Fusée Ariane

Trois années cruciales pour l’Europe

Dossier : Reconquête spatialeMagazine N°736 Juin 2018
Par Géraldine NAJA (82)
Par Lionel SUCHET (84)

L’Europe a su établir jusqu’à main­tenant une poli­tique spa­tiale cohérente et à obtenir une place respectable avec des bud­gets bien inférieurs à ceux de ses con­cur­rents. Pour con­tin­uer à tenir ce rôle dans le cadre du New Space, l’Eu­rope doit faire évoluer sa gou­ver­nance, clar­i­fi­er et ren­forcer les rôles, coopér­er avec les pays émer­gents, dévelop­per l’innovation. 

La France, au tra­vers des investisse­ments qu’elle a réal­isés via son agence nationale le Cnes et via l’Agence spa­tiale européenne (ESA), ain­si que les autres États mem­bres et leurs agences nationales ont été à l’origine de la réus­site de l’Europe spa­tiale, illus­trée entre autres par les suc­cès d’Ari­ane et Vega, de Météosat, de Rosetta/Philae ou du lab­o­ra­toire Colum­bus.

Dès la fin des années 90, l’Union européenne (UE) a man­i­festé son intérêt pour le spa­tial, essen­tielle­ment en tant qu’outil au ser­vice de ses poli­tiques sec­to­rielles. Ain­si l’Union s’est engagée dans des pro­grammes comme Galileo pour la nav­i­ga­tion, Coper­ni­cus (pro­gramme de sur­veil­lance glob­ale pour l’environnement et la sécu­rité), et de développe­ment tech­nologique au sein du Pro­gramme cadre de recherche et développement. 

“La flexibilité et la gamme des schémas possibles de gouvernance sont une des clés du succès de l’Europe spatiale”

Le traité de Lis­bonne a con­féré à l’UE la per­son­nal­ité juridique inter­na­tionale lui per­me­t­tant de négoci­er et con­clure des accords inter­na­tionaux et lui a con­féré une com­pé­tence large et explicite dans le domaine spa­tial : l’Union est désor­mais en mesure de men­er des actions, de définir et met­tre en œuvre des pro­grammes spa­ti­aux et de coor­don­ner les actions dans tous les secteurs du spa­tial européen. 


© Nerthuz

L’Union a décidé d’utiliser pleine­ment l’outil spa­tial au ser­vice de ses poli­tiques, ce qui ren­force la vis­i­bil­ité poli­tique du secteur spa­tial et garan­tit que les bien­faits de l’espace puis­sent prof­iter à tous, en ter­mes de pro­grès de la con­nais­sance, de ser­vices et d’applications, et d’innovation et de pro­grès technologique. 

0,01 % du PNB européen

En dépit d’un investisse­ment pub­lic qui demeure faible, puisque l’effort pub­lic européen pour le spa­tial représente seule­ment 10 % de l’ensemble des dépens­es publiques pour le spa­tial dans le monde et 0,01 % du PNB européen (à com­par­er avec 0,25 % pour les États-Unis et 0,22 % pour la Russie), l’Europe est dev­enue pre­mière en ter­mes de nom­bres de mis­sions et de kilo­grammes en orbite par euro pub­lic investi dans le spa­tial, et est leader dans de très nom­breux domaines sci­en­tifiques et de ser­vice pub­lic comme la météorolo­gie par satellite. 

Une organisation protéiforme à plusieurs niveaux

Depuis l’entrée en jeu de l’Union européenne dans le domaine spa­tial, l’Europe spa­tiale est, plus encore qu’à ses débuts, une organ­i­sa­tion pro­téi­forme, com­bi­nant niveaux nation­al inter­gou­verne­men­tal (ESA, Eumet­sat) et com­mu­nau­taire, le tout au sein de coopéra­tions et de parte­nar­i­ats mul­ti­ples avec d’autres puis­sances spa­tiales et des acteurs du secteur privé (opéra­teurs et industriels). 

Ain­si, les grandes mis­sions spa­tiales sci­en­tifiques sont le plus sou­vent financées et dévelop­pées via un parte­nar­i­at entre l’ESA (plate­forme, lance­ment et opéra­tions) et agences et lab­o­ra­toires nationaux (instru­ments). Les pro­grammes de météorolo­gie par satel­lite sont dévelop­pés et exploités dans un parte­nar­i­at entre ESA (développe­ment des pre­miers mod­èles de vol) et Eumet­sat (mod­èles récur­rents et opérations). 

Le pro­gramme Coper­ni­cus de sur­veil­lance de l’environnement et de sécu­rité est, quant à lui, une coopéra­tion entre Union européenne, agences européennes en charge de l’environnement, ESA et agences nationales. 

La plu­part des pro­grammes de télé­com­mu­ni­ca­tions par satel­lite de l’ESA sont con­stru­its autour d’un parte­nar­i­at avec maîtres d’œuvre (Air­bus, TAS…) et/ou opéra­teurs (Eutel­sat, SES, Avan­ti…), ou agences nationales (Cnes, DLR). 

REPÈRES

Après la création du Centre national d’études spatiales (Cnes) en 1961, c’est en 1964 que six pays européens – l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni – ont fondé une première organisation spatiale pour développer des lanceurs : l’Eldo (European Launcher Development Organisation), puis avec le Danemark, l’Espagne, la Suède et la Suisse, une organisation pour le développement de satellites scientifiques : l’Esro (European Space Research Organisation).
En 1975, Esro et Eldo ont fusionné pour créer l’Agence spatiale européenne (ESA).

Une multiplicité de schémas de coopération

Cette flex­i­bil­ité et la gamme des sché­mas pos­si­bles de gou­ver­nance sont une des clés du suc­cès de l’Europe spa­tiale. Cela per­met d’adapter les con­tri­bu­tions de cha­cun à ses ambi­tions et à ses capac­ités, tout en met­tant en com­mun les grandes infra­struc­tures (cen­tres tech­niques et d’opérations, moyens d’essais, instal­la­tions de lance­ment…), afin de dévelop­per de manière coor­don­née des capac­ités qui ne pour­raient pas être dévelop­pées par un seul État. 

Une telle approche « à la carte » de l’intégration européenne, deman­dant une recherche per­ma­nente de com­pro­mis, a prou­vé au fil des ans sa robustesse et sa flex­i­bil­ité pour dévelop­per de grandes infra­struc­tures et les met­tre au ser­vice des utilisateurs. 

Les rôles des prin­ci­paux acteurs se déter­mi­nent selon le niveau con­sid­éré. Les États définis­sent les grandes ori­en­ta­tions poli­tiques pour l’espace en Europe et approu­vent le finance­ment et la mise en œuvre des pro­grammes cor­re­spon­dants. D’autres entités, publiques comme Eumet­sat ou la Com­mis­sion européenne, ou privées telles qu’industriels et opéra­teurs, peu­vent être amenées à définir égale­ment leurs besoins opéra­tionnels pour des mis­sions en partenariat. 

Au niveau pro­gram­ma­tique, l’ESA, les agences nationales, et à l’avenir égale­ment la GSA (Agence de l’UE pour l’exploitation du sys­tème Galileo) sont les agences de mise en œuvre de ces orientations. 

Une large palette de missions et de compétences

L’Europe maîtrise toute la palette des tech­nolo­gies et des appli­ca­tions spa­tiales. Si elle a fait le choix au début des années 90 de ne pas se lancer dans la maîtrise autonome du vol habité et donc de se repos­er sur ses parte­naires (États-Unis et Russie) pour envoy­er ses astro­nautes en orbite, elle est en revanche présente dans tous les secteurs de l’activité spatiale : 

Sécurité et défense

Pour ce qui concerne les missions liées à la défense, la plupart restent cantonnées au niveau national, en raison de leur sensibilité.
Quelques coopérations bilatérales intra-européennes ont néanmoins été initiées (échanges de données radar/optique en français et allemand, système de satcom dual franco-italien) et des initiatives duales pourraient voir le jour prochainement au niveau européen.
L’engagement renforcé de l’Union dans les questions relatives à la sécurité pourrait permettre de combler le déficit de l’Europe en la matière, puisque l’Europe est la seule grande puissance spatiale à ne pas avoir la sécurité et la défense comme moteur de son programme spatial.
  • les lanceurs, à tra­vers la famille de lanceurs Ari­ane, Vega et Soy­ouz lancés depuis le Cen­tre spa­tial guyanais et opérés par le même opéra­teur Ari­ane­space, assur­ant une gamme très com­plète de ser­vices de lancement ; 
  • la sci­ence, avec une gamme de mis­sions de tailles divers­es s’intéressant à l’Univers, sa for­ma­tion, son évo­lu­tion, l’apparition de la vie, la com­préhen­sion de notre sys­tème solaire, la recherche d’exoplanètes, etc.; 
  • l’observation de la Terre, avec des pro­grammes sci­en­tifiques et opéra­tionnels de météorolo­gie, de sci­ences de la Terre et de sur­veil­lance environnementale ; 
  • la nav­i­ga­tion, avec le pro­gramme Galileo plus pré­cis que le GPS améri­cain et que tous les autres sys­tèmes mon­di­aux de navigation ; 
  • les télé­com­mu­ni­ca­tions par satel­lite, avec en par­ti­c­uli­er le développe­ment de nou­velles tech­nolo­gies pour les plate­formes et les charges utiles (propul­sion élec­trique, com­mu­ni­ca­tions par laser, etc.) ; 
  • et même le vol habité, avec sa con­tri­bu­tion à la Sta­tion spa­tiale inter­na­tionale, au sein de laque­lle six astro­nautes tra­vail­lent en per­ma­nence sur des pro­grammes de recherche con­cer­nant la médecine spa­tiale (c’est essen­tiel pour les futurs pro­grammes d’exploration habitée), la biolo­gie, la physique des matéri­aux et la physique fondamentale. 

Clarifier et renforcer les rôles

Au-delà de la gou­ver­nance, l’Europe qui réus­sit est d’abord l’Europe des pro­jets, celle d’Airbus et d’Ari­ane, celle de Rosetta/Philae et de Galileo. Cepen­dant, avec l’avènement de l’Union européenne comme grand acteur du spa­tial, la gou­ver­nance du secteur pub­lic va devoir encore évoluer pour plus d’efficacité.

Il nous sem­ble qu’un ren­force­ment des rôles de chaque acteur sur ses domaines d’excellence représen­terait la gou­ver­nance la plus efficace : 

  • un rôle poli­tique ren­for­cé pour l’Union et la pos­si­bil­ité de décider des grandes lignes de la poli­tique spa­tiale européenne au sein du Con­seil européen, sans pour autant remet­tre en cause la sou­veraineté des États ; 
  • un rôle pro­gram­ma­tique et de mise en œuvre qui se répar­ti­rait entre ESA, agences nationales et la GSA ; une autonomie ren­for­cée de l’industrie dans le développe­ment des pro­grammes spa­ti­aux proches du marché ; 
  • et un rôle ren­for­cé des com­mu­nautés d’utilisateurs (sci­en­tifiques, insti­tu­tion­nels, privés) dans la déf­i­ni­tion et la fédéra­tion des besoins des futures mis­sions spatiales. 

Rayonnement extérieur et coopérations internationales

L’Europe doit relever le défi du ray­on­nement extérieur. Le spa­tial est perçu comme un out­il de puis­sance mais aus­si comme un fac­teur de développe­ment économique grâce aux applications. 

Cela entraîne l’émergence de nom­breux nou­veaux acteurs aux côtés des puis­sances spa­tiales établies (États-Unis, Russie, Japon, Europe). 

L’Inde et la Chine ont des pro­grammes spa­ti­aux anciens mais déploient des efforts très impor­tants pour mon­ter en puis­sance. Des États aus­si divers que la Thaï­lande, la Mon­golie, les Émi­rats arabes unis, le Chili ont des ambi­tions spa­tiales marquées. 

Cela ouvre à la fois un poten­tiel de coopéra­tion et de com­péti­tion pour l’Europe ; il faudrait réori­en­ter la diplo­matie spa­tiale européenne vers ces émer­gents, sans pour autant nég­liger les acteurs étab­lis. Cela passe à la fois par l’établissement de nou­velles coopéra­tions poli­tiques et pro­gram­ma­tiques, et par des parte­nar­i­ats indus­triels plus étroits. 

C’est à ce prix que l’Europe pour­ra con­tin­uer à jouer un rôle de pre­mier plan sur la scène spa­tiale inter­na­tionale dans les prochaines décennies. 

Thomas Pesquet en sortie extravéhiculaire de la Station spatiale Internationale
Thomas Pes­quet en sor­tie extravéhic­u­laire et la Sta­tion spa­tiale Inter­na­tionale le 13 jan­vi­er 2017.

Pollution au dioxyde d’azote sur l’Europe, mesurée par Sentinel-5P
Sen­tinel-5P (décem­bre 2017) mesure la pol­lu­tion au NO2 sur l’Europe, avec des con­cen­tra­tions impor­tantes sur la val­lée du Pô et sur l’ouest de l’Allemagne, liées aux com­bustibles fos­siles indus­triels et au traf­ic routier.

Réactivité et agilité

Au-delà de ces défis poli­tiques, l’Europe devra relever des défis pro­gram­ma­tiques. Là encore, les évo­lu­tions à l’échelle glob­ale imposent de s’adapter. Le New Space, né aux États-Unis, a révo­lu­tion­né le monde du spa­tial en quelques années à peine. 

En com­bi­nant l’esprit d’entreprise et les méth­odes de la Sil­i­con Val­ley, pro­pres aux start-up, le poten­tiel appli­catif du secteur numérique porté par les GAFA et les capac­ités de finance­ment de quelques mécènes engagés, le New Space a engen­dré des acteurs aux suc­cès spec­tac­u­laires, les plus emblé­ma­tiques étant SpaceX, Blue Ori­gin ou encore Planet. 

Afin de ne pas se faire dis­tancer dans la com­péti­tion indus­trielle et com­mer­ciale, l’Europe doit pren­dre le tour­nant de l’innovation, lancer des pro­grammes plus agiles, aug­menter l’appétence au risque, et con­stru­ire des ponts entre le spa­tial et d’autres secteurs de pointe (numérique, robo­t­ique, etc.). 

Le Cnes a d’ores et déjà traduit ce change­ment de par­a­digme dans son organ­i­sa­tion interne, par la créa­tion d’une nou­velle Direc­tion de l’innovation, des appli­ca­tions et de la sci­ence. La poli­tique « Space 4.0 » de l’ESA vise à répon­dre à ce défi. Et la Com­mis­sion européenne entend égale­ment appli­quer les pré­ceptes du New Space pour la prochaine péri­ode de pro­gram­ma­tion budgé­taire (2021 à 2027). 

De nouveaux modèles de développement

L’une des tra­duc­tions con­crètes de ces nou­velles ori­en­ta­tions con­siste à pass­er d’une logique de mise en place d’infrastructures à une logique de four­ni­ture de services. 

Les util­isa­teurs sont placés au cœur des pro­grammes spa­ti­aux, publics ou com­mer­ci­aux. Cela couronne l’évolution du spa­tial depuis deux décen­nies, qui a pro­gres­sive­ment fait du spa­tial un vecteur de crois­sance et de béné­fices socio-économiques, en plus de son tra­di­tion­nel rôle d’instrument de puissance. 

À l’échelle européenne, ce moment piv­ot cor­re­spond à l’arrivée à matu­rité opéra­tionnelle des deux pro­grammes phares de l’UE que sont Galileo et Coper­ni­cus. Après avoir bâti une infra­struc­ture per­for­mante pen­dant plus d’une décen­nie, il s’agit à présent d’en tir­er tout le poten­tiel appli­catif, en favorisant l’émergence d’écosystèmes util­isant les don­nées Coper­ni­cus et les sig­naux Galileo à l’échelle mondiale. 

Selfie de Rosetta devant la comète 67P Tchouri.
Self­ie de Roset­ta devant la comète 67P Tchouri.

Veiller aux conditions de concurrence

Le rôle réglementaire de la Commission européenne sera de plus en plus essentiel pour permettre à l’Europe d’être sur pied d’égalité avec ses principaux concurrents : ainsi, la standardisation des politiques d’approvisionnement, l’établissement d’un cadre juridique pour un marché unique pour le spatial et les services, un règlement sur les vols spatiaux commerciaux et le contrôle à l’exportation, et l’établissement d’un marché institutionnel européen permettront de préserver les compétences, l’autonomie et la compétitivité du secteur.

Des échéances cruciales pour la période 2021–2027

C’est dans ces trois prochaines années que sera décidée la part con­sacrée au spa­tial dans le cadre financier pluri­an­nuel de l’UE pour les années 2021–2027, et donc que seront con­fir­més (ou non) le poids et l’ampleur des ambi­tions de l’UE pour l’espace.

C’est aus­si à la fin 2019 que le prochain Con­seil min­istériel de l’ESA devra décider des prochains grands pro­grammes européens, en par­ti­c­uli­er pour la sci­ence, l’exploration, le vol habité et la suite du pro­gramme Coper­ni­cus. C’est enfin en juil­let 2020 que devrait se dérouler le pre­mier vol de la nou­velle généra­tion d’Ari­ane, Ari­ane 6, qui devra démon­tr­er sa com­péti­tiv­ité sur un marché de plus en plus concurrentiel. 

Et c’est sans nul doute durant ces trois prochaines années que seront posées les fon­da­tions de la nou­velle gou­ver­nance du secteur spa­tial européen. L’investissement d’aujourd’hui représente les emplois de demain…, mais la tech­nolo­gie et les mis­sions sci­en­tifiques d’aujourd’hui engen­drent égale­ment les ser­vices et les appli­ca­tions de demain, dans une société axée sur l’acquisition et l’exploitation de connaissances. 

Aus­si est-il plus fon­da­men­tal que jamais que l’Europe investisse de manière soutenue dans les domaines où sa maîtrise est recon­nue et qui lui garan­tis­sent com­péti­tiv­ité, inno­va­tion et emplois à forte valeur ajoutée et à haute qualification.

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