Satellite Météosat

Un nouvel élan pour l’industrie spatiale européenne

Dossier : Reconquête spatialeMagazine N°736 Juin 2018
Par Alain BORIES (76)
Par Vivien CROES (10)

Si l’in­dus­trie spa­tiale européenne a de grands suc­cès à son act­if, elle est aujourd’hui con­fron­tée à une série de défis. Des marchés qui évolu­ent, moins de satel­lites géo­sta­tion­naires rem­placés par des con­stel­la­tions de petits satel­lites, le New Space avec des acteurs dis­rup­tifs. L’Eu­rope met donc en place les réor­gan­i­sa­tions néces­saires pour con­tin­uer à tenir son rôle. 

S’appuyant sur un cap­i­tal humain con­séquent grâce à un sys­tème d’enseignement supérieur et de recherche publique effi­cace, l’Europe a dévelop­pé une indus­trie spa­tiale per­for­mante et au plus haut niveau tech­nologique mon­di­al, mal­gré des finance­ments insti­tu­tion­nels bien moin­dres que dans les autres grandes puis­sances spa­tiales (par exem­ple, les dépens­es des acteurs insti­tu­tion­nels civils européens cor­re­spon­dent à 1/6e de leurs équiv­a­lents améri­cains, et ce rap­port est même de 1/20e pour les dépens­es spa­tiales militaires). 

Cette rel­a­tive faib­lesse de l’investissement pub­lic a d’ailleurs obligé l’industrie européenne à inve­stir sur les marchés com­mer­ci­aux (40 % de son chiffre d’affaires en 2016). 

Des réalisations remarquables

L’Europe compte déjà à son act­if de nom­breuses réal­i­sa­tions d’envergure. Tout d’abord, l’Europe occupe la place de pre­mier de la classe con­cer­nant les lance­ments dits « com­mer­ci­aux » (ouverts à la con­cur­rence) avec plus de 50 % de part de marché en 2016 pour les fusées Ari­ane.

Ensuite, elle a lancé Galileo, sys­tème de posi­tion­nement par satel­lite con­cur­rent du GPS améri­cain, du Glonass russe et du chi­nois Bei­dou, qui, mal­gré une longue ges­ta­tion, garan­tit à l’Europe son indépen­dance stratégique et offre une pré­ci­sion pour le moment inégalée. 

En matière d’observation de la Terre, son pro­gramme Coper­ni­cus avec ses satel­lites Sen­tinel, ain­si que des satel­lites de météorolo­gie à la pointe de la tech­nolo­gie (pro­grammes Météosat et MetOp) pla­cent l’Europe au meilleur niveau mondial. 

Dans le domaine mil­i­taire, elle s’est dotée d’une capac­ité d’observation avec très peu d’équivalents au monde en ter­mes de pré­ci­sion (satel­lites optiques Helios et CSO en France, satel­lites radars SAR-Lupe et SARah en Alle­magne, satel­lites radars Cos­mo-SkyMed en Italie). 

Elle a acquis une totale maîtrise de la chaîne de valeur du secteur des ser­vices de télé­coms (et TV) par satel­lite, avec trois des sept acteurs mon­di­aux de la fab­ri­ca­tion (Air­bus Defence & Space, Thales Ale­nia Space et OHB SE), et trois grands opéra­teurs (SES Glob­al, Inmarsat et Eutelsat). 

REPÈRES

Longtemps dans l’ombre des grandes puissances spatiales américaine et soviétique, l’Europe a su, au long des dernières décennies, développer son outil industriel jusqu’à se hisser aux premiers rangs du secteur spatial mondial.
Selon l’association Eurospace, cette industrie a réalisé un chiffre d’affaires de 8,2 G€ en 2016 (en hausse de 9,4 % par rapport à 2015), et emploie plus de 40 000 personnes (Facts and Figures 2017).

Des atouts à mieux employer

Ces atouts d’aujourd’hui sont les fruits des déci­sions d’hier qui ont organ­isé et façon­né l’outil indus­triel spa­tial européen. 

Ce tis­su indus­triel sem­ble à pre­mière vue un atout pour prof­iter au mieux des nou­velles ten­dances et du fort poten­tiel de crois­sance du secteur. Mais face aux change­ments struc­turels qui s’annoncent, portés par un regain du secteur privé pour les activ­ités spa­tiales autant que par un vent d’innovations con­quérantes souf­flant depuis la Sil­i­con Val­ley, quelles sont les répons­es pos­si­bles de l’industrie spa­tiale européenne ? 

Le poids de l’histoire

Le secteur indus­triel européen actuel est le fruit des poli­tiques indus­trielles passées. Poli­tiques qui s’inscrivaient alors dans l’élan de la con­struc­tion poli­tique et économique européenne. 

“Le spatial a un rôle décisif à jouer dans des enjeux majeurs de la société du XXIe siècle”

La créa­tion de l’Agence spa­tiale européenne (ESA), avec ses règles de retour géo­graphique, a per­mis de façon­ner un out­il indus­triel très dense et répar­ti dans les pays mem­bres de l’Agence, avec l’avantage d’un véri­ta­ble intérêt partagé pour le domaine spa­tial, y com­pris dans les plus petits États mem­bres, mais par­fois au détri­ment de l’efficacité (pas moins d’une ving­taine de sites pour pro­duire Ari­ane 5).

Néan­moins, la forte expo­si­tion au marché com­mer­cial a sou­vent per­mis d’améliorer forte­ment la compétitivité. 

Ain­si, dans un pre­mier temps, l’industrie spa­tiale européenne s’est naturelle­ment for­mée à par­tir des indus­tries aéro­nau­tiques et de défense (Aérospa­tiale, Matra, Mar­coni, DASA, Alenia…). 

À force de con­sol­i­da­tion de ces indus­tries, des groupes européens adossés aux grands groupes nationaux ont émergé (Air­bus Defence & Space, Thales Ale­nia Space, Ari­ane­Group) mais aus­si de nou­veaux acteurs pure play­ers (OHB).

De nouveaux défis technologiques et économiques

L’Europe a donc forgé un out­il indus­triel per­for­mant, mal­gré des niveaux d’investissement pub­lic bien inférieurs à ses con­cur­rents, dans un écosys­tème qui lui a assuré une cer­taine stabilité. 

Mais plusieurs fac­teurs vien­nent bous­culer cet équili­bre. Le pre­mier est le déclin struc­turel du marché com­mer­cial des satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions en orbite géo­sta­tion­naire, dû à l’essor d’Internet au détri­ment des canaux de dif­fu­sion tra­di­tion­nels de télévi­sion (dont le satellite). 

Le New Space

Le sec­ond défi est lié à l’émergence d’acteurs dis­rup­tifs, prin­ci­pale­ment de la Sil­i­con Val­ley, venant de secteurs sem­blant très éloignés du spa­tial (Ama­zon, Google…) pour lesquels l’espace représente une exten­sion « à la marge » de leurs activ­ités, mais avec des moyens colos­saux et des approches très novatrices. 

C’est ce que l’on appelle le New Space, avec le cre­do que l’on peut faire du spa­tial avec des pro­duits « sur étagère » en com­pen­sant une plus grande tolérance à la panne par un nom­bre plus grand de satel­lites, avec un besoin de cou­ver­ture glob­ale, que ce soit en matière d’observation (Plan­et) ou de télé­com­mu­ni­ca­tions (One Web), lié au mod­èle mon­di­al de leurs sponsors. 

L’introduction des cube­sats, petits satel­lites bon marché et stan­dard­is­és dont les capac­ités ont grande­ment pro­gressé avec la démoc­ra­ti­sa­tion de la microélec­tron­ique, per­met le déploiement de nou­velles capac­ités avec des cycles rapides. 

C’est ain­si que des sociétés nou­velles telles que Plan­et, Earth­Now ou Spire ten­tent de con­quérir des parts de marché en obser­va­tion de la Terre avec des méth­odes plus agiles, des cycles de renou­velle­ment des infra­struc­tures plus courts, et des busi­ness mod­els plus en phase avec les tech­nolo­gies dig­i­tales d’aujourd’hui.


Avec le satel­lite météorologique Météosat l’Europe est au meilleur niveau mondial.

Préparation d'un satellite Galileo
L’Union européenne a fait du spa­tial un enjeu stratégique européen, avec des pro­grammes emblé­ma­tiques comme Galileo.

Elon Musk, Jeff Bezos et les autres

Dans le secteur des lanceurs, l’émergence de la société SpaceX d’Elon Musk a créé une onde de choc. Très médi­atisée, elle n’est néan­moins pas la seule. La société Blue Ori­gin de Jeff Bezos arrive plus dis­crète­ment sur le marché mais est tout autant dis­rup­tive, sans compter les nom­breux pro­jets de mini­lanceurs (Rock­et Lab, Vector…). 

Le développe­ment rapi­de de ces nou­veaux acteurs mar­que l’arrivée, sur un ter­rain anci­en­nement pro­tégé et sta­ble, d’acteurs util­isant à leur avan­tage toute la panoplie des out­ils et méth­odes dig­i­tales pour révo­lu­tion­ner la chaîne de valeur. 

Ces acteurs exer­cent une pres­sion tou­jours plus impor­tante sur des struc­tures indus­trielles européennes, fruit de la guerre froide et de la logique du retour géo­graphique. Cet essor est égale­ment mar­qué par l’arrivée d’acteurs privés dans des secteurs jusqu’ici pure­ment régaliens. 

Ain­si Plan­e­tary Resources et Deep Space Indus­tries veu­lent-ils exploiter les ressources minières d’astéroïdes qu’ils auront préal­able­ment iden­ti­fiés et explorés ! 

Ce foi­son­nement de pro­jets et d’idées souligne les retards du Vieux Con­ti­nent con­cer­nant l’émergence de nou­veaux acteurs face au lead­er­ship améri­cain. En octo­bre 2017, sur 250 start-up spa­tiales ayant reçu un investisse­ment privé, seules 70 sont européennes. 

Une réponse européenne qui s’organise

Toute­fois l’Europe du spa­tial ne reste pas pas­sive et la réor­gan­i­sa­tion du secteur se met en place. La fusion des activ­ités lanceurs d’Airbus et Safran a per­mis la créa­tion d’ArianeGroup, pre­mier pas vers une ratio­nal­i­sa­tion des activ­ités indus­trielles de la chaîne lanceurs. 

De plus, les pro­jets de petits lanceurs émer­gent, portés par de grands groupes ou de petites struc­tures, soutenus ou non par les pou­voirs publics. 

Ces restruc­tura­tions et nou­veaux pro­jets sont le début de la réponse européenne et dépassent le seul secteur des lanceurs. Le change­ment de cul­ture est pro­fond et mar­qué par dif­férentes ini­tia­tives privées. 

Depuis l’investissement et le sup­port des grands groupes dans des start-up – comme la créa­tion d’Airbus Ven­tures en 2015 – à la par­tic­i­pa­tion active à des pro­jets, le secteur privé européen investit et prend des risques, sou­tenant l’effort porté par le secteur public. 

Salle de montage chez OneWeb
On con­state l’émergence d’acteurs dis­rup­tifs comme OneWeb dans le domaine des télécommunications.

Recherche et exploration spatiale

Un autre exemple à l’actif de l’industrie spatiale européenne est son activité de recherche et d’exploration spatiale dont les récentes aventures de Thomas Pesquet dans la Station spatiale internationale, ou de la sonde Rosetta autour de la comète 67P/ Tchourioumov-Guérassimenko (de son petit nom « Tchouri »), ne sont que la partie émergée d’un iceberg dynamique et innovant.

Un contexte favorable

Le con­texte européen est favor­able à cette trans­for­ma­tion. Tout d’abord, le spa­tial a un rôle décisif à jouer dans des enjeux majeurs de la société du XXIe siè­cle, comme le change­ment cli­ma­tique ou la voiture autonome. 

Ensuite, l’Union européenne a fait du spa­tial un enjeu stratégique européen, avec des pro­grammes emblé­ma­tiques comme Galileo et Coper­ni­cus. Enfin, il y a un réel effet d’entraînement sur la généra­tion Z au tra­vers d’aventures extra­or­di­naires comme Roset­ta ou le vol de Thomas Pes­quet dans l’ISS (sans men­tion­ner le buzz créé par Elon Musk autour de sa vision colonisatrice de Mars !), ce qui entraîne un engoue­ment crois­sant et la créa­tion de start-up innovantes. 

L’industrie spa­tiale européenne a donc tous les atouts pour relever les défis de demain, dans un secteur soumis à une pres­sion tou­jours plus forte, à con­di­tion que les acteurs clés mon­trent leur fac­ulté d’adaptation : capac­ité des acteurs privés à pren­dre en main leur pro­pre écosys­tème indus­triel, capac­ité du secteur pub­lic à accom­pa­g­n­er et encour­ager les néces­saires transformations. 

Bibliographie

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T. Pul­taro­va, « Hum­ble ori­gins dri­ves OHB sup­port for Europe’s space start-up scene », Space­News (26/10/17)

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