Satellites d’écoute Ceres

L’Espace, enjeu de souveraineté pour la France et pour l’Europe

Dossier : Reconquête spatialeMagazine N°736 Juin 2018
Par Caroline LAURENT (X82)
Par Elyès JAILLET (03)

De longue date la France a util­isé l’espace à des fins mil­i­taires. Elle doit renou­vel­er ses capac­ités d’observation et de télé­com­mu­ni­ca­tion pour ter­min­er la dig­i­tal­i­sa­tion de la con­duite des opéra­tions mil­i­taires. Mais de nou­velles men­aces sur­gis­sent, en par­ti­c­uli­er dans l’e­space où la mul­ti­plic­ité des inter­venants peut con­duire à des com­porte­ments agressifs. 

Nous sommes entrés dans l’ère de l’information, une infor­ma­tion source de richesse et de puis­sance pour celui qui sait la maîtris­er. Qui maîtrise l’information prend en effet un temps d’avance sur l’adversaire ou le compétiteur. 

Le monde dans lequel nous évolu­ons est devenu un monde glob­al­isé, « crisogène », mar­qué par une dis­sémi­na­tion géo­graphique de mul­ti­ples risques et men­aces, de toute nature. Pour traiter ces risques et ces men­aces, nous avons besoin de plus en plus de ren­seigne­ments et de capac­ités d’anticipation, c’est-à-dire d’informations élaborées. 

REPÈRES

Les satellites sont un des socles de l’appui aux opérations militaires. Ils participent à l’anticipation et à l’évaluation des crises (grâce au renseignement) ; à la planification des opérations (grâce aux capacités en matière de géographie et de renseignements, de météo et d’océanographie) ; et à la conduite des opérations militaires (échange des informations avec les théâtres, positionnement et synchronisation permanents des acteurs, conduite des opérations extérieures depuis le territoire métropolitain).

Voir, écouter, communiquer et localiser

Pour men­er à bien ses mis­sions mil­i­taires, la France a besoin de capac­ités pro­pres d’évaluation de sit­u­a­tion, de plan­i­fi­ca­tion et d’action.

“Galileo compte déjà aujourd’hui 22 satellites en orbite”

Il s’agit de dis­pos­er d’une supéri­or­ité dans la con­nais­sance qui garan­tisse un temps d’anticipation sur l’adversaire, d’obtenir une vision com­mune et partagée de la sit­u­a­tion qui puisse garan­tir une effi­cac­ité mil­i­taire opti­male, et enfin de pou­voir com­mu­ni­quer à tout moment de façon sûre et indépen­dante, pour assur­er les liaisons entre les cen­tres de com­man­de­ment et les théâtres extérieurs. 

Les satel­lites jouent un rôle majeur, en syn­ergie avec l’ensemble des autres moyens militaires. 

L’espace étant un domaine libre d’accès, il est un atout majeur pour la pré­pa­ra­tion et la con­duite des mis­sions, sans néces­siter un affichage poli­tique fort de la posi­tion nationale : les satel­lites sur­v­o­lent les ter­ri­toires, pren­nent des pho­tos ou écoutent les com­mu­ni­ca­tions en toute trans­parence pour le pays concerné. 

Un engagement ancien

La France s’est très tôt engagée dans l’utilisation de l’espace à des fins mil­i­taires. Elle s’est dotée, seule ou en coopéra­tion, de satel­lites d’observation, d’écoute et de télé­com­mu­ni­ca­tions sécurisées. 

Elle a dévelop­pé les satel­lites Helios puis Helios 2, en coopéra­tion avec l’Italie, l’Espagne, la Bel­gique, la Grèce et l’Allemagne. En out­re, des accords avec nos parte­naires ital­iens et alle­mands nous per­me­t­tent d’accéder à leurs capac­ités d’observation radar Cos­mo-SkyMed et SARLupe en échange d’un accès réciproque au sys­tème Helios 2. 

Enfin, les satel­lites Syra­cuse 3 cou­vrent nos besoins dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions mil­i­taires spa­tiales et offrent, avec les satel­lites bri­tan­niques et ital­iens, des moyens de com­mu­ni­ca­tion à l’Otan.


Satel­lites d’écoute Ceres

Un nécessaire renouvellement

La péri­ode 2019–2022 sera mar­quée par le renou­velle­ment de ces capac­ités d’observation et de télé­com­mu­ni­ca­tion et, pour la prochaine décen­nie, par la mise en place d’une capac­ité d’écoute opérationnelle. 

Dans le domaine de l’observation, la com­posante spa­tiale optique CSO assur­era la relève des satel­lites Helios 2 à par­tir de fin 2018. La mise en place de coopéra­tions bilatérales sur CSO avec nos prin­ci­paux parte­naires mil­i­taires européens sera pour­suiv­ie (comme cela est déjà le cas avec l’Allemagne). L’accès de l’Union européenne à cette capac­ité et la four­ni­ture d’images au béné­fice de son Cen­tre d’imagerie satel­li­taire sont en cours d’instruction.

Nos dis­cus­sions avec l’Italie en vue d’un échange capac­i­taire optique-radar (comme c’est déjà le cas avec l’Allemagne) se pour­suiv­ent en vue de ren­forcer notre capac­ité d’observation « tout temps ». 

Con­cer­nant l’écoute, les satel­lites Ceres sont des­tinés à l’interception, la car­ac­téri­sa­tion et la local­i­sa­tion des sig­naux élec­tro­mag­né­tiques per­me­t­tant ain­si de car­togra­phi­er et d’analyser le fonc­tion­nement des émet­teurs et d’optimiser l’efficacité de nos plate­formes et effecteurs. 

Des capacités de communication accrues

S’agissant des com­mu­ni­ca­tions, les années à venir seront mar­quées par la mise en œuvre dès 2021 de la capac­ité mil­i­taire Syra­cuse 4 qui suc­cédera pro­gres­sive­ment à la généra­tion actuelle, et par un accès accru à l’Internet haut débit sur le champ de bataille, via la pour­suite d’une coopéra­tion exem­plaire avec nos amis ital­iens, grâce au satel­lite dual Athena-Fidus. 

La France, pour com­pléter ses capac­ités de com­mu­ni­ca­tions sécurisées, a priv­ilégié un sché­ma de coopéra­tion sous lead­er­ship ital­ien : le pro­gramme Sicral 2. 

Enfin, la France dis­pose égale­ment, grâce à l’Europe, d’une capac­ité temps et nav­i­ga­tion avec la mon­tée en puis­sance du pro­gramme Galileo qui compte déjà aujourd’hui 22 satel­lites en orbite. 

Satellite SYRACUSE IV
Satel­lite SYRACUSE IV

Radar GRAVES
Radar GRAVES

Nouveaux enjeux et nouvelles menaces

La péri­ode à venir doit aus­si servir à pré­par­er le futur de nos capac­ités à l’horizon 2030, aus­si bien pour traiter les enjeux « tra­di­tion­nels » que les nou­velles men­aces. Le domaine spa­tial a fait l’objet d’une atten­tion par­ti­c­ulière dans les travaux de la Revue stratégique de défense et de sécu­rité nationale qui se sont achevés en octo­bre dernier. 

Celle-ci rap­pelle l’importance stratégique que revê­tent nos capac­ités spa­tiales pour nos armées, et souligne les nou­velles men­aces que présente le spa­tial, en met­tant notam­ment en avant la rel­a­tive vul­néra­bil­ité de nos sys­tèmes dans un espace exoat­mo­sphérique où l’augmentation impor­tante du nom­bre de satel­lites en orbite ren­forcera les risques de destruc­tion d’un satellite. 

Un bel­ligérant pour­ra chercher à exploiter la dépen­dance de son adver­saire vis-à-vis de ses moyens spa­ti­aux en déploy­ant des armes dans l’espace capa­bles d’agresser les satel­lites adverses. 

Les évo­lu­tions récentes per­me­t­tent en effet à un nom­bre gran­dis­sant d’acteurs éta­tiques comme non éta­tiques de dis­pos­er de capac­ités autre­fois réservées à un nom­bre restreint d’États et de grandes puissances. 

Des dangers nouveaux et difficiles à cerner

Dans le même temps, des com­porte­ments sus­pects, illicites voire agres­sifs dans l’espace ont déjà été observés et des travaux sont en cours pour essay­er de mieux régle­menter les activ­ités (notam­ment com­mer­ciales) amenées à s’y développer. 

La dif­fi­culté est de détecter et de car­ac­téris­er un com­porte­ment agres­sif, d’en attribuer la respon­s­abil­ité et de met­tre en place des réac­tions proportionnées. 

Les évo­lu­tions récentes ont ain­si vu l’émergence de nou­velles men­aces liées à la banal­i­sa­tion de l’espace, la pro­liféra­tion des tech­nolo­gies, la den­si­fi­ca­tion du traf­ic, et sa mil­i­tari­sa­tion. Les capac­ités anti­satel­lites ont fait l’objet de deux démon­stra­tions offi­cielles : le 11 jan­vi­er 2007, la Chine a lancé un engin dérivé d’un mis­sile bal­is­tique pour détru­ire par inter­cep­tion un de ses satel­lites de météorolo­gie sur son orbite opéra­tionnelle ; le 14 févri­er 2008, le gou­verne­ment améri­cain a détru­it par un tir de mis­sile SM‑3 son satel­lite de recon­nais­sance USA-193 avant sa ren­trée incon­trôlée dans l’atmosphère.

Garantir l’autonomie et la résilience de nos moyens

Satellite d'observation CSO
Satel­lite d’ob­ser­va­tion CSO

Face à ce con­stat, deux ques­tions se posent : celle de notre autonomie en matière de sur­veil­lance de l’espace (SSA : Space Sur­veil­lance Aware­ness) et celle de la résilience de nos capac­ités spa­tiales, dev­enues indis­pens­ables aus­si bien à notre économie qu’à l’efficacité de nos opéra­tions militaires. 

En France, nous dis­posons du radar Graves pour la sur­veil­lance des orbites bass­es, de téle­scopes pour la sur­veil­lance de l’orbite géo­sta­tion­naire et de quelques autres moyens com­plé­men­taires qui nous per­me­t­tent d’apprécier la sit­u­a­tion dans une cer­taine limite. 

Mais nous devons accentuer et adapter nos efforts à dif­férents niveaux : iden­ti­fi­er les men­aces, attribuer les com­porte­ments, s’assurer de la résilience, renou­vel­er et aug­menter nos capac­ités… Nous devons aus­si accepter de coopér­er en Europe et avec nos alliés pour être en mesure de pro­téger nos capac­ités spatiales. 

À cet égard, la déci­sion Space Sur­veil­lance and Track­ing de l’UE est un pre­mier pas vers un ser­vice européen de sur­veil­lance de l’espace qui per­me­t­tra le suivi des objets en orbite, la pro­tec­tion de nos moyens et la lutte con­tre la pro­liféra­tion de débris. 

Nouvelles opportunités : le New Space, source de rupture

Cer­taines tech­niques util­isées pour la mil­i­tari­sa­tion de l’espace sont duales et sont pro­posées par les indus­triels pour dépol­luer les orbites d’intérêt, répar­er ou rav­i­tailler des satel­lites déployés. La DGA observe ces travaux avec intérêt. L’émergence du New Space est égale­ment source de nom­breuses opportunités. 

“Les acteurs industriels européens prennent une part active à la dynamique New Space”

Le New Space occupe aujourd’hui les médias du fait de la per­son­nal­ité de ses pro­mo­teurs, mais celle-ci masque la réal­ité des rup­tures. Désor­mais, un satel­lite n’est pas for­cé­ment un objet cher qu’il faut réalis­er pour des raisons poli­tiques ou opéra­tionnelles, mais un con­tribu­teur à une stratégie de marché plus glob­ale, sou­vent en lien avec le développe­ment de l’économie numérique. 

Nous nous réjouis­sons d’ailleurs que nos acteurs indus­triels européens pren­nent une part active à cette dynamique New Space. 

De nou­veaux proces­sus indus­triels sont mis en œuvre qui impactent les chaînes de con­cep­tion et de pro­duc­tion (telle la nou­velle usine de fab­ri­ca­tion d’assemblage des satel­lites OneWeb inau­gurée par Air­bus Defence and Space en juil­let dernier à Toulouse). 

Des ruptures porteuses d’avenir

Les prin­ci­pales rup­tures en cours ou à venir sont la minia­tur­i­sa­tion des com­posants et des satel­lites ; la numéri­sa­tion mas­sive des satel­lites ; leur inter­con­nex­ion rapi­de et flex­i­ble dans l’espace ou avec d’autres objets ; les traite­ments s’appuyant sur l’intelligence arti­fi­cielle, néces­saire à l’exploitation mas­sive et rapi­de des don­nées qu’ils généreront ; des rup­tures d’usage portées par une offre accrue de services. 

Ce sont des oppor­tu­nités à saisir pour la défense. Par exem­ple, la défense a noté avec intérêt et sou­tient l’initiative prise par le Cnes con­cer­nant le pro­jet Argos for Next Gen­er­a­tions et le pro­jet qui vise à dévelop­per une fil­ière indus­trielle de nanosatel­lites en parte­nar­i­at avec Nexeya. 

En out­re, la défense pour­rait avoir recours de manière accrue aux offres com­mer­ciales en expan­sion sur l’observation optique et les télé­com­mu­ni­ca­tions, en réfléchissant à des archi­tec­tures nou­velles pour les capac­ités futures. Ces archi­tec­tures, par la seule présence de cap­teurs per­for­mants et en nom­bre accru, con­tribueraient d’ailleurs à une meilleure résilience de nos capac­ités nationales. 

Ces évo­lu­tions nous con­duisent à accom­pa­g­n­er les développe­ments tech­nologiques et indus­triels qui nous sem­blent promet­teurs (créa­teurs d’emploi et nous per­me­t­tant de rester aux avant-postes de l’innovation); elles nous con­duisent aus­si à repenser nos sys­tèmes pour tir­er par­ti de ces inno­va­tions mais aus­si pour préserv­er une capac­ité export dynamique. 

Satellites SPIRALE
Satel­lites SPIRALE

Alerte avncée
Alerte avancée

Un nouveau modèle économique pour le spatial

Les évo­lu­tions et rup­tures tech­nologiques ouvrent la porte à de nou­veaux inter­venants et ampli­fient une con­cur­rence indus­trielle mon­di­ale exac­er­bée qui amène cer­tains États (Chine, Russie, États-Unis…) ébran­lés par l’intervention des acteurs privés, et préoc­cupés par leur capac­ité à être présents dans le domaine spa­tial, à apporter un sou­tien poli­tique, économique et stratégique à leurs industriels. 

Des atouts majeurs

L’ engagement spatial de la France, initié il y a plusieurs décennies, nous permet aujourd’hui de disposer de l’ensemble des compétences techniques, que ce soit dans la sphère étatique (au Cnes et à la DGA notamment) ou chez les maîtres d’oeuvre industriels.

Ces rup­tures portées par le New Space représen­tent une oppor­tu­nité d’apporter à nos citoyens des capac­ités et des ser­vices réservés jusqu’alors à cer­tains États, mais elle con­stitue aus­si une men­ace qui risque de faire per­dre à l’Europe son indus­trie spatiale. 

Faute de réciproc­ité dans l’ouverture des marchés, l’Europe est dev­enue une excep­tion au niveau de l’économie mon­di­ale : elle sou­tient son indus­trie sans lui don­ner de vis­i­bil­ité suff­isante sur le marché européen ou sur le marché mondial. 

Pour autant le secteur spa­tial n’a pas subite­ment bas­culé d’un con­texte insti­tu­tion­nel à un con­texte à dom­i­nante privée. Le bud­get annuel con­sen­ti par les États est encore large­ment dom­i­nant : de l’ordre de 80 G$ par an face à des investisse­ments privés lim­ités à 1 à 1,5 G$ par an dont les deux tiers aux USA. 

L’espace au service de l’ambition de défense européenne

L’espace est au cœur des enjeux stratégiques de notre out­il de défense. Les moyens spa­ti­aux sont un atout déter­mi­nant pour garan­tir à la France et à l’Europe une autonomie d’appréciation dans l’anticipation et l’évaluation des crises. Ils doivent se con­cevoir de manière glob­ale et européenne. 

Par exem­ple, nous devri­ons dis­pos­er d’une capac­ité d’alerte avancée, réal­isée entre parte­naires motivés, ce qui sup­pose que nous soyons capa­bles de nous organ­is­er. Pour cela, l’Europe devra aus­si tir­er par­ti des com­pé­tences uniques acquis­es par la DGA et l’industrie française dans ce domaine. 

C’est en pro­mou­vant et en favorisant le partage des capac­ités spa­tiales entre Européens que nous don­nerons un exem­ple con­cret de notre volon­té de forg­er une iden­tité européenne en matière de sécu­rité et de défense.

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