La terre vue du ciel

L’Europe spatiale face aux grands défis sociétaux et au New Space

Dossier : Reconquête spatialeMagazine N°736 Juin 2018
Par Nicolas CHAMUSSY (87)

Il n’y a que le spa­tial qui puisse con­tribuer simul­tané­ment à la défense, à la recherche sci­en­tifique, aux solu­tions de con­nec­tiv­ité, à la com­préhen­sion de l’environnement, aux prévi­sions météorologiques et au rap­proche­ment des Européens en les faisant tra­vailler ensem­ble. L’in­dus­trie européenne sem­ble avoir bien pris le virage du New Space et celui de la digitalisation. 

Quelle indus­trie peut con­tribuer simul­tané­ment à la sécu­rité et à la défense, à la recherche sci­en­tifique, aux solu­tions de con­nec­tiv­ité, à la com­préhen­sion de l’environnement et du change­ment cli­ma­tique, aux prévi­sions météorologiques et au rap­proche­ment des Européens en les faisant tra­vailler ensem­ble sur des pro­jets ambitieux, si ce n’est le spatial ? 

C’est un motif de fierté et une source de pas­sion pour les femmes et les hommes qui tra­vail­lent à ces grands des­seins. À titre d’illustration, prenons trois défis très dif­férents que la fil­ière spa­tiale européenne peut con­tribuer à relever. 

REPÈRES

En Europe, et en particulier en France, l’industrie spatiale est présente à la fois dans les moyens d’accès à l’espace, tous les types de systèmes satellitaires, les équipements et les services avec des leaders présents sur toute la chaîne de la valeur : maîtres d’oeuvre industriels, équipementiers, et opérateurs.
Elle s’est hissée au premier ou au deuxième rang mondial dans la plupart des segments de marché. Ce résultat est le fruit d’un engagement politique et budgétaire des États en faveur de la filière spatiale depuis des décennies, et des succès commerciaux de l’industrie.

Premier défi, comprendre notre environnement et le changement climatique

Les ECV (vari­ables cli­ma­tiques essen­tielles) sont des quan­tités physiques, chim­iques ou biologiques définies par la con­ven­tion-cadre des Nations unies sur les change­ments cli­ma­tiques et qui, analysées isolé­ment ou par groupes, per­me­t­tent de car­ac­téris­er le cli­mat de la Terre. 

Plus de la moitié de ces ECV ne peu­vent être mesurées que par des satel­lites grâce à la répéti­tion de leurs sur­vols et à leur vaste cou­ver­ture au sol. 

À ce jour, nous ne con­nais­sons pas les quan­tités de dioxyde de car­bone émis­es et absorbées dans de nom­breuses régions du globe, alors même que le gaz car­bonique d’origine humaine est le respon­s­able prin­ci­pal de l’effet de serre addi­tion­nel dû à l’homme.

Mesurer le CO2 dans toute l’atmosphère

Pour remédi­er à cela, la France, grâce à l’impulsion du Cospace (Comité de con­cer­ta­tion État indus­trie sur l’espace), a décidé de dévelop­per le satel­lite Micro­carb à l’occasion du som­met cli­mat de Paris (COP 21). 

“Nous ne connaissons pas les quantités de dioxyde de carbone émises et absorbées dans de nombreuses régions du globe”

Air­bus Defence and Space en réalis­era l’instrument, com­por­tant un téle­scope et un spec­tromètre fonc­tion­nant sur trois longueurs d’onde et reposant sur l’utilisation d’un réseau à échelle pour assur­er la dis­per­sion spectrale. 

Le satel­lite, lancé vers 2020, sera ain­si capa­ble de mesur­er la teneur en CO2 sur l’ensemble de la colonne atmo­sphérique avec une grande pré­ci­sion (de l’ordre d’une par­tie par mil­lion). Il per­me­t­tra d’obtenir, sur des pix­els de 5 km par 6 km, la teneur en CO2 de l’atmosphère de toute la planète tous les quinze jours pen­dant au moins cinq ans, afin d’alimenter et d’enrichir les modèles. 

Ce pro­gramme très ambitieux du fait des per­for­mances demandées, avec notam­ment une masse de seule­ment 200 kg, per­me­t­tra de franchir une étape indis­pens­able avant le développe­ment d’un sys­tème européen, basé sur une con­stel­la­tion de satel­lites qui sera capa­ble de dis­tinguer les émis­sions anthropiques des flux naturels et donc de mesur­er les effets des efforts des nations pour amélior­er leur bilan carbone. 

Deuxième grand défi : la connectivité partout, tout le temps


Un satel­lite, lancé vers 2020, sera capa­ble de mesur­er la teneur en CO2 sur l’ensemble de la colonne atmo­sphérique avec une grande pré­ci­sion (de l’ordre d’une par­tie par mil­lion). © Sasa Kadrijevic

Pas ques­tion pour la généra­tion Y, et celles qui suiv­ent, de ne pas dis­pos­er d’accès de qual­ité à l’Internet partout et à tout moment, chez soi ou en déplace­ment. Or, plusieurs études récentes (Aka­mai, Com­mis­sion européenne) démon­trent que la France fig­ure par­mi les derniers du classe­ment européen en matière de débit moyen pour accéder à l’Internet.

Le Prési­dent de République a souhaité que toute la pop­u­la­tion française ait un accès à très haut débit (30 Mbit/s) à l’Internet d’ici à 2022. En par­ti­c­uli­er, il a affir­mé « envis­ager les com­plé­men­tar­ités tech­nologiques » entre la fibre optique, le mobile et notam­ment l’Internet mobile ou le satel­lite, jugeant « impos­si­ble de tenir la promesse de tir­er de la fibre dans tous les loge­ments de la République ». « Cette promesse est inten­able tech­nologique­ment et finan­cière­ment », a‑t-il insisté. 

Une couverture exhaustive des territoires

De fait, une com­posante satel­li­taire est indis­pens­able pour attein­dre ces objec­tifs de cou­ver­ture exhaus­tive du ter­ri­toire, rapi­de­ment et à un coût raisonnable. 

L’industrie française pro­duit désor­mais des satel­lites géo­sta­tion­naires à très haut débit avec des charges utiles flex­i­bles, qui sont par­ti­c­ulière­ment bien adap­tés à ce type d’objectif, en par­ti­c­uli­er dans les pays comme la France où cer­taines régions sont peu den­sé­ment peu­plées. Pour rester con­nec­té à bord de bateaux ou d’avions, le satel­lite reste par ailleurs la solu­tion la plus effi­cace et bien sou­vent la seule possible. 

Enfin, la plu­part d’entre nous ignore qu’un smart­phone accède chaque jour aux don­nées et ser­vices de plus d’une quar­an­taine de satel­lites (syn­chro­ni­sa­tion de réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions, prévi­sions météorologiques, cartes et plans, infor­ma­tions internationales…). 

Une journée sans satel­lites aurait sur nos sociétés un impact aus­si impor­tant qu’une journée sans auto­mo­bile ou sans électricité. 

Troisième grand défi : l’alimentation

Le défi d’une ali­men­ta­tion durable peut sem­bler a pri­ori très éloigné des con­tri­bu­tions de la fil­ière spa­tiale, qui pour­tant per­met de cul­tiv­er plus et mieux sans polluer. 

Grâce à des mod­èles agrométéorologiques, et à trois images satel­lites pris­es à des moments clés de la crois­sance des plantes, Farm­star, ser­vice inno­vant unique au monde, four­nit aux agricul­teurs abon­nés des pré­con­i­sa­tions d’apports en engrais dans chaque zone de leurs par­celles, c’est-à-dire la juste quan­tité d’azote qui sera absorbée par les plantes. Le résul­tat est que le ren­de­ment est max­imisé avec la juste quan­tité de fer­til­isants, qu’ils soient d’origine biologique ou chim­ique, lim­i­tant donc la pol­lu­tion des sols. 

Dans les bassins d’emploi de Farm­star, on observe une baisse du taux de nitrates dans les eaux souter­raines, con­séquence logique de l’absorption par les plantes de la total­ité de l’azote épan­du. À ce jour, plus de 800 000 hectares de cul­tures (blé, orge, colza et trit­i­cale) sont pilotés avec le sou­tien de Farm­star (qui per­met en out­re de prévenir le risque de verse et de détecter des maladies). 

Ecran Farmastar

L’irruption du New Space : défi ou opportunité ?

L’industrie spa­tiale européenne a eu à faire face à un défi d’une tout autre nature : l’irruption du New Space dont les entre­pre­neurs cherchent à créer la rup­ture pour par­venir à faire du busi­ness sur des marchés spa­ti­aux dont les bar­rières d’accès sont élevées avec des acteurs établis. 

S’agissant des marchés insti­tu­tion­nels, le total des bud­gets spa­ti­aux dans le monde s’élève à quelque 80 mil­liards d’euros par an. Plus de la moitié de ces mon­tants sont investis par les seuls États-Unis dont la poli­tique en la matière se résume en deux mots space dom­i­nance, ce qui explique le niveau de leur engage­ment budgétaire. 

L’Europe, elle, investit près de 7 mil­liards d’euros (Union européenne, Agence spa­tiale européenne et États en direct) sous l’impulsion de poli­tiques com­mu­nau­taires et nationales. Il y a donc une dif­férence d’échelle (presque un fac­teur 10) et d’homogénéité : face à des « États-con­ti­nents » tels que les États-Unis ou la Chine, l’Europe demeure un « con­ti­nent d’États ».

En regard des 80 mil­liards d’euros de bud­gets annuels, le marché commercial/export acces­si­ble (ser­vices de lance­ment, satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions et équipements) avoi­sine les 8 mil­liards d’euros, et ce mal­gré l’essor des activ­ités com­mer­ciales depuis les années 1980 et l’irruption du New Space. 

L’espace reste donc majori­taire­ment « insti­tu­tion­nel » et au ser­vice de mis­sions éta­tiques (défense, sci­ence, explo­ration, météo…). 

Des marchés très disputés

Les marchés commerciaux/export sont eux âpre­ment dis­putés par les entre­pris­es de tous les pays qui se sont dotés d’une indus­trie spa­tiale. En par­ti­c­uli­er par l’industrie spa­tiale man­u­fac­turière française qui y réalise plus de la moitié de son chiffre d’affaires. Cette répar­ti­tion est unique au monde, la plu­part des entre­pris­es des autres pays dépen­dant bien plus des bud­gets publics. 

L’industrie européenne, et tout par­ti­c­ulière­ment l’industrie spa­tiale française, est leader sur la plu­part des seg­ments de marché grâce à la fia­bil­ité recon­nue de ses solu­tions et à l’introduction d’innovations qui per­me­t­tent une dif­féren­ci­a­tion qui ne soit pas unique­ment en ter­mes de prix (satel­lites à propul­sion élec­trique, plate­formes de très grande capac­ité per­me­t­tant de réduire le coût du mégabit par sec­onde, nou­velles tech­nolo­gies et approches de développe­ment et de pro­duc­tion dérivées du pro­gramme de méga­con­stel­la­tions, charges utiles flex­i­bles s’adaptant à la demande en télé­com­mu­ni­ca­tions, téle­scopes com­pacts en car­bu­re de sili­ci­um, gyro­scopes à fibre optique, ventes de satel­lites, sys­tèmes et services…). 

Eutelsat 172B, premier satellite tout électrique non américain
Eutel­sat 172B, pre­mier satel­lite tout élec­trique non améri­cain, con­stru­it par Air­bus Defence and Space pour le compte d’Eutelsat et lancé par Ari­ane­space, opéra­tionnel depuis octo­bre 2017

Des acteurs du New Space en France

L’industrie française, com­péti­tive et capa­ble de pren­dre des risques compte tenu de sa grande expo­si­tion aux marchés com­mer­ci­aux et export, a su pren­dre le virage du New Space. Ain­si plusieurs entre­pris­es français­es au pre­mier rang desquelles Air­bus Defence and Space avec de nom­breux équipemen­tiers ont gag­né les appels d’offres mon­di­aux relat­ifs au seg­ment spa­tial de OneWeb (con­stel­la­tion de 900 satel­lites pour accéder à l’Internet dans le monde entier). La rapid­ité, les objec­tifs de coût req­uis trans­for­ment en pro­fondeur les entre­pris­es qui par­ticipent à cet effort : il y a désor­mais des acteurs du New Space en France. 

Le New Space offre donc une oppor­tu­nité de trans­former toute notre fil­ière du don­neur d’ordre à l’équipementier. Il ne faut pas s’y tromper, aux États-Unis le New Space a une face cachée : la mobil­i­sa­tion de moyens éta­tiques con­sid­érables (de nom­breux sous-sys­tèmes et tech­niques étaient disponibles, déjà testés dans les tech­nolo­gies de l’information et le spa­tial), des cahiers des charges réduits au min­i­mum quand ils exis­tent, et la créa­tion d’un cadre juridique favor­able pour n’en men­tion­ner que quelques-uns. 

La pression du tout numérique

Une par­tie de l’industrie spa­tiale française a entre­pris sa trans­for­ma­tion ; cepen­dant l’absence de GAFA européens doit inquiéter. 

“Un smartphone accède chaque jour aux données et services de plus d’une quarantaine de satellites”

En Europe, l’industrie des tech­nolo­gies de l’information est très frag­men­tée (3 ou 4 opéra­teurs par pays, et même si la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière de Tele­fon­i­ca a pu dépass­er 100 mil­liards d’euros, elle reste cinq fois plus faible que celle d’Alphabet/Google). Or la fil­ière spa­tiale a d’ores et déjà besoin de cloud et d’instruments du big data et elle peine à trou­ver des offres aus­si effi­cientes en Europe que les solu­tions offertes aux États-Unis. 

L’évolution de la fil­ière spa­tiale, grâce à la pres­sion con­cur­ren­tielle, à la dig­i­tal­i­sa­tion, au New Space va pass­er par une trans­for­ma­tion des acteurs publics et privés, une inter­péné­tra­tion tou­jours plus grande avec le monde des tech­nolo­gies de l’information.

Une filière en pleine transformation

Le secteur spa­tial est devenu une part inté­grante de la dig­i­tal­i­sa­tion de nos sociétés : il per­met de pro­duire et de traiter des don­nées (dont cer­taines inac­ces­si­bles depuis le sol), de syn­chro­nis­er les réseaux et de trans­fér­er des données. 

Les solu­tions spa­tiales ont désor­mais investi la qua­si-total­ité des secteurs de l’économie et con­tribuent de manière par­fois mécon­nue aux répons­es à de grands défis sociétaux. 

Le New Space intro­duit des rup­tures : l’industrie spa­tiale française s’y adapte mais la trans­for­ma­tion de toute la fil­ière est en marche.

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