L’efficacité économique de l’entreprise doit contribuer au bien commun

Dossier : L’entreprise dans la sociétéMagazine N°690 Décembre 2013
Par Bertrand COLLOMB (60)

À quoi sert l’entreprise ? Dans la société française, trau­ma­tisée par la qua­si-per­ma­nence d’un chô­mage élevé depuis le pre­mier choc pétroli­er, c’est-à-dire depuis quar­ante ans, la réponse préférée sera sou­vent : créer des emplois. Et pour­tant ce n’est pas la mis­sion essen­tielle de l’entreprise, qui ne saurait s’assimiler à ce que furent jadis les « ate­liers nationaux ».

REPÈRES
Il y a longtemps que les entre­pris­es savent qu’elles doivent se préoc­cu­per, non seule­ment de l’intérêt de leurs action­naires, mais aus­si de ceux d’autres caté­gories qui sont « par­ties prenantes » (en anglais stake­hold­ers) de l’entreprise : les clients d’abord, sans la sat­is­fac­tion desquels l’entreprise dis­paraî­tra, les employés, qui con­stituent la sub­stance humaine de l’entreprise, mais aus­si les four­nisseurs qui sou­vent doivent accom­pa­g­n­er et ren­dre pos­si­bles les évo­lu­tions tech­niques de l’entreprise, les col­lec­tiv­ités publiques de dif­férents niveaux qui définis­sent le cadre régle­men­taire et juridique de son activ­ité, et même les groupes privés (ONG) qui peu­vent lim­iter sa capac­ité d’agir.

Créer de la valeur

L’entreprise est fon­da­men­tale­ment le lieu où des hommes et des femmes, appor­teurs de cap­i­taux ou col­lab­o­ra­teurs, tra­vail­lent ensem­ble pour créer de l’efficacité économique, c’est-à-dire pro­duire des biens et des ser­vices qui, pour la col­lec­tiv­ité à laque­lle elle appar­tient, ont plus de valeur que les ressources util­isées pour le faire. Sans cet objec­tif d’efficacité économique, traduit dans le vocab­u­laire d’aujourd’hui par « créer de la valeur », il n’y a pas d’entreprise.

La recherche du profit

Décrire l’entreprise et les rela­tions qu’elle noue avec la société

Mais cet objec­tif fon­da­men­tal suf­fit-il à décrire l’entreprise et les rela­tions qu’elle noue avec la ou les sociétés au milieu desquelles elle fonc­tionne ? Cer­tains l’ont pen­sé, avec le fameux écon­o­miste néo­clas­sique Mil­ton Fried­man, qui fait de la recherche du prof­it max­i­mum la seule final­ité de l’entreprise.

Et, selon lui, tout dirigeant d’entreprise qui se préoc­cupe d’autre chose trahit sa mis­sion et ses action­naires. Ce n’est pas que Mil­ton Fried­man soit indif­férent à l’intérêt général d’une société. Mais il croit fer­me­ment que le bien com­mun ne peut être défi­ni et mis en œuvre que par la « main invis­i­ble » du marché, et que seule la pour­suite « égoïste » de son intérêt pro­pre par chaque agent économique, et donc chaque entre­prise, y con­duira efficacement.

La raison d’être de la prospérité

Ce n’est pour­tant pas le com­porte­ment qu’adoptent un grand nom­bre d’entreprises. Pour pren­dre l’exemple que je con­nais le mieux, celui de Lafarge, les action­naires de l’entreprise famil­iale du XIXe siè­cle avaient comme objec­tif majeur, et for­mulé explicite­ment, le bien-être matériel et spir­ituel de leurs ouvriers.

Et, un siè­cle plus tard, en 1960, Mar­cel Demonque, alors prési­dent de Lafarge, écrivait, à pro­pos de l’entreprise : « Son but immé­di­at […] est de pro­duire et de ven­dre aux meilleures con­di­tions économiques, et ain­si de prospér­er », tout en ajoutant : « La rai­son d’être de sa prospérité, c’est l’homme […], et non seule­ment l’homme du dedans de l’entreprise, mais aus­si l’homme du dehors, le con­som­ma­teur des pro­duits de l’entreprise, qui ne doit être trompé, ni sur la qual­ité, ni sur les prix ; les hommes de l’entreprise voi­sine, qui ne doivent pas être men­acés dans leur entre­prise par une con­cur­rence déloyale ; l’État, qui pour préserv­er les citoyens a des droits sur l’entreprise […].

Finale­ment, l’homme tout court, l’homme de la rue, est par­tie prenante à un bien com­mun que l’entreprise enri­chit par sa prospérité et ses suc­cès légitimes, ou appau­vrit par ses échecs et ses suc­cès illégitimes. »

Certes, cette con­cep­tion de l’entreprise n’a jamais été mise en œuvre partout, et les exem­ples abon­dent, à chaque époque, d’entreprises qui se sont exclu­sive­ment con­cen­trées sur l’intérêt financier de leurs pro­prié­taires ou de leurs dirigeants, ont « exploité » au sens marx­iste du terme leurs salariés, et se sont peu souciées de con­serv­er l’équilibre néces­saire entre les divers intérêts en cause.

Deux aspects de la mondialisation

Les grandes entre­pris­es doivent pren­dre des posi­tions qui débor­dent les frontières

Mais nom­breuses ont été, en par­ti­c­uli­er en Europe, les grandes entre­pris­es qui se rat­tachaient à la même tra­di­tion que Lafarge. Dans les trente dernières années, elles ont toutes con­nu un développe­ment inter­na­tion­al con­sid­érable et se sont trou­vées con­fron­tées à deux aspects de la mondialisation :

  • d’une part, l’émergence d’un monde financier de plus en plus glob­al et pro­fes­sion­nel, qui a voulu, à la suite de Mil­ton Fried­man, affirmer son pou­voir sur les entre­pris­es – en tout cas les entre­pris­es cotées – et leur deman­der des per­for­mances finan­cières plus qu’économiques ;
  • d’autre part, l’entrée dans des pays dont le niveau de développe­ment économique, poli­tique et social était très dif­férent, et appelait de la part de l’entreprise des com­porte­ments de respon­s­abil­ité rap­pelant ceux de la val­lée du Rhône de 1850.

Les lim­ites des maîtres du monde
La taille et la puis­sance finan­cière des grandes entre­pris­es inter­na­tionales sont par­fois supérieures à celles de cer­tains États, et beau­coup pensent qu’elles peu­vent leur impos­er leur volon­té, 0selon le mod­èle car­i­cat­ur­al de la com­pag­nie améri­caine Unit­ed Fruit des années 1950 en Amérique du Sud.
J’ai con­nu l’époque où les par­tic­i­pants du World Eco­nom­ic Forum de Davos – ver­sion mod­erne des foires du Moyen Âge où il est com­mode de ren­con­tr­er en peu de temps des gens du monde entier – étaient traités de « maîtres du monde » et accusés de con­spir­er con­tre le bien des pop­u­la­tions laborieuses.
En fait, si l’entreprise inter­na­tionale peut faire jouer effi­cace­ment la con­cur­rence entre pays tant qu’elle ne s’y est pas implan­tée, elle devient ensuite très dépen­dante du pou­voir local, et ne peut se dévelop­per avec suc­cès et per­ma­nence que si elle mon­tre qu’elle apporte au développe­ment du pays autant qu’elle en retire. Per­son­ne n’a pu s’opposer aux nation­al­i­sa­tions décidées par le prési­dent Chavez au Venezuela, et les paysans du Ben­gale ont obligé le groupe Tata à con­stru­ire son usine à l’autre bout de l’Inde.
Inverse­ment, le car­ac­tère inter­na­tion­al des grandes entre­pris­es, s’il ne leur donne pas le pou­voir que l’on croit, les met en porte-à-faux par rap­port à des dirigeants poli­tiques dont la base élec­torale est pure­ment nationale.

Deux problèmes majeurs

En même temps la mon­di­al­i­sa­tion libérale, source d’une crois­sance économique glob­ale sans précé­dent, a aus­si ampli­fié deux prob­lèmes majeurs : l’apparition de pol­lu­tions glob­ales sus­cep­ti­bles d’affecter l’équilibre de notre planète, et une forte crois­sance des iné­gal­ités entre ceux qui ont su pren­dre le train de la crois­sance et les « exclus », au niveau des indi­vidus ou des pays eux-mêmes.

Beau­coup de liens con­tin­u­ent à unir les grandes entre­pris­es au pays qui les a vues naître

Face à ces prob­lèmes, le sys­tème de gou­ver­nance inter­na­tionale, fondé, depuis les traités de West­phalie de 1648, sur la sou­veraineté des États-nations, éprou­ve beau­coup de difficultés.

Les grandes entre­pris­es, face à ces nou­veaux besoins, mais aus­si sous la pres­sion des mou­ve­ments d’opinion et d’associations inter­na­tionales – ce qu’il est con­venu d’appeler la société civile – ont dû pren­dre des posi­tions qui débor­dent les frontières.

La responsabilité sociale de l’entreprise

La rela­tion entre entre­prise et société s’est donc trou­vée pro­fondé­ment trans­for­mée, et le « développe­ment durable » con­duit à un nou­v­el équili­bre, faisant con­tre­poids aux seules aspi­ra­tions finan­cières de cer­tains action­naires, affir­mant la « respon­s­abil­ité sociale de l’entreprise » et nous ramenant de fait à la stake­hold­er the­o­ry de l’entreprise.

Des profits à l’extérieur

À l’heure actuelle, la majorité des grandes entre­pris­es français­es ont assez bien tra­ver­sé la crise finan­cière et économique de 2008, et ont con­servé, ou retrou­vé, des niveaux de marge et de prof­it com­pa­ra­bles à ceux de leurs con­cur­rents étrangers.

La nation­al­ité de l’entreprise
Avec sou­vent 60% à 70% d’actionnaires étrangers, et des pro­por­tions par­fois plus élevées de pro­duc­tion et de chiffre d’affaires réal­isés hors de France, peut-on dire qu’une grande entre­prise est « française », et sa prospérité aide-t-elle la posi­tion de notre pays dans le monde ?

Parce que la part de leur activ­ité française est rel­a­tive­ment faible, elles ne souf­frent pas trop de la faib­lesse de la rentabil­ité des entre­pris­es français­es domes­tiques, inférieure de plus de dix points à celle de leurs con­cur­rents européens.

Et l’opinion s’indigne du con­traste entre les prof­its élevés d’entreprises comme Total et l’atonie de l’économie française, oubliant que la qua­si-total­ité de ces prof­its est réal­isée à l’extérieur de la France.

Les racines françaises

Désireux à une cer­taine époque de mon­tr­er aux col­lab­o­ra­teurs inter­na­tionaux de Lafarge qu’ils n’étaient pas des « étrangers » au sein de l’entreprise, je l’avais définie naguère comme une « entre­prise inter­na­tionale à racines français­es ». Mais ce sont d’importantes racines qui relient la grande entre­prise à son pays d’origine.

La cul­ture d’une entre­prise joue un grand rôle dans la per­ma­nence de sa réus­site, elle trou­ve générale­ment sa source dans le ou les pays où elle s’est dévelop­pée à l’origine et est ensuite con­fron­tée aux cul­tures des dif­férents pays.

Moins mono­lithique que les cul­tures améri­caine ou alle­mande par exem­ple, mais visant cepen­dant à l’universalité, la cul­ture française a don­né à ses entre­pris­es une capac­ité de com­préhen­sion et d’adaptation qui les a beau­coup aidées. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le nom­bre d’entreprises français­es leader mon­di­al de leur secteur est supérieur à ce que jus­ti­fierait l’importance économique ou démo­graphique de notre pays.

Parc éolien de l’usine de Tétouan (Ciment-Maroc).
Parc éolien de l’usine de Tétouan (Ciment-Maroc). © MÉDIATHÈQUE LAFARGE – IGNUS GERBER

Législation et fiscalité

L’implantation du siège social, des organes de direc­tion et des cen­tres de recherche n’est pas neu­tre, et influ­ence la répar­ti­tion des cadres dirigeants des entre­pris­es, au prof­it du pays où ils sont situés. Les régimes juridiques et fis­caux du siège social, ain­si que les sys­tèmes de gou­ver­nance, déter­mi­nent sou­vent ce que l’entreprise peut faire dans le monde entier, dans ses rap­ports avec ses salariés ou ses actionnaires.

Des exem­ples de démarch­es internationales
Lafarge a par exem­ple, avec d’autres lead­ers cimen­tiers mon­di­aux, créé une cement sus­tain­abil­i­ty ini­tia­tive pour traiter la ques­tion de l’impact de son indus­trie sur l’environnement.
L’idée d’un accord sec­to­riel mon­di­al pour réduire les émis­sions de CO2 de la meilleure façon a été pro­posée, mais elle se heurte actuelle­ment à l’absence d’une organ­i­sa­tion publique mon­di­ale avec laque­lle un tel accord pour­rait être passé.
Dans d’autres domaines, la sécu­rité du trans­port aéro­nau­tique repose sur des règles mon­di­ales élaborées avec le con­cours de l’industrie, et une démarche ana­logue est demandée pour le domaine nucléaire.

Plus encore que la con­jonc­ture économique de son pays d’origine, la lég­is­la­tion et la fis­cal­ité de ce pays peu­vent être un avan­tage ou un hand­i­cap com­péti­tif. Le monde financier lui-même est loin d’être glob­al. Une entre­prise basée à Paris et cotée sur la place de Paris sera con­sid­érée par les investis­seurs comme une valeur française, et une valeur euro, et subi­ra leur sort, même si elle ne fait que 15 % de son chiffre d’affaires en France, et vend plus dans d’autres mon­naies que l’euro.

Les entre­pris­es ont une respon­s­abil­ité et un rôle à jouer

Enfin, mal­gré l’ouverture des marchés et la mon­di­al­i­sa­tion libérale, l’intervention des États est présente dans de nom­breux domaines, et chaque gou­verne­ment s’efforce de pro­mou­voir les intérêts des entre­pris­es de son pays, comme le mon­trent les cortèges de chefs d’entreprise entraînés par les chefs d’État dans leurs vis­ites officielles.

En défini­tive, beau­coup de liens con­tin­u­ent donc à unir les grandes entre­pris­es au pays qui les a vues naître. Mais ces entre­pris­es ont aus­si un rôle à jouer sur le plan mondial.

Progrès contre organisation politique

Le sys­tème de gou­ver­nance mon­di­al est encore mal adap­té à la dimen­sion et à la com­plex­ité des prob­lèmes du monde. Ce manque d’organisation et les dif­férences d’approche et de régle­men­ta­tion, loin de béné­fici­er aux entre­pris­es comme cer­tains le croient, sont préju­di­cia­bles à leur développe­ment à long terme, car elles ont besoin de règles cohérentes et si pos­si­ble sta­bles et prévis­i­bles – et elles sont prêtes à par­ticiper à l’élaboration de ces règles.

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