Lionel Stoleru, le 3 octobre 2013

Lionel STOLERU (56) intelligence, sensibilité et humanisme

Dossier : TrajectoiresMagazine N°722 Février 2017Par : ses cocons Georges Dobias, Jacques Dumas, Jean-Claude Godard, Philippe Lazar, André Lévy-Lang, Christian Marbach et Claude Riveline


Lionel Stoleru, le 3 octo­bre 2013 à Paris. © AFP PHOTO / THOMAS SAMSON

Lionel Stoleru n’a pas par­ticipé au débat « 2017 : les poly­tech­ni­ciens inter­pel­lent les poli­tiques » auquel il devait pren­dre part le 30 novem­bre 2016 pour défendre l’idée « qu’un con­sen­sus social était pos­si­ble » sur l’idée de ce « mécan­isme révo­lu­tion­naire » que serait l’attribution automa­tique « d’un revenu de base » (mod­este) à tous les Français adultes. Il devait mourir subite­ment quelques heures plus tard. 

Sa fille, Emmanuelle War­gon, nous dirait lors de ses obsèques, dans une inter­ven­tion boulever­sante, qu’elle pen­sait que c’était au fond ain­si qu’il aurait souhaité dis­paraître, en pleine pos­ses­sion de ses moyens physiques – il nageait régulière­ment, jouait au ten­nis – et bien sûr intel­lectuels, sans impos­er aux siens et à tous ses proches la douleur de la dégra­da­tion qui accom­pa­gne si sou­vent le vieillissement. 

UNE BRILLANTE INTELLIGENCE

C’est à l’X, ou pour quelques-uns d’entre nous juste avant, que nous avons con­nu Lionel, frap­pés que nous étions tous par son extra­or­di­naire agilité d’esprit. À l’École, elle lui avait per­mis d’absorber avec une facil­ité décon­cer­tante les cours les plus ardus et donc d’avoir aus­si le temps de se livr­er à bien d’autres activ­ités que l’étude.

Il avait ain­si mis en scène la revue Gam­ma et coopéré avec l’un de nous à la rédac­tion du scé­nario de la revue Barbe, Dono­goo-Car­va, qui évo­quait le par­cours d’un pro­fesseur de physique de l’X se lais­sant entraîn­er dans une aven­ture du type « Mon­sieur Le Trouhadec saisi par la débauche ». 

“Une facilité déconcertante !”

Déjà très créatif dans des domaines autres que pure­ment intel­lectuels, il avait conçu et mis au point, avec un autre d’entre nous, le pro­jet d’une enveloppe étanche pour bracelet- mon­tre, le Touta­lo, qu’il n’avait finale­ment renon­cé à brevet­er que sur le con­seil insis­tant (et avisé) de l’un de nos anciens. 

Il fut tout aus­si bril­lant aux Mines, puis à Stan­ford. Il était heureux d’avoir obtenu une bourse lui per­me­t­tant d’aller en Cal­i­fornie, où il tra­vail­la avec entrain dans le lab­o­ra­toire de l’économiste Ken­neth Arrow, qui n’était pas encore prix Nobel, mais déjà Econ­o­mist for peace and secu­ri­ty. Arrow après Allais, il y a de plus mau­vais inspirateurs ! 

Lionnel STOLERU en Grand Uniforme

Livre : L'homme initial de Lionel StoleruL’HOMME INITIAL

L’Homme ini­tial, ou l’optimisme de la volon­té lour­de­ment plom­bé par le pes­simisme de la rai­son ! Dans ce livre allé­gorique, Dieu accorde au héros, Sébastien Le Gall, de sur­vivre à un acci­dent mor­tel pour autant qu’il soit capa­ble de lui démon­tr­er que l’Homme est amend­able et capa­ble de renon­cer à détru­ire sa planète. 

Mis­sion impos­si­ble, comme pour le titre de la série améri­caine, mais qui, con­traire­ment à celle-ci, même sur le point de réus­sir, au dernier moment échoue ou plutôt sem­ble échouer. 

UN INTELLECTUEL AUX MULTIPLES ENGAGEMENTS

Ten­ter de faire part de la vie pro­fes­sion­nelle de Lionel Stoleru, c’est se lancer dans un roman aux mul­ti­ples épisodes, dont on peut super­fi­cielle­ment penser qu’ils furent quelque peu dis­parates mais qui, en réal­ité, sont con­joints par une même pen­sée et une même volon­té, celle qu’il exprimera de façon sym­bol­ique dans son dernier ouvrage, L’homme ini­tial, dont la dernière phrase fig­ure au début de notre hommage. 

À la dernière page de l’ouvrage, Sébastien Le Gall « s’endort du som­meil de la terre », exacte­ment comme notre ami Lionel le fit au moment même où il allait peut-être par­venir à con­va­in­cre ses pairs que l’attribution d’un revenu uni­versel pou­vait per­me­t­tre de lim­iter les rav­ages de la pau­vreté et du chômage… 

Tout ce qu’il a ten­té de faire au cours de sa vie pro­fes­sion­nelle ou au tra­vers de ses mes­sages en tant qu’enseignant serait-il pour autant vain ? 

“ Pour lui, les étiquettes politiques comptaient moins que les objectifs à atteindre ”

L’obstination dont Lionel a fait preuve mérite le respect et per­met de com­pren­dre que, pour lui, les éti­quettes poli­tiques comp­taient moins que les objec­tifs à attein­dre et qu’un engage­ment d’ordre éthique impli­quait le dépasse­ment de l’accessoire au béné­fice de l’essentiel.

Val­oris­er le tra­vail manuel (stol­er veut dire menuisi­er en roumain, rap­pelait-il volon­tiers en évo­quant le pays de ses ancêtres), lancer et met­tre au point l’idée du revenu min­i­mal d’insertion (le RMI), créer le Groupe­ment étu­di­ant nation­al d’enseignement aux per­son­nes incar­cérées (le GENEPI), soutenir à bout de bras l’insertion pro­fes­sion­nelle et humaine des immi­grés, con­va­in­cre les poli­tiques du rôle poten­tiel majeur du revenu uni­versel en tant que moteur de cohé­sion sociale, tout cela (et bien d’autres choses encore) ne jus­ti­fie-t-il pas que Lionel Stoleru ait pu être tour à tour proche de Valéry Gis­card d’Estaing, de François Mit­ter­rand, de Michel Rocard ou de Jean-Pierre Raffarin ? 

Quand on jette un regard en arrière, on ne peut que con­stater, avec recon­nais­sance, que plusieurs des propo­si­tions qu’il a imag­inées ou soutenues ont finale­ment pris corps et, lorsqu’on se pro­jette dans le futur, il n’y a dès lors aucune rai­son de penser que celles qui restent encore à l’état de pro­jets ne finiront pas par aboutir à des réal­i­sa­tions pérennes tant elles sont pertinentes. 

Il était dès lors ô com­bi­en légitime qu’il fût pro­mu com­man­deur de la Légion d’honneur !

« SANS LA MUSIQUE, LA VIE SERAIT UNE ERREUR »

« Niet­zsche a dit beau­coup de bêtis­es, mais il a dit aus­si cette phrase, une phrase sim­ple qui cor­re­spond assez bien à ce que je pense. » Lionel avait cité en ces ter­mes la phrase ci-dessus rap­portée lorsqu’il avait été inter­viewé pour le film réal­isé lors du 46e anniver­saire de notre promotion. 

Lionel Stoleru, chef d'orchestre
La musique a accom­pa­g­né Lionel Stoleru tout au long de sa vie, d’abord en tant que mer­veilleux pianiste, puis chef d’orchestre de grand tal­ent et enfin com­pos­i­teur d’une pro­fonde orig­i­nal­ité. © AFP PHOTO / LIONEL BONAVENTURE

La musique l’a en fait accom­pa­g­né tout au long de sa vie, d’abord en tant que mer­veilleux pianiste, puis chef d’orchestre de grand tal­ent et enfin com­pos­i­teur d’une pro­fonde orig­i­nal­ité. Il a aus­si fait en sorte que sa pas­sion soit partagée par les plus jeunes. 

Il invi­tait régulière­ment des class­es à assis­ter à ses con­certs et il a même per­mis à un jeune très grave­ment malade de réalis­er son rêve : pren­dre un moment la baguette du chef pour diriger des pas­sages de Car­men !

Ce n’est pas banal, lorsqu’on s’est fait con­naître comme écon­o­miste, comme enseignant et comme homme poli­tique d’oser, « tar­di­ve­ment », pren­dre en charge la créa­tion et la péren­ni­sa­tion d’un « orchestre roman­tique européen » et d’oser écrire, ce que per­son­ne n’avait ten­té de faire jusque-là, une sym­phonie qui s’inspire directe­ment des musiques et des chants liturgiques qui accom­pa­g­nent le culte juif. 

Lionel Stoleru, là encore, a fait preuve d’audace – encore de l’audace, tou­jours de l’audace ! – une audace déjà récom­pen­sée par une incon­testable réus­site mais que l’avenir devrait encore con­sacr­er par le ray­on­nement que l’intensité émo­tive et la qual­ité musi­cale de sa sym­phonie jus­ti­fieraient amplement. 

LIONEL STOLERU, UN « MENSCH »

Comme beau­coup de juifs, Lionel avait un attache­ment affec­tif pour l’État d’Israël (il créa la Mai­son France-Israël en 1992). Inévitable­ment, il fit l’objet de vio­lentes attaques anti­sémites de la part de l’ancien leader de l’extrême-droite, qui n’hésita pas à agress­er hon­teuse­ment ce grand servi­teur de l’État à pro­pos de sa pré­ten­due dou­ble nationalité. 

Mensch est un mot du vocabulaire juif d’Europe centrale, celui qui est utilisé pour désigner les hommes qu’on respecte infiniment pour leur sagesse et leur rayonnement.
Cette dénomination s’applique sans nul doute parfaitement à notre camarade, à notre cocon, à notre ami : Lionel Stoleru était un mensch !

Citoyen pro­fondé­ment laïque, Lionel Stoleru était, du point de vue cultuel juif, ce qu’on appelle habituelle­ment un « obser­vant ». Cer­tains de nous se rap­pel­lent qu’il avait per­du son père peu après son entrée à l’X et qu’il avait obtenu du général l’autorisation de sor­tir tous les matins, très tôt, de l’École pour aller dire le kad­dish en sa mémoire au tem­ple de la rue Vauquelin. 

Avec quelques cocons, il avait ensuite obtenu la créa­tion d’une aumôner­ie israélite à l’École, dont l’un des respon­s­ables ultérieurs fut l’actuel grand rab­bin de France. Lors de ses obsèques, le jour où il rejoignait dans la tombe Francine, son épouse tant aimée, leur fille a rap­pelé le rôle essen­tiel de trans­mis­sion et d’accompagnement qu’il avait joué auprès de ses trois petits-enfants. 

« Une œuvre majeure de “passeur” »

Le plus jeune d’entre eux avait fait sa bar-mitsvah (la célébra­tion de l’entrée des garçons dans la majorité religieuse) quelques jours seule­ment avant sa dis­pari­tion, et l’un des rab­bins qui offi­ci­aient a souligné que, d’une cer­taine façon, Lionel avait ain­si pu achev­er à temps son œuvre majeure de passeur. 

Au cours des enter­re­ments juifs on prononce sou­vent une phrase rit­uelle, qui n’a pas man­qué de l’être le 5 décem­bre dernier. Elle a alors une sig­ni­fi­ca­tion religieuse. Mais sa for­mu­la­tion per­met aus­si de lui con­fér­er une accep­tion plus large, selon le sens, tran­scen­dan­tal ou non, immatériel ou non, qu’on donne au mot âme.

« Que l’âme du défunt rejoigne le fais­ceau de la vie », dit-on alors. L’âme de Lionel a rejoint le fais­ceau de cha­cune de nos vies, des vies de tous ceux qui ont eu le bon­heur de le côtoy­er et de béné­fici­er de son ami­tié, et elle y restera pro­fondé­ment ancrée tant que demeur­era en nous et en eux un souf­fle de vie.
 

QUELQUES OUVRAGES DE LIONEL STOLERU

  • L’im­pératif indus­triel, Seuil, 1969. Un plaidoy­er pour le redresse­ment de l’industrie française. 
  • Vain­cre la pau­vreté dans les pays rich­es, Poche, 1977. La pro­mo­tion, dès cette époque, de l’utilité sociale majeure de l’attribution d’un revenu minimal. 
  • L’am­bi­tion inter­na­tionale, Seuil, 1987. Un livre lui aus­si précurseur, per­me­t­tant de mieux com­pren­dre pourquoi en économie il est désor­mais néces­saire de par­ler « d’ambition inter­na­tionale soumise à des con­traintes nationales ». 
  • Une écoute du roman­tisme, L’Harmattan, 2011. Le chef de l’orchestre roman­tique européen racon­te com­ment un courant cul­turel excep­tion­nel a pu imprégn­er pen­dant près d’un siè­cle la lit­téra­ture, la poésie et la musique de tout un continent. 
  • L’homme ini­tial, L’Harmattan, 2016. Le livre allé­gorique évo­qué dans cet article. 

Commentaire

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Jacques Bernard /X58)répondre
7 février 2017 à 15 h 11 min

Lionel Stoleru
J’ai mod­este­ment par­ticipé au groupe de réflex­ion sociopoli­tique indépen­dant que Lionel avait avait con­sti­tué au début des années 80. Il m’a plus apporté que je ne lui ai apporté.

Que dire de plus

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