L’Idée fixe

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°624 Avril 2007Par : P. Fresnais et P. Franck, d'après ValéryRédacteur : Philippe OBLIN (46)

d’après Paul Valéry, avec Pierre Ardi­ti et Bernard Murat, dans une mise en scène du sec­ond, au Théâtre Édouard VII, 10, place Édouard VII, 75009 Paris. Tél. : 01.47.42.59.92.

Beau­coup demeurent de glace devant Ce toit tran­quille où marchent les colombes et tien­nent Paul Valéry pour un poète abscons dou­blé, quand il joue au penseur, d’un dévideur de tru­ismes bien ciselés. Ils ont tort, du moins en par­tie, et leur vision est un peu sim­plette. Dans Valéry, on trou­ve en effet plus que cela, quand bien même on serait surtout ten­té de voir en lui un énig­ma­tique charmeur, guère facile à percer. D’ailleurs, on ne perce pas un mys­tère, on peut tout au plus le creuser. Essayons. Il sem­ble hors de doute que, der­rière ses vérités pre­mières, ses « jeux de mots » cousus de fil blanc, ses para­dox­es futiles de penseur mondain, se cachent une grande intel­li­gence et surtout une rare lucid­ité sur soi. Si, d’abord, elles n’entraînent pas tou­jours l’adhésion du lecteur, elles le lais­sent au moins per­plexe, ce qui est déjà quelque chose. Valéry le savait bien : il partageait cette per­plex­ité. Témoin cette phrase, extraite de ses Mau­vais­es Pen­sées : « Toute philoso­phie pour­rait se réduire à chercher laborieuse­ment cela même qu’on sait naturellement. »

Un moyen d’aller plus avant dans le « mys­tère du charme Valéry » con­siste à se ren­dre au Théâtre Édouard VII voir MM. Pierre Ardi­ti et Bernard Murat jouer L’Idée fixe. De quoi s’agit-il en effet ? D’une adap­ta­tion pour la scène, naguère écrite par Pierre Fres­nay et Pierre Franck, d’un texte-médi­ta­tion de Valéry (1932) sur les rap­ports entre les activ­ités de l’intellectuel et celles du médecin. Cette réflex­ion fut d’ailleurs com­mandée en son temps à l’écrivain par le corps médi­cal. Il pre­nait plaisir à ce genre de tra­vail, car il aimait à écrire sous con­trainte. Savez-vous, par exem­ple, que les phras­es inscrites sous sa sig­na­ture aux fron­tons du Palais de Chail­lot ne sont pas des cita­tions de lui, mais furent conçues « sur mesure » : le sujet était imposé par la des­ti­na­tion du bâti­ment, la taille des let­tres par la néces­sité de pou­voir être facile­ment lues d’en bas, et de là leur nom­bre par les dimen­sions du fron­ton. Et s’il fut un poète respectueux des strictes règles de la ver­si­fi­ca­tion et de la métrique, c’est, en par­tie, parce qu’il lui fal­lait une telle con­trainte pour s’exprimer à son aise. Ce qui ne veut pas dire claire­ment, songeront les méchants.

Mais revenons à cette adap­ta­tion scénique de L’Idée fixe, toute imbibée de la pen­sée valéri­enne. On n’y trou­ve certes pas d’action dra­ma­tique à pro­pre­ment par­ler, mais un sim­ple dia­logue, genre lit­téraire un peu oublié depuis les Grecs : Pla­ton ou, en plus humoris­tique, Lucien. Une con­ver­sa­tion à bâtons rom­pus entre un intel­lectuel, Moi, et une rela­tion de plage, Le Médecin, tous deux en vacances et se ren­con­trant au hasard d’une prom­e­nade au milieu des enroche­ments d’un avant-port (celui de Sète ?). Le pre­mier, joué par M. Ardi­ti, pour­rait bien être le ver­sant « penseur » de Valéry, le sec­ond, joué par M. Murat, son ver­sant « homme de sens pra­tique », que l’on pour­rait même qual­i­fi­er de « prati­cien » en se lais­sant ten­ter par un de ces rap­proche­ments de mots chers à l’auteur !

À dire vrai, la pièce (?) com­mence par un long mono­logue de Moi, évo­quant la crise exis­ten­tielle grave qu’il tra­verse. Il sait que dans quelques années, il aura oublié tout cela et voudrait s’y trou­ver déjà. Mais com­ment pro­duire du temps ? se demande-t-il en une ques­tion toute valéri­enne. Survient Le Médecin qui, pour sa part, ne sait juste­ment trop que faire de son temps en cette péri­ode de vacuité esti­vale, lui tou­jours si occupé. Il est d’abord plutôt perçu comme un gêneur par Moi, puis la con­ver­sa­tion s’engage et bien des sujets sont abor­dés, sur le ton d’un bad­i­nage philosophique entre deux hommes de culture.

Il a fal­lu toute l’expérience scénique des deux adap­ta­teurs pour que ce sim­ple entre­tien décousu tienne le spec­ta­teur atten­tif pen­dant l’heure et demie que dure le spec­ta­cle. Et, croyez-moi, le spec­ta­teur écoute. Il y faut aus­si le méti­er très sûr des deux comé­di­ens, leur sens aigu du texte, des into­na­tions justes qu’appelle chaque phrase. M. Bernard Murat s’y mon­tre sans cesse admirable. Un petit bémol hélas pour M. Pierre Ardi­ti, qui pou­vait trou­ver en ce texte pais­i­ble et réfléchi l’occasion de s’épanouir dans sa finesse naturelle, trop sou­vent gâtée, la notoriété venue, par d’intempestives ges­tic­u­la­tions. Certes, il se con­tient le plus sou­vent mais ne sem­ble pou­voir s’empêcher de bas­culer par moments dans des pitreries inat­ten­dues, comme de se met­tre sur le dos en agi­tant les bras et les jambes, à la stupé­fac­tion du pub­lic venu savour­er du Valéry et non du Boulevard.

C’est dom­mage, mais ces déra­pages sont heureuse­ment assez rares, et surtout assez brefs pour ne point déna­tur­er le spec­ta­cle, qui veut être une fête de l’esprit, et l’est en effet.

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