Tête optique du viseur d’étoiles Hydra de Sodern

Faire des équipementiers un atout pour l’industrie européenne

Dossier : Reconquête spatialeMagazine N°736 Juin 2018
Par Franck POIRRIER (79)

L’éternel dilemme, faire soi-même ses équipements ou les acheter à un acteur dont c’est le cœur de méti­er, qui sait innover et pro­duire moins cher parce que juste­ment il est en liai­son avec l’ensem­ble des maîtres d’œuvre.

De plus en plus de sys­témiers pro­duisent eux-mêmes les équipements qui seront embar­qués sur leur plate­forme de satel­lite, ou imposent à leurs four­nisseurs de ne pas ven­dre ces équipements à des con­cur­rents poten­tiels, les trans­for­mant ain­si en ate­liers déportés de façon à liss­er leur charge et à lim­iter l’impact de leurs coûts horaires supérieurs. 

Ces maîtres d’œuvre se réser­vent ain­si l’usage de ces équipements. Cette ten­dance découle d’une stratégie visant, glob­ale­ment, à garan­tir une maîtrise des risques et une maîtrise des coûts accrues. 

Faire soi-même sig­ni­fie con­naître la fia­bil­ité du pro­duit sans dépen­dre des assur­ances don­nées par un tiers, assur­er soi-même la tenue des plan­nings et la maîtrise de la sup­ply chain, garan­tir la par­faite adéqua­tion des équipements et du sys­tème en les con­ce­vant simultanément… 

Il faut aus­si y voir le con­tre­coup du retour géo­graphique européen qui a con­duit à des mon­tages indus­triels arti­fi­ciels et inef­fi­caces économiquement. 

REPÈRES

Sodern, filiale d’Ariane Group, est l’un des leaders mondiaux du marché des viseurs d’étoiles.
Un viseur d’étoiles est la combinaison d’une caméra extrêmement performante, conçue pour résister à l’environnement spatial, et d’un logiciel complexe, qui, ensemble, permettent aux satellites de déterminer leur orientation grâce aux étoiles.

Un pari risqué

Cette stratégie repose toute­fois sur un pari risqué : réus­sir à dévelop­per et pro­duire un équipement aus­si bien et moins cher qu’un acteur dont c’est le cœur de méti­er. Le mod­èle économique des équipemen­tiers spa­ti­aux s’appuie pré­cisé­ment sur leur capac­ité à ven­dre leurs pro­duits à l’ensemble des maîtres d’œuvre, y com­pris à l’exportation et y com­pris à des start-up qui vien­nent rompre les chaînes de valeur traditionnelles. 

Les avan­tages de ce posi­tion­nement en ter­mes de com­péti­tiv­ité sont évi­dents : l’équipementier peut diluer ses coûts de développe­ment et ses coûts fix­es entre tous ses clients et pro­duire en plus grande série, ce qui garan­tit des économies d’échelle.


Tête optique du viseur d’étoiles Hydra à hautes performances.
© Sodern 2017

À l’inverse, le maître d’œuvre qui inter­nalise les équipements doit porter seul tous les coûts asso­ciés et focalise ses investisse­ments sur des activ­ités tra­di­tion­nelles inté­grées en son sein au lieu d’explorer de nou­veaux marchés en rupture. 

Des avantages discutables

Si le pari est donc risqué en ter­mes de com­péti­tiv­ité, les avan­tages ne sont pas non plus évi­dents en ter­mes de maîtrise des risques. 

Le savoir-faire de la plu­part des équipemen­tiers français s’enracine dans leur expéri­ence, gage d’une maîtrise tech­nologique qu’il est dif­fi­cile d’égaler sur leur cœur de méti­er. Les acteurs his­toriques béné­fi­cient ici d’un atout majeur : le cap­i­tal con­fi­ance qu’ils ont acquis avec le temps auprès de leurs clients. 

Cette con­fi­ance peut se trans­former en pacte gag­nant-gag­nant : le maître d’œuvre s’appuie sur l’expertise de son four­nisseur pour définir ses spé­ci­fi­ca­tions et s’abstient de pra­ti­quer des sur­con­trôles lors de la fab­ri­ca­tion du pro­duit, ce qui induit des gains en temps et en coût, et peut compter en échange sur la capac­ité maintes fois prou­vée de l’équipementier à livr­er le pro­duit con­venu on time, on quality. 

Tirer parti des effets d’échelle

Le tour­nant du New Space et la con­cur­rence accrue posent aujourd’hui avec encore plus d’acuité les ques­tions du rôle des équipemen­tiers spa­ti­aux et, pour les maîtres d’œuvre, de la per­ti­nence d’une stratégie reposant sur l’intégration ver­ti­cale des activités. 

Dans l’équilibre per­for­mance — coût maîtrisé qui pré­side à la con­cep­tion d’un pro­duit, la philoso­phie New Space déplace évidem­ment le curseur vers la maîtrise des coûts avec l’acceptation d’une prise de risque supérieure. Dans ce cadre, l’avantage com­péti­tif induit par le mod­èle économique des équipemen­tiers exposé ci-dessus joue indu­bitable­ment en leur faveur. 

Mais le New Space, par l’augmentation des quan­tités de plate­formes et d’équipements qui l’accompagne, ajoute un troisième fac­teur dans l’équation : la cadence de pro­duc­tion. En clair, il faut faire vite, bon marché, et – même si les per­for­mances recher­chées sont moin­dres – bien. 

Repenser les produits et la façon de les faire

Dans ce nou­veau par­a­digme, je peux m’appuyer sur mon expéri­ence pour ten­ter de fournir des clés de lec­ture. Avant l’apparition des pre­miers pro­jets de con­stel­la­tions, la cadence de pro­duc­tion de notre société, qui a aug­men­té depuis, était d’environ cinquante unités par an. 

“Il faut faire vite, bon marché, et bien”

Lors du lance­ment du pro­jet de la con­stel­la­tion de 900 satel­lites de OneWeb, nous nous sommes trou­vés con­fron­tés à un prob­lème : pou­voir pro­duire 1 800 viseurs en deux ans, à un coût très net­te­ment inférieur, mais à per­for­mances légère­ment dégradées. Nous avons réus­si ce tour de force avec un viseur extrême­ment inno­vant nom­mé Auriga. 

Pour réus­sir, nous avons dû redéfinir nos modes de pen­sée et notre chaîne de pro­duc­tion. Nous nous sommes aperçus que nous devions nous posi­tion­ner sur les élé­ments sur lesquels nous avions le plus de valeur ajoutée, c’est-à-dire notam­ment l’optique et le logi­ciel, et nous insér­er dans des dis­posi­tifs indus­triels exis­tants pour pro­duire le viseur. Nous avons sélec­tion­né des parte­naires qui sont en charge, cha­cun, des pièces sur lesquelles ils appor­tent le plus de valeur ajoutée. 

Ce mod­èle présente un dou­ble avan­tage : d’une part, comme un maître d’œuvre de satel­lites achetant à un équipemen­tier, nous béné­fi­cions de la com­péti­tiv­ité de nos sous-trai­tants qui vendent leurs pro­duits à d’autres clients. D’autre part, nous insér­er dans des chaînes de pro­duc­tion exis­tantes nous a per­mis de lim­iter les investisse­ments néces­saires et d’atteindre la cible de coût. 

Des équipementiers bien armés dans la compétition mondiale

Notre pro­pre expéri­ence tend donc à con­forter notre lec­ture selon laque­lle les équipemen­tiers sont par­ti­c­ulière­ment bien armés pour être per­for­mants dans le monde du New Space. 

L’atterrisseur de la mission InSight de la Nasa équipé par la Sodern
L’atterrisseur de la mis­sion InSight de la Nasa, dont le cœur de l’instrument sci­en­tifique prin­ci­pal a été conçu par Sodern. © Sodern 2018

La France et l’Europe peu­vent compter sur plusieurs équipemen­tiers spa­ti­aux de haut niveau, dont des lead­ers his­toriques comme Zodi­ac Data Sys­tems, Sofradir, Air Liq­uide, Sodern… Plusieurs de ces équipemen­tiers ont déjà su faire preuve de leur capac­ité à se réinventer. 

Dans le domaine des satel­lites, la France a la chance d’avoir deux maîtres d’œuvre de satel­lites de classe mon­di­ale. Mais quand il faut financer de nou­velles tech­nolo­gies ou con­stru­ire une équipe de France unique à l’exportation, l’État peine à tranch­er et les équili­bres se font à son détri­ment (finance­ment d’études en dou­blon) et à celui des équipemen­tiers (exclus des marchés insti­tu­tion­nels à l’exportation, faible­ment financés par rap­port à leurs con­cur­rents internationaux). 

Dans son rap­port sur le spa­tial remis au Pre­mier min­istre à l’été 2016, Madame Fio­ra­so avait déjà souligné la fragilité de ce mod­èle indus­triel et avait au con­traire recom­mandé celui de la coopéti­tion, où les deux maîtres d’œuvre de satel­lites s’appuient sur une chaîne d’équipementiers com­mune et soutenue. 

Cette approche per­me­t­trait même d’envisager la créa­tion de stan­dards qui s’imposeront au niveau mon­di­al et qui don­neront aux indus­triels français un avan­tage sur leurs com­péti­teurs mondiaux. 

Si l’industrie spa­tiale et les États français et européens parvi­en­nent à s’emparer de ces enjeux et à envis­ager leurs équipemen­tiers comme un atout dans un secteur de plus en plus con­cur­ren­tiel, alors ils auront accom­pli l’un des pre­miers pas qui les con­duiront à relever les défis posés par le New Space.

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