Les Mémoires d’un tricheur

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°607 Septembre 2005Par : Sacha Guitry, dans une adaptation et mise en scène de Francis Huster, avec lui-même et Yves Le Moign’,Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Il est grave qu’on prenne Sacha Gui­t­ry pour Molière, mais ce qui est encore plus grave, c’est que ses con­tem­po­rains pre­naient Molière pour Sacha Gui­t­ry, écriv­it un jour Jean Cocteau. Qu’est-ce à dire ? Si Cocteau veut exprimer ain­si qu’il préfère Molière à Sacha Gui­t­ry, soit ; je ne le con­tredi­rai pas. On a beau l’aimer, il faut bien recon­naître qu’existe sou­vent entre les pièces de notre grand Sacha comme un air de ressem­blance qui fait que, au con­traire de l’érudit de théâtre, le spec­ta­teur moyen n’en garde par­fois qu’un sou­venir con­fus : tout amu­santes et bril­lantes qu’elles soient, il les con­fond facile­ment l’une avec l’autre. On ne saurait en dire autant de Molière.

Peut-être est-ce dû, au moins en par­tie, au sim­ple fait que Molière, mort à cinquante-trois ans, aura écrit une trentaine de pièces, au lieu que notre Sacha mou­rut à soix­ante-douze ans, en lais­sant cent vingt-qua­tre pièces et trente-deux films, dont beau­coup certes, mais non tous, furent son théâtre porté à l’écran.

Mais si le pro­pos de Cocteau tend à sig­ni­fi­er que Sacha Gui­t­ry ne fut rien qu’un amuseur pub­lic et, du même coup, que les con­tem­po­rains de Molière se trompèrent en lui attribuant cette même éti­quette, je récuse. Je ne vois pas en effet pourquoi il serait, de soi, dégradant d’amuser le pub­lic. Il ne paye pas sa place pour qu’on l’ennuie, et s’il ne la paye pas assez, s’en remet­tant aux con­tribuables pour le com­plé­ment, ce n’est pas une rai­son pour qu’on le bas­sine avec du gal­i­ma­tias édi­fi­ant, ou des mis­es en scène cul par-dessus tête, ou la com­bi­nai­son des deux : cir­con­stances qui se ren­con­trent, entre autres à la Comédie- Française, théâtre sub­ven­tion­né s’il en est.

Tout en défini­tive se situe dans la manière d’amuser : Sacha aura choisi celle de nous diver­tir en se moquant de lui-même, de ses amours exces­sives et incer­taines. Il fal­lait bien, pour cela, qu’il se mît sans cesse en scène et ne par­lât, mal­gré les apparences, que de soi. Ce qu’on lui aura beau­coup reproché, car ses suc­cès irri­taient : il fal­lait donc bien trou­ver quelque chose à redire. Or ce reproche mar­que une com­plète incom­préhen­sion de son ressort dra­ma­tique le plus fréquent, mar­que aus­si l’oubli que, s’il par­le de soi, c’est de façon pro­pre à nous faire pass­er un moment agréable, ce qui est tout de même l’essentiel. Après tout d’ailleurs, il n’est pas le seul à procéder de la sorte : nom­bre d’auteurs con­tem­po­rains s’adonnent à la con­tem­pla­tion pro­lixe de leur nom­bril, mais de façon si puis­sam­ment sopori­fique que leurs textes vous tombent des mains dès les pre­mières pages. Or je voudrais bien savoir qui s’est un jour assoupi en écoutant, ou même en lisant, du Sacha Gui­t­ry. Il n’endort jamais, agace peutêtre par­fois, mais seule­ment les esprits chagrins.

Et pour­tant, mal­gré toutes ses trou­vailles dans le choix des sujets, ses habiletés dans la con­struc­tion dra­ma­tique, ses prodigieux bon­heurs dans l’assemblage des mots – l’on aurait envie de dire “ des bons mots ” – quel désen­chante­ment sourd de toute son oeu­vre, à l’égard de la con­di­tion humaine en général, à celle du cou­ple en particulier.

Comme si, selon le mot de M. Fran­cis Hus­ter, “ Sacha ne ratait ses mariages que pour per­me­t­tre à Gui­t­ry de réus­sir ses divorces. ” Mais ce désen­chante­ment pour­tant vient sans doute de plus loin, de beau­coup plus loin, que de banales, encore que répétées, décep­tions amoureuses. Et, puisqu’il est ques­tion de M. Fran­cis Hus­ter, sachez que celui-ci vient d’illustrer ce pro­pos en pro­duisant au Théâtre des Math­urins Les Mémoires d’un tricheur, adap­ta­tion pour la scène d’un roman de Sacha Gui­t­ry, dont l’auteur tira lui-même un film d’une con­cep­tion fort orig­i­nale : une voix off y lit le texte tan­dis que se déroulent sur l’écran les scènes, muettes, que décrit le roman.

Dans cette adap­ta­tion, c’est le tricheur (joué par M. Fran­cis Hus­ter), pour lors client soli­taire du bar d’un grand hôtel, qui racon­te son his­toire au pub­lic, tan­dis qu’un bar­man peu loquace (Yves Le Moign’) le sert et vaque à ses pro­pres occu­pa­tions. Or l’histoire est dés­espérante : à l’âge de douze ans, le fils d’un petit épici­er nor­mand cha­parde quelques sous dans le tiroir-caisse pour s’acheter des billes. En puni­tion, il est privé du somptueux plat de champignons cueil­lis par un oncle en vue du repas de famille domini­cal. La platée com­por­tait des champignons mor­tels, de sorte que toute la maison­née passe de vie à tré­pas dans l’après-midi même, sauf le gamin.

En volant, il a triché avec son des­tin, qui se trou­ve ain­si scel­lé : tricheur pro­fes­sion­nel il devien­dra et amassera une for­tune colos­sale. Pris un jour de remords, pour d’émouvantes raisons, il arrêtera. Inca­pable pour­tant de s’arracher à l’univers doré des grands casi­nos, il con­tin­uera de jouer, en par­faite hon­nêteté. Et voilà que voitures de luxe, hôtel par­ti­c­uli­er, paquet de titres, tout y passe. S’il a atter­ri dans ce bar, totale­ment ruiné, c’est pour y jouer une dernière fois, à la roulette russe avec son revolver, dans les toi­lettes. Trichera-t-il, ne trichera-t-il pas ?

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