Lanceur Ariane

La longue histoire des lanceurs Ariane

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Philippe COUILLARD (65)

Cette année, nous allons assis­ter au 250e lance­ment d’Ari­ane. L’Europe a sans con­teste des atouts avec son nou­veau lanceur Ari­ane 6. Même si aucun mil­liar­daire européen ne relèvera le défi d’Elon Musk et de Jeff Bezos, les États européens doivent con­tin­uer d’investir dans ce moyen clé, indis­pens­able aux grandes puis­sances. Ce n’est qu’en ser­rant les rangs, en con­tin­u­ant d’avancer comme par le passé, que l’Europe pour­suiv­ra l’aventure.

Lanceur Ariane 5
Ari­ane 5. © Christophe Morgado

Dans les années 50, deux pays d’Europe se lan­cent dans la tech­nolo­gie des lanceurs : le Roy­aume-Uni et la France. Leur objec­tif pre­mier est de con­stru­ire une force de frappe nucléaire. En novem­bre 1961, l’accord fran­co-bri­tan­nique de Lan­cast­er House prévoit l’entrée du Roy­aume-Uni dans la Com­mu­nauté européenne, le développe­ment du Con­corde et celui du lanceur Europa. Europa sera le pre­mier échec : aucune satel­li­sa­tion après dix essais en vol. Les Anglais s’en retirent au début des années 70 et se tour­nent vers les appli­ca­tions de l’espace comme les télé­com­mu­ni­ca­tions et vers les lanceurs améri­cains. Les Alle­mands, encore sous le para­pluie des États-Unis pour leur défense, don­nent pri­or­ité à un lab­o­ra­toire placé dans la soute de la navette améri­caine. Seule la France a la cer­ti­tude que l’accès à l’espace ne peut être lais­sé à des tiers. La preuve : les Améri­cains n’acceptent de met­tre en orbite le satel­lite de com­mu­ni­ca­tions fran­co-alle­mand Sym­phonie, qui devait être lancé par Europa, qu’à con­di­tion qu’aucune exploita­tion com­mer­ciale n’en soit faite.

Lors d’une con­férence min­istérielle des Européens en juil­let 1973, mal­gré les diver­gences de vue des « grands pays », le min­istre belge Charles Hanin réus­sit l’exploit de les met­tre d’accord : on décide de lancer Ari­ane sous lead­er­ship français. Salu­ons la déter­mi­na­tion du gou­verne­ment français de l’époque qui a su pren­dre des risques importants !


REPÈRES

En 1957, à la sur­prise générale, l’Union sovié­tique réus­sit la pre­mière ‑satel­li­sa­tion. Les Améri­cains répliquent qua­tre mois plus tard. En pleine guerre froide, une course à l’espace s’engage alors entre les deux puis­sances. En 1965, la France devient la troisième nation à met­tre en orbite un satel­lite. Mais elle a vite con­science que c’est au niveau de l’Europe que ces investisse­ments doivent être faits. À la même péri­ode, la Chine, puis le Japon et l’Inde entrent dans le club des puis­sances spa­tiales. Aujourd’hui, ce sont tou­jours les mêmes puis­sances qui déti­en­nent l’accès à l’espace. Le nom­bre de lance­ments annuels a atteint 140 au cours des années de guerre froide, puis est descen­du en dessous de 100 après la chute du mur de Berlin, et est passé par un min­i­mum de 50 en 2004. Depuis, il y a eu une lente remon­tée et c’est seule­ment l’an dernier, en 2018, que l’on a repassé la cen­taine par an, grâce essen­tielle­ment à l’essor de la Chine.


Les principales clés du succès d’Ariane 1 (1979)

Des choix tech­nologiques pru­dents, de façon à tenir les délais et les coûts. L’étage cryo­génique, véri­ta­ble nou­veauté en Europe, est plus petit que l’étagement opti­mal ne le voudrait, de façon à min­imiser les dif­fi­cultés de développement.

Con­traire­ment à Europa, une approche sys­tème du pro­jet : des règles de man­age­ment inspirées du pro­gramme Apol­lo ; des spé­ci­fi­ca­tions générales tech­niques prêtes à temps pour dimen­sion­ner chaque par­tie du lanceur. Cela s’est traduit par la créa­tion d’un archi­tecte indus­triel : Aerospa­tiale, soutenu par le maître d’œuvre, le Cnes.

Une organ­i­sa­tion claire et une grande moti­va­tion des équipes avec beau­coup d’humilité et de sol­i­dar­ité. Beau­coup avaient con­nu l’échec des Europa, en avaient tiré les leçons et ne ménageaient pas leurs efforts pour obtenir des pro­duits pleine­ment qual­i­fiés. La sol­i­dar­ité sera une con­stante du pro­gramme Ari­ane à ses débuts. Cela a per­mis de sur­mon­ter les inévita­bles pannes de jeunesse.

Une part de chance : un suc­cès com­plet dès le pre­mier lancement !

Après un échec lors du sec­ond vol, la qual­i­fi­ca­tion a été pronon­cée à la fin 1981 à l’issue des troisième et qua­trième vols d’essai réussis.

Base de Kourou en Guyane, point de départ du lanceur Ariane
Base de Kourou en Guyane. © homocosmicos

Ariane est mise sur le marché (1980)

La déci­sion d’Ari­ane avait eu l’objectif pre­mier d’acquérir le savoir-faire pour accéder à l’espace. Mais il n’y avait pas eu d’étude de marché. Com­ment aller au-delà et com­mer­cialis­er ce pro­duit ? Les seuls besoins européens de lance­ment étaient lim­ités et ne pou­vaient jus­ti­fi­er une pro­duc­tion en série. Il fal­lait trou­ver d’autres débouchés sur le mod­este marché inter­na­tion­al acces­si­ble, celui des satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions géo­sta­tion­naires pour lesquels Ari­ane avait été conçue. Le Cnes, agence éta­tique, ne pou­vait se lancer aisé­ment dans le com­merce inter­na­tion­al. Aucun indus­triel ne man­i­fes­tait la volon­té de s’y lancer. Aus­si Frédéric d’Allest, ancien chef du pro­jet et directeur des lanceurs au Cnes, eut l’idée de créer une entité dédiée, Ari­ane­space, pour relever le défi. Les action­naires d’Arianespace étaient le Cnes pour un tiers et les prin­ci­paux four­nisseurs européens du lanceur pour le reste.

Le suc­cès de cette démarche s’est con­crétisé rapi­de­ment puisqu’en 1983 Ari­ane 1 lançait avec suc­cès un satel­lite de télé­com­mu­ni­ca­tions d’Intelsat. Cette organ­i­sa­tion est dev­enue un des meilleurs clients d’Arianespace. Il faut dire qu’à cette époque les Améri­cains avaient décidé de con­fi­er tous leurs lance­ments à la navette de façon à en aug­menter la cadence. Mais oblig­er des satel­lites géo­sta­tion­naires à voy­ager avec des hommes, pass­er par l’orbite basse avant de rejoin­dre l’orbite géo­sta­tion­naire était tout, sauf opti­mal, à tel point qu’Intelsat était ravi d’y échap­per en choi­sis­sant Ari­ane.

“La solidarité sera une constante du programme Ariane à ses débuts”

Une évolution continue

Le marché des satel­lites géo­sta­tion­naires évolu­ait con­tin­uelle­ment : les opéra­teurs voulaient plac­er de plus en plus de répon­deurs sur chaque satel­lite ; les prix élevés des lance­ments étaient mieux amor­tis. Les per­for­mances d’Ari­ane devaient suiv­re, d’autant que, pour réduire les prix au kilo­gramme lancé, Ari­ane­space instau­rait la tech­nique du lance­ment dou­ble : dou­bler la per­for­mance d’un lanceur est loin de dou­bler son coût.

Ain­si, dès la qual­i­fi­ca­tion d’un mod­èle acquise, l’Europe a financé les développe­ments de ver­sions plus performantes.

En 1986, l’accident de la navette Chal­lenger a con­duit au retourne­ment de la stratégie améri­caine : la navette devient réservée aux seules mis­sions habitées et la pro­duc­tion des lanceurs clas­siques est relancée. Mais entre-temps, Ari­ane 4 est dev­enue la référence du marché. Les lanceurs sont com­mandés à l’industrie par lots de dix, ce qui per­met de divis­er les coûts par deux. À par­tir de 1995, la cadence des lance­ments Ari­ane dépasse dix par an.

Le passage à Ariane 5

La masse de satel­lites géo­sta­tion­naires croît tou­jours d’environ 120 kg par an. On arrive en lim­ite des évo­lu­tions raisonnables de la con­fig­u­ra­tion du lanceur Ari­ane 4. Il faut songer à autre chose. Plus expéri­men­tée, l’Europe peut aus­si s’attaquer à des défis tech­nologiques plus grands. On choisit une con­fig­u­ra­tion de type « navette » : un grand étage cry­otech­nique (hydrogène-oxygène) flan­qué de deux gros propulseurs à poudre et un étage ter­mi­nal à ergols stock­ables pour achev­er la satel­li­sa­tion. La per­for­mance est de six tonnes tou­jours sur la même orbite.

Le pro­gramme est décidé en novem­bre 1987 par la con­férence min­istérielle de l’Agence spa­tiale européenne à La Haye, alors que le pre­mier vol d’Ari­ane 4 n’a pas encore eu lieu. C’est une belle anticipation !

Les lanceurs Ariane

La chute du mur et ses conséquences (1989)

Après la chute du mur de Berlin, le gou­verne­ment améri­cain red­oute que les Russ­es dis­sémi­nent leur tech­nolo­gie des lanceurs et des mis­siles bal­is­tiques à des pays « incon­trôlables ». Il pousse Lock­heed et Boe­ing à créer des joint-ven­tures avec les con­struc­teurs russ­es, Krunitchev et Ener­gya-Yous­noye pour con­trôler la vente des lanceurs Pro­ton et Zen­it. L’Europe échappe de peu à une troisième ven­ture améri­cano-russe en s’alliant à TSKB-Progress pour lancer Soy­ouz de Baïko­nour d’abord, puis de Guyane ensuite.

Au début du siè­cle, Pro­ton, capa­ble de délivr­er 6 tonnes en GTO, devient un red­outable com­péti­teur d’Ari­ane 4 puis 5.

Cet aigu­il­lon pousse à aug­menter encore la per­for­mance du lanceur et l’étage ter­mi­nal d’Ari­ane 5 devient cry­otech­nique. Le lanceur est alors capa­ble de lancer jusqu’à 10 tonnes en GTO en lance­ment dou­ble : par exem­ple 6 tonnes – la référence Pro­ton – et un satel­lite de 4 tonnes. Ari­ane 5 est dev­enue alors un lanceur très puis­sant. Si la poli­tique des lance­ments dou­bles est avan­tageuse pour les clients, elle réduit la cadence de pro­duc­tion (celle-ci n’a jamais dépassé 8 par an). Les coûts de pro­duc­tion dimin­u­ent, mais insuffisamment.


L’échec d’Ariane 5 de 1996

Tout est nou­veau sur Ari­ane 5 : les moteurs, les struc­tures et l’électronique, hors la cen­trale iner­tielle qui est celle d’Ariane 4. Les développe­ments se passent très bien et c’est con­fi­ant que l’on attend le pre­mier vol en juin 1996. Cat­a­stro­phe : sous la forte poussée de ses boost­ers, le lanceur s’incline plus vite qu’Ariane 4 et un logi­ciel de la cen­trale provoque un over­flow. Les deux cen­trales s’arrêtent de fonc­tion­ner en même temps et le cal­cu­la­teur de guidage perd sa référence. Les tuyères sont braquées intem­pes­tive­ment. Le lanceur se casse et explose. Même si la panne est expliquée dans les quelques jours qui suiv­ent, il fau­dra seize mois pour ten­ter un nou­veau lance­ment. C’est inutile­ment long, mais heureuse­ment Ari­ane 4 est tou­jours là.


L’arrêt de la navette et ses conséquences (2011)

Après le deux­ième acci­dent mor­tel de la navette spa­tiale, la NASA décide son arrêt effec­tif en 2011. Mais, surtout, la poli­tique des lanceurs améri­caine évolue encore. Les lanceurs clas­siques, aux mains de l’USAF, restent essen­tielle­ment can­ton­nés au marché mil­i­taire. La NASA ne peut dévelop­per un sys­tème de lance­ment qu’à des fins d’exploration plané­taire. Par con­tre, elle choisit d’aider deux start-up aux­quelles elle trans­fère du savoir-faire et des per­son­nels expéri­men­tés : Orbital, qui existe depuis longtemps, et SpaceX, société nou­velle créée par Elon Musk. Elle leur passe d’importants con­trats pluri­an­nuels pour desservir la sta­tion orbitale inter­na­tionale. Orbital ren­con­tre quelques déboires et est rachetée par ATK puis par Northrop Grum­man. Au con­traire, SpaceX a su met­tre au point un lanceur Fal­con 9 très per­for­mant et très com­péti­tif en prix.

Ariane 6 : une nécessité

Ari­ane 5 présente un para­doxe : à force de courir après le marché des satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions géo­sta­tion­naires, il se révèle peu adap­té aux lance­ments des satel­lites insti­tu­tion­nels européens, plus légers et en orbite basse. Il n’est aus­si pas suff­isam­ment com­péti­tif. Cela con­duit l’Europe à décider, hélas tar­di­ve­ment, le lanceur Ari­ane 6, en décem­bre 2014. Compte tenu de ses dif­férentes con­fig­u­ra­tions, celui-ci sera plus sou­ple d’emploi, capa­ble de desservir l’orbite basse comme l’orbite géo­sta­tion­naire et surtout bien moins cher à pro­duire : le coût est divisé par deux. Pour cela Air­bus et Safran ont décidé d’unir leurs forces en créant Ari­ane­group qui, après retrait du Cnes, a pris le con­trôle d’Arianespace.

Le site des Mureaux où sera assem­blée Ari­ane 6 chez Air­bus Safran Launch­ers. © Francois

Le monde des lanceurs se modifie profondément

Depuis la déci­sion d’Ari­ane 6, on assiste aujourd’hui à des change­ments spec­tac­u­laires dans le monde des lanceurs. La Russie, tou­jours en tête du nom­bre de lance­ments jusqu’en 2015, a rétro­gradé à la troisième place et Pro­ton n’est plus le com­péti­teur d’Ari­ane. Ce vieux lanceur a enreg­istré trop d’échecs. En 2018, la Chine est passée en tête du nom­bre de lance­ments avec 39 lance­ments. Elle n’est cepen­dant pas très présente sur le marché com­mer­cial ouvert puisqu’elle ne peut lancer aucun satel­lite con­tenant ne serait-ce qu’un seul com­posant améri­cain, en ver­tu des règles ITAR imposées par les États-Unis. Mais jusqu’à quand ?

Les USA ont rebon­di grâce à SpaceX. Fal­con 9 a été mis à feu vingt fois en 2018, tou­jours avec suc­cès. Il est devenu le com­péti­teur d’Ari­ane et même des lanceurs clas­siques améri­cains Atlas et Delta. Lock­heed pré­pare une con­tre-offen­sive avec Vul­can, un nou­veau lanceur en cours de développement.

Fal­con 9 a su tir­er par­ti de la propul­sion élec­trique implan­tée fréquem­ment sur les satel­lites géo­sta­tion­naires et qui a fait dimin­uer large­ment leur masse au lance­ment. SpaceX vise aus­si une poli­tique de pro­duc­tion en grande série avec l’arrivée des con­stel­la­tions en orbite basse pour l’Internet haut débit. Cela l’a con­duit à maîtris­er les tech­niques de réu­til­i­sa­tion du pre­mier étage. SpaceX lui-même prévoit le déploiement d’une con­stel­la­tion de 4 000 satellites !

Arrive en scène un autre mil­liar­daire améri­cain, Jeff Bezos, patron d’Amazon, qui se présente comme un con­cur­rent sup­plé­men­taire aux moyens colos­saux. Il devrait faire ses preuves bien­tôt avec les lanceurs de sa com­pag­nie Blue Origin.

Ces nou­veaux entrants privés appor­tent un style de gou­ver­nance dif­férent, assumant des risques (on n’attend pas longtemps après un échec ; on fait évoluer la con­fig­u­ra­tion du lanceur de façon plus souple…).

“Les nouveaux entrants privés apportent
un style de gouvernance différent”

L’Europe n’est-elle pas en danger ?

Le marché com­mer­cial est devenu indé­cis. Qui des con­stel­la­tions orbite basse ou des satel­lites géo­sta­tion­naires vont l’emporter ? Ari­ane est mieux armée pour ces derniers et SpaceX pour les pre­miers. Mais les incer­ti­tudes sont grandes.

Tous les pays européens vous affirmeront qu’ils veu­lent préserv­er l’indépendance de l’Europe dans l’accès à l’espace, mais cer­tains pays lan­cent des satel­lites insti­tu­tion­nels sur des lanceurs non européens, tout en con­tribuant finan­cière­ment à aider la pro­duc­tion des lanceurs européens ! Quand la règle de la préférence européenne sera-t-elle réelle­ment exigée ? Toutes les autres puis­sances spa­tiales la pratiquent.

Les besoins insti­tu­tion­nels européens sont tou­jours faibles, insuff­isants pour main­tenir une ligne de pro­duc­tion indus­trielle de lanceurs. À ce niveau de cadence, ce n’est pas la réu­til­i­sa­tion du pre­mier étage qui peut amélior­er la situation.

Des cli­vages entre les parte­naires européens, notam­ment entre les prin­ci­paux acteurs, France, Alle­magne et Ital­ie, se font jour. Pour­tant, il n’y a vis­i­ble­ment pas la place pour une con­cur­rence interne en Europe.

Les États européens doivent con­tin­uer d’investir dans ce moyen clé, indis­pens­able aux grandes puis­sances : ce n’est qu’en ser­rant les rangs, en con­tin­u­ant d’avancer comme par le passé, que l’Europe pour­suiv­ra l’aventure.

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