelle la recon­ver­sion indus­trielle. Pour des raisons dif­férentes, ce que j’ai vécu à l’ouest et à l’est de la France m’a fait pren­dre pleine­ment con­science de l’importance de l’aspect ter­ri­to­r­i­al des muta­tions économiques. »

J’y ai tra­vail­lé notam­ment sur la con­struc­tion navale, le caoutchouc et les pre­mières restruc­tura­tions de la Défense. Puis j’ai décou­vert la dimen­sion européenne en étant nom­mé sur des pro­grammes en Russie et en Hongrie.

Enfin, en tant qu’inspecteur général de l’industrie, j’ai été désigné pour m’occuper du dossier Chaus­son puis de Super­phénix, ce qui m’a amené à être mis­sion­né par le Pre­mier min­istre, Lionel Jospin, pour tra­vailler sur l’anticipation des muta­tions économiques. J’ai ensuite été nom­mé délégué inter­min­istériel aux restruc­tura­tions de défense pour m’occuper pen­dant une dizaine d’années de la restruc­tura­tion des armées et des indus­tries de défense.

Je viens de ter­min­er une péri­ode à la direc­tion de la SNCF où je me suis occupé des poli­tiques d’emploi du groupe. J’y ai créé une struc­ture de développe­ment économique : SNCF Développement.

DU DÉMINAGE DES CRISES AUX DISPOSITIFS DE CONVERSION

Revenons sur la restructuration des usines Chausson. Quel était le contexte de l’époque ?

Chaus­son Creil était un site indus­triel de ce qu’il restait de l’entreprise Chaus­son après de nom­breuses restruc­tura­tions. Cette société était la pro­priété à égal­ité de Renault et de Peu­geot qui avaient décidé de se désengager.

Au moment où je suis arrivé, il y restait à peu près mille emplois, et la ten­sion était extrême. Après une phase déli­cate, où tout aurait pu bas­culer sans la clair­voy­ance et l’appui du leader de l’intersyndicale, Bernard Massera, nous avons pu met­tre en place des dis­posi­tifs orig­in­aux de reclasse­ment des salariés1.

L’expérience Chaus­son est très impor­tante pour moi puisqu’elle a été l’occasion de réus­sir la recon­ver­sion de ce site indus­triel tout en négo­ciant sa fer­me­ture dans un cli­mat social très ten­du. On peut dire que le con­trat a été rem­pli puisque, quelques années après, le site comp­tait plus d’emplois indus­triels qu’avant la fermeture.

Des méth­odes mal adaptées
Inter­rogé sur les méth­odes habituelle­ment employées pour traiter des restruc­tura­tions à l’époque du dossier Chaus­son, Jean-Pierre Aubert déplore leur inadap­ta­tion : « Dans l’ensemble, on traitait de façon assez rapi­de les dossiers de restruc­tura­tion (sauf dans quelques grands secteurs d’activité) en met­tant rapi­de­ment en place des mesures d’âge qui lim­i­taient le nom­bre de licen­ciés au prix d’un accom­pa­g­ne­ment à long terme assez léger tant pour les salariés que pour le ter­ri­toire. Cette sit­u­a­tion n’était pas sat­is­faisante : les mesures d’âge coû­taient très cher et cela créait des sit­u­a­tions ambiguës puisque des salariés encore en mesure de tra­vailler étaient mis hors du marché du tra­vail. Cela a con­duit les entre­pris­es à met­tre l’accent sur les départs anticipés à la retraite au lieu de tra­vailler avant tout sur le reclassement.
Et les ter­ri­toires ont été frag­ilisés tant sociale­ment qu’économiquement

Qu’avez-vous changé en arrivant sur ce dossier ? Quelles nouvelles méthodes avez-vous apportées ?

À Chaus­son, nous avons essayé de chang­er cette sit­u­a­tion alors même que le con­texte n’était pas favor­able à l’expérimentation puisque nous sommes inter­venus à chaud, lorsque les déci­sions avaient déjà été pris­es. Nous nous sommes fondés sur l’expérience acquise lors de la recon­ver­sion de la sidérurgie tant sur le plan social que sur le plan territorial.

Le site comp­tait plus d’emplois indus­triels qu’avant la fer­me­ture de Chausson

Nous avons priv­ilégié le reclasse­ment des salariés licen­ciés grâce à un dis­posi­tif mus­clé d’accompagnement auquel ont été asso­ciées très étroite­ment les organ­i­sa­tions syn­di­cales, mal­gré un cli­mat social très ten­du au départ.

Nous avons, par­al­lèle­ment, mené une action vigoureuse et orig­i­nale de recon­ver­sion du site indus­triel, qui est devenu après réamé­nage­ment un vil­lage indus­triel d’une petite cen­taine de PME et de fil­iales de grands groupes.

La fin de cette entre­prise a donc don­né lieu à la créa­tion d’un tis­su indus­triel plus diver­si­fié et plus solide, ce qui a per­mis d’éviter de nou­velles crises.

Cela a‑t-il été plus efficace ?
Quel a été le résultat pour les salariés ?

Notre préoc­cu­pa­tion dans ce dossier a été de créer un avenir plus sta­ble pour les emplois et les activ­ités. Nous avons du reste fait réalis­er un audit de la sit­u­a­tion quelques années après pour nous assur­er de la péren­nité des solu­tions de reclasse­ment qui avaient été pro­posées aux salariés. Dans l’ensemble, les résul­tats ont été plutôt bons.

RESTRUCTURATIONS DE CRISE ET RESTRUCTURATIONS DE COMPÉTITIVITÉ

Les solu­tions de cette époque sont-elles encore util­is­ables aujourd’hui ? Que faut-il faire pour les adapter au con­texte actuel ? Le cas Chaus­son et d’autres du même type ont per­mis de réfléchir sur les bonnes solu­tions de traite­ment de ces sit­u­a­tions de restruc­tura­tion de crise. Mais, pro­gres­sive­ment, nous avons été con­fron­tés à des restruc­tura­tions d’un type nou­veau qu’on a appelé des restruc­tura­tions de com­péti­tiv­ité, qui con­cer­naient des entre­pris­es glob­ale­ment en bonne san­té mais qui se restruc­turaient de façon assez dras­tique en antic­i­pant les évo­lu­tions de leur envi­ron­nement pou­vant avoir un impact sur leur activité.

Ces restruc­tura­tions étaient gérées de façon très dif­férente et ont appelé des solu­tions nou­velles pour trou­ver des formes plus adap­tées de traite­ment social et ter­ri­to­r­i­al. On peut citer les cas de Danone et Miche­lin à la fin des années 1990.

COMPRENDRE L’ENTREPRISE ET SON ENVIRONNEMENT

Traiter les opéra­tions sur deux plans : l’entreprise et son environnement

La con­fronta­tion entre ces deux types de restruc­tura­tion m’a amené à réfléchir sur les raisons qui ont poussé ces entre­pris­es à se restruc­tur­er. À par­tir de ce moment, mon analyse a tou­jours été de traiter ces opéra­tions sur deux plans : l’entreprise d’une part et son envi­ron­nement d’autre part.

C’est ce que j’ai appelé le traite­ment des restruc­tura­tions dans le cadre des muta­tions économiques. Cela a été le sujet d’un pre­mier rap­port com­mandé par Lionel Jospin en 2000. C’est à par­tir de cette vision que j’ai traité des restruc­tura­tions d’une part en tant que délégué inter­min­istériel aux restruc­tura­tions de défense et d’autre part en tant que chef de la mis­sion inter­min­istérielle aux muta­tions économiques.

Mais peut-on dire que les restructurations de la Défense ou celles de la SNCF sont des restructurations de compétitivité ?

Dans une cer­taine mesure, oui, du fait que ces organ­i­sa­tions sont pérennes. Leur survie n’est pas directe­ment en cause, mais leur effi­cac­ité et leur adap­ta­tion à leur environnement.

À partir de ces expériences passées, que préconisez- vous dans votre rapport pour anticiper et accompagner les mutations économiques ?

Une dizaine d’années après, on peut mesur­er déjà toutes les évo­lu­tions qu’a provo­quées l’utilisation de cette approche. La notion de muta­tion économique a amené les esprits à con­cevoir les change­ments inévita­bles de l’économie et leurs con­séquences sur la car­rière des salariés et l’évolution des territoires.

VERS DES MUTATIONS ANTICIPÉES

On n’a jamais autant par­lé de sécuri­sa­tion des par­cours pro­fes­sion­nels, de mobil­ité et de pro­jets de ter­ri­toire. Ma mis­sion vise à utilis­er cet acquis pour rebondir et franchir une nou­velle étape dans la capac­ité de tous les acteurs à utilis­er ces trans­for­ma­tions pour pré­par­er l’avenir.

C’est le cas par exem­ple de l’industrie auto­mo­bile ou de l’industrie agroalimentaire.

ASSOCIER TOUS LES ACTEURS

Je souhaite met­tre l’accent sur la coopéra­tion entre les acteurs con­cernés par les muta­tions : chefs d’entreprise, organ­i­sa­tions syn­di­cales, col­lec­tiv­ités locales, régions et État en par­ti­c­uli­er. En effet, ces muta­tions aux dimen­sions mul­ti­ples (tech­niques, économiques, sociales, poli­tiques) sont telles qu’elles néces­si­tent l’apport de cha­cun pour réduire les résis­tances et prof­iter pleine­ment des opportunités.

C’est vrai qu’il est mieux d’anticiper. On dit souvent, face à un désastre social : « Mais comment n’ont-ils pas vu venir la catastrophe ? » Seulement au moment des crises, il se crée des solidarités entre des acteurs qui s’ignorent souvent, ou échangent peu, auparavant, et elles permettent de dégager des moyens impossibles à obtenir en période calme. Bref, le pompier est légitime et arrive à obtenir des moyens, mais on n’aime guère aller voir le médecin préventologue. Comptez-vous mettre en place des dispositifs de prévention ?

Je dirai même que le pressen­ti­ment de ce qui peut arriv­er n’est pas le plus dif­fi­cile. Ce qui est dif­fi­cile, c’est l’anticipation, c’est-à-dire le courage d’agir par avance. Les salariés, leurs représen­tants et les élus locaux sont sou­vent con­scients du risque de restruc­tura­tion bien avant l’annonce elle-même, les signes ne man­quent pas : baisse de l’investissement, car­net de com­man­des qui se vide, diminu­tion du nom­bre d’intérimaires etc.

Seule­ment, ces mêmes acteurs adoptent par­fois une posi­tion de déni de la réal­ité. L’hypothèse de la fer­me­ture du site est exclue a pri­ori, en dehors de toute con­sid­éra­tion économique. Dès lors, le dia­logue sur l’accompagnement de cette restruc­tura­tion devient impos­si­ble, et lorsque l’annonce arrive quelque temps plus tard, rien n’a été fait.

CHANGEMENT D’ESPRIT

Nou­velles activités,
nou­velles compétences

Prenons l’exemple de l’essor du numérique : alors que cette révo­lu­tion a désta­bil­isé des pans entiers de l’économie qui n’avaient pas vu venir ce change­ment, per­son­ne ne peut nier aujourd’hui que cela a généré de nou­velles activ­ités et de nou­veaux besoins en compétences.

Lorsque j’ai com­mencé cette mis­sion, je pressen­tais que ce déni de réal­ité s’atténuait et que les esprits étaient en train de chang­er. Après plusieurs mois passés à ren­con­tr­er les acteurs du monde économique et social, j’en suis con­va­in­cu. En effet, les syn­di­cats, le patronat, les élus locaux, tous sont main­tenant con­scients que le statu quo n’est plus ten­able et qu’on ne peut plus se per­me­t­tre de seule­ment défendre les emplois exis­tants coûte que coûte mais qu’il faut en même temps voir plus loin et pré­par­er les emplois de demain.

Un exem­ple con­cret qui illus­tre ce change­ment d’idéologie est l’accord nation­al inter­pro­fes­sion­nel sur la sécuri­sa­tion de l’emploi signé en début d’année par les organ­i­sa­tions patronales et une majorité de syn­di­cats de salariés.

Comment territorialiser les solutions que vous proposez ?

L’anticipation des muta­tions con­cerne l’économie à tous les niveaux : local, région­al, nation­al, européen, mais cela s’incarne par­ti­c­ulière­ment au niveau local, ce qui implique des con­di­tions nou­velles d’action col­lec­tive dans les ter­ri­toires. C’est la rai­son pour laque­lle je pro­pose une con­cep­tion nou­velle que j’appelle le « pacte muta­tions territorial ».

Il faut en même temps voir plus loin et pré­par­er les emplois de demain

Ces pactes sup­posent un engage­ment de tous les acteurs sur l’avenir et le ren­force­ment de leur fac­ulté con­jointe de tra­vailler sur le développe­ment économique local, les par­cours pro­fes­sion­nels et la for­ma­tion des salariés. Ne nous cachons pas que cela sup­pose une évo­lu­tion des com­porte­ments de cha­cun, qui est un préreq­uis à la réus­site de ces pactes.

Je suis con­va­in­cu qu’il existe déjà beau­coup d’approches locales qui vont dans ce sens. Je cit­erai à titre d’exemple le bassin de Nantes — Saint-Nazaire, le Val-de- Lor­raine entre Nan­cy et Pont-à-Mous­son, et bien d’autres.

Mais il faut pass­er à une vitesse supérieure et con­stru­ire autour des rela­tions entre les entre­pris­es et les ter­ri­toires des répons­es offen­sives face aux muta­tions, qui ali­mentent les straté­gies indis­pens­ables au plan région­al, nation­al et européen.

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1. Jean-Pierre Aubert, Bernard Massera et Frédéric Brugge­man, « La saga Chaus­son, ou la réin­ven­tion de la fer­me­ture d’une usine », Jour­nal de l’É­cole de Paris du man­age­ment, n° 32, nov.-déc. 2001.

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