La Boutique de l’orfèvre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°563 Mars 2001Par : Karol Wojtila,Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Tirso de Moli­na, religieux de l’ordre de la Mer­ci, écriv­it quelque qua­tre cents pièces de théâtre, tout en exerçant longtemps les fonc­tions de supérieur de son ordre. On lui doit, entre autres, le per­son­nage de Don Juan, con­tes­tataire des règles de bien­séance et, pour cette rai­son au moins autant que par incli­na­tion, grand coureur de jupons. Lope de Vega et Calderon, pour leur part, ne se firent prêtres qu’après une jeunesse (pro­longée) de dramaturges.

Mais, à ma con­nais­sance du moins, on n’avait pas encore vu d’écrivain de théâtre devenir pape. C’est main­tenant le cas avec Karol Wojti­la, deux cent soix­ante-qua­trième suc­cesseur de Pierre sous le nom de Jean-Paul II. Encore étu­di­ant, il aura joué dans une troupe d’amateurs puis, en 1941, fondé avec un ami une com­pag­nie clan­des­tine, le “ Théâtre de la Rhap­sodie ”, des­tinée à la sauve­g­arde de la cul­ture polon­aise face à l’occupation ger­mano- nazie.

Cet automne à Paris, les jeunes comé­di­ens d’Art et Lumière repre­naient sa Bou­tique de l’orfèvre, sur la scène d’une petite salle amé­nagée dans la crypte de l’église Saint- Honoré‑d’Eylau, dans une tra­duc­tion française (éditée par Cana/Cerf). La mise en scène, très sobre, était de Paul de Larmi­nat, soutenue par de beaux éclairages et une choré­gra­phie déli­cate de Corinne Chachay.

À de cer­tains moments, on pen­sait à Claudel et à ses ver­sets. Il s’agit cepen­dant d’une pièce dif­fi­cile, plus proche d’ailleurs d’un poème à plusieurs voix que de théâtre pro­pre­ment dit : il n’y a pas d’action.

Dans la bou­tique de l’orfèvre,

on dore les montres
mesures du temps, elles rap­pel­lent à l’homme
que tout est fugi­tif, que tout change,
que tout passe.

Thérèse et André s’y sont arrêtés, pour choisir leurs alliances en rêvant à leur amour nais­sant, dont ils savent bien pour­tant qu’il ne peut dur­er tou­jours, car la mort est au bout du des­tin, quoi qu’il arrive. Le chœur alors leur enseigne que la pen­sée passe par le corps :

Pour vos pensées
pour votre amour
cherchez refuge dans vos corps.
Il ajoute cepen­dant aus­sitôt une déchi­rante mise en garde :

Pour vos pensées
Tant qu’ils existent.

Anna s’arrête aus­si à la bou­tique de l’orfèvre. Sa vie de cou­ple avec Stéphane a échoué. Elle voudrait ven­dre son alliance. L’orfèvre la pèse, mais la bal­ance indique zéro. Il s’en explique :

Ma bal­ance est assez particulière,
elle ne pèse pas le métal mais la vie de l’homme
et son destin.
Votre mari est vivant,
il me faut deux alliances pour la faire bouger.

Anna repart, un peu hon­teuse, et le choryphée la pro­tège alors des décep­tions d’une brève ren­con­tre, en lui faisant entrevoir le poids de l’Amour divin, même si l’Époux ne peut encore pren­dre pour elle que le vis­age de Stéphane.

André est mort à la guerre quand son fils Christophe avait deux ans. À présent, Christophe est un jeune homme. Il a ren­con­tré Monique, la fille d’Anna et Stéphane, car ils suiv­ent les mêmes études. Ensem­ble, ils vont aus­si à la bou­tique de l’orfèvre mais Monique, instru­ite par l’échec de ses par­ents, doute d’elle-même et de son amour.

Je voudrais être à toi
mais être moi m’en empêche.

dit-elle à Christophe.

Elle ne sait pas si elle aime ou si elle veut surtout fuir ses par­ents, avec Christophe. Stéphane son père a bien com­pris cela, qui le rap­proche d’Anna. Il la prend par l’épaule :

Anna, nous avons beau­coup per­du… durant des années,
nous ne nous sen­tions plus enfants.
Quel dom­mage, Anna ! Quel dommage !

Telles sont les dernières paroles de cette longue médi­ta­tion dia­loguée sur l’amour humain, pleine de dis­crets, mais quelque peu envoû­tants, cha­toiements poé­tiques. Tout cela n’est à coup sûr guère acces­si­ble au “ grand pub­lic ”, surtout con­tem­po­rain. Il faut savoir gré à la Com­pag­nie Art et Lumière d’avoir eu le courage d’affronter cette dif­fi­culté, mais aus­si d’avoir su, avec beau­coup de bon­heur, ren­dre vivante sous nos yeux une très belle et très intem­porelle rhap­sodie polon­aise, qu’on trou­vera ensuite joie à relire.

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