Le “tout financier” : nouvelle mode stratégique ou phénomène de fond ?

Dossier : Les consultantsMagazine N°528 Octobre 1997Par : Dominique G. MARS, président de Mars & Co

Début sep­tem­bre 1997, une très grande entre­prise améri­caine diver­si­fiée, dont la cap­i­tal­i­sa­tion bour­sière était de $23 B annonce à la fois une procé­dure de rachat d’ac­tions de près de $2 B, un désen­gage­ment d’ac­tiv­ités de pro­duc­tion et un write-off (amor­tisse­ment) de plusieurs cen­taines de mil­lions de dol­lars. Le cours instan­ta­né de l’ac­tion mon­ta de presque 6 % !…

De telles nou­velles sont main­tenant dev­enues courantes : éla­gage de porte­feuille, write-offs impor­tants, rachats d’ac­tions sem­blent faire par­tie de l’arse­nal nor­mal des grandes entre­pris­es engagées de plus en plus dans la course à la val­ori­sa­tion bour­sière. En quoi ceci peut-il cor­re­spon­dre à une réal­ité économique ? Ne subis­sons-nous pas plutôt une mode stratégique de plus, celle-ci portée par la pro­lon­ga­tion d’un cycle bour­si­er haussier anor­male­ment long ?

Pour tranch­er, il est intéres­sant d’une part de replac­er cette mode dans un con­texte his­torique et d’autre part d’en dis­sé­quer les aspects qui pour­raient après tout s’avér­er pérennes.

Les grandes phases de l’analyse stratégique

La for­mal­i­sa­tion de l’analyse stratégique com­mença avec l’émer­gence du Con­trôle de Ges­tion. Au tout début, pen­dant les trente glo­rieuses, ce fut rel­a­tive­ment sim­ple : étant don­né que tout crois­sait, il fal­lait sim­ple­ment s’as­sur­er que le cap­i­tal (ressource encore rel­a­tive­ment rare) était bien “saupoudré” de façon équitable.

La fin des trente glo­rieuses, au pre­mier choc pétroli­er, vit appa­raître la pre­mière véri­ta­ble mode d’analyse stratégique : la ges­tion du porte­feuille d’ac­tiv­ités à la BCG.

En sim­pli­fi­ant, la mode suiv­ante qui s’é­grena tout au long des années 80 com­mença par la fausse bonne idée (pop­u­lar­isée par Porter) des straté­gies génériques et cul­mi­na en point d’orgue par le raz-de-marée du reengi­neer­ing.

Les man­agers main­tenant en charge du des­tin de leurs entre­pris­es sont donc les vétérans de toutes ces cam­pagnes (et de quelques autres plus mineures comme le tout qual­ité, le bench­mark­ing, la pyra­mide inver­sée, l’or­gan­i­sa­tion plate…). Ils ont à juste titre l’im­pres­sion d’avoir tout essayé : ils ont lam­iné leurs coûts, ils se sont focal­isés sur la qual­ité, ils ont réor­gan­isé à tour de bras… et voilà une nou­velle vague qui les frappe ! Il leur faut main­tenant se soumet­tre à la loi de la créa­tion de valeur (share­hold­er val­ue). En quoi est-ce vrai­ment jus­ti­fié ou en quoi n’est-ce qu’une mode de plus, celle-ci liée au cycle bour­si­er actuel ?

Pour répon­dre à la ques­tion, il est néces­saire d’être tout d’abord très clair sur ce que doivent être les véri­ta­bles juges de paix financiers sanc­tion­nant toute action stratégique.

Les juges de paix financiers

Il faut bien recon­naître que la mode actuelle de share­hold­er val­ue a l’a­van­tage de plac­er au pre­mier plan le critère de retour sur cap­i­taux pro­pres (RCP). Si l’on com­prend aisé­ment que ce critère est vertueux en instan­ta­né, un sec­ond aspect très posi­tif en est sou­vent nég­ligé : celui de la crois­sance induite.

En effet, à struc­ture de bilan con­stante, le taux de crois­sance souten­able pour une entre­prise est égal à son retour sur cap­i­taux pro­pres mul­ti­plié par son taux de réten­tion des béné­fices : C = RCP x t. Or, dans un monde qui crée de la richesse à long terme à un taux de 2.5/3 % par an, pour se dis­tinguer il faut croître beau­coup plus rapi­de­ment que cela. Une entre­prise qui a une RCP de 6 % et un taux de dis­tri­b­u­tion de 50 % ne peut (à struc­ture con­stante) que croître à 3 %, man­i­feste­ment insuffisant !

Lais­sons de côté un moment les manip­u­la­tions compt­a­bles qui per­me­t­tent de réduire les fonds pro­pres arti­fi­cielle­ment (write-offs exagérés, accéléra­tion d’amor­tisse­ment des sur­valeurs à la Han­son, rachats d’ac­tions…), nous y revien­drons plus loin, et con­cen­trons-nous sur le lien entre la RCP et les act­ifs mis en oeu­vre par l’en­tre­prise. À struc­ture d’en­det­te­ment con­stante, le retour sur fonds pro­pres est totale­ment déter­miné par le retour sur cap­i­taux engagés (RCE) :

RCP = RCE + (RCE — i) D / CP

Bien enten­du, si la RCE est supérieure au taux d’in­térêt le levi­er financier est posi­tif et vice-ver­sa. Le plus impor­tant, c’est que la seule manière stratégique de faire croître la RCP est de faire croître le retour sur cap­i­taux engagés.

Jusque-là, rien que de clas­sique : on con­state que comme pour le levi­er d’en­det­te­ment, si la RCE est supérieure au coût ajusté du cap­i­tal, l’E­VA est pos­i­tive. Pour­tant, tout ceci est très large­ment insuff­isant car restant au niveau du con­stat et n’indi­quant en aucune manière les voies à emprunter pour opti­miser le retour sur cap­i­taux engagés.

Pour cela il faut aller plus loin et s’in­ter­roger sur les con­sti­tu­ants de la RCE et donc les moteurs de la per­for­mance. Or, RCE = marge : inten­sité cap­i­tal­is­tique, ce qui indique claire­ment qu’un man­ag­er doit s’in­ter­roger à la fois sur la façon d’amélior­er sa marge (a pri­ori très liée aux per­for­mances con­cur­ren­tielles rel­a­tives) mais égale­ment sur la façon de dimin­uer son inten­sité capitalistique.

Pour résumer :
— Le retour sur cap­i­taux pro­pres est un juge de paix essen­tiel, car per­me­t­tant non seule­ment de récom­penser l’ac­tion­naire mais égale­ment d’as­sur­er la crois­sance à venir.
— Le retour sur cap­i­taux pro­pres est, à struc­ture de bilan con­stante, déter­miné par le retour sur cap­i­taux employés qu’il faut donc opti­miser activ­ité par activité.
— Le retour sur cap­i­taux employés s’op­ti­mise en agis­sant à la fois sur la marge opéra­tionnelle et sur l’in­ten­sité capitalistique.

Si le “tout financier” actuel avait pour con­séquence unique de faire pren­dre con­science de ces réal­ités ce serait très bien. Mais mal­heureuse­ment, la sit­u­a­tion est beau­coup plus complexe.

Les aspects négatifs du “tout financier”

Les aspects négat­ifs du “tout financier” tour­nent prin­ci­pale­ment autour des manip­u­la­tions compt­a­bles aux­quelles il peut don­ner lieu. En effet dans cette quête per­pétuelle vers la sat­is­fac­tion de “l’an­tic­i­pa­tion sur l’an­tic­i­pa­tion”, la créa­tiv­ité se donne libre cours, quelque­fois de façon très limite.

Il arrive que les write-offs (qui don­nent lieu à une diminu­tion des fonds pro­pres donc à une aug­men­ta­tion mécanique de la RCP) ne soient pas tous économique­ment jus­ti­fiés. Il en est de même pour les déf­i­ni­tions quelque­fois élas­tiques des plus-val­ues. Ain­si pen­dant longtemps les ana­lystes ont fer­mé les yeux sur le traite­ment par Coca-Cola des fonds tirés de leur pro­gramme de re-fran­chis­ing : quand cette machine s’est essouf­flée en 1997, le cours de l’ac­tion a bais­sé de plus de 20 % en trois mois.

De la même manière, les rachats d’ac­tions sont en train d’at­tein­dre des seuils déli­cats. En 1996, les cor­po­rate prof­its aux États-Unis étaient légère­ment inférieurs à $500 B et les rachats d’ac­tions se sont élevés à $120 B !

C’est d’au­tant plus déli­cat si l’on prend en compte qu’une par­tie de ces rachats est liée aux stock-options, l’en­tre­prise rachetant pour les annuler les actions dont les options ont été lev­ées par son per­son­nel. Ceci est ren­du pos­si­ble par un traite­ment fis­cal par­ti­c­uli­er aux États-Unis. Microsoft est bien enten­du un cas extrême puisque le traite­ment priv­ilégié des stock-options a pu représen­ter jusqu’à 20/25 % du résul­tat net ! Microsoft mar­que égale­ment les lim­ites du phénomène, puisque ses dirigeants, qui n’ont pu procéder à aucun rachat d’ac­tions au 2e trimestre 1997 en rai­son du cours élevé du titre (la cap­i­tal­i­sa­tion ayant dépassé $150 B !), mul­ti­plient main­tenant les déc­la­ra­tions pour le faire baiss­er ! Le monde à l’envers…

Poussé à de tels extrêmes, le sys­tème peut revenir en quelque sorte à un proces­sus de destruc­tion du cap­i­tal par les cap­i­tal­istes eux-mêmes ! Sit­u­a­tion car­i­cat­u­rale qui ne peut éter­nelle­ment s’accélérer.

Exclu­sive­ment dédié à la Stratégie d’en­tre­prise, Mars & Co tra­vaille en parte­nar­i­at exclusif avec un nom­bre lim­ité de clients à l’échelle mon­di­ale. Son effec­tif total de l’or­dre de 200 con­sul­tants est répar­ti de façon égale entre ses bureaux améri­cains (New York, San Fran­cis­co) et européens (Lon­dres, Paris).

Alors ? Mode ou phénomène de fond ?

Il est clair que le “tout financier” peut con­duire à des extrêmes car­i­cat­u­raux et nuis­i­bles. C’est en ce sens que le cycle haussier actuel des Bours­es a engen­dré une mode dont un cer­tain nom­bre de ver­tus sup­posées voleront en éclats au prochain cycle baissier.

Il n’empêche que cette péri­ode aura eu le grand avan­tage de met­tre en avant la néces­sité de priv­ilégi­er le retour sur cap­i­taux pro­pres. Comme nous l’avons vu, priv­ilégi­er la RCP revient mécanique­ment à opti­miser le retour sur cap­i­taux engagés, donc à opti­miser en per­ma­nence et dans toutes ses activ­ités l’ar­bi­trage entre marge opéra­tionnelle et inten­sité cap­i­tal­is­tique. Le “tout financier” aura donc eu l’a­van­tage pour les man­agers avisés (les vétérans men­tion­nés plus haut) de focalis­er leur atten­tion sur les bonnes mesures. Ces aspects-là sont ceux d’un phénomène de fond, ils ne s’é­va­poreront pas au prochain cycle baissier.

Restera tou­jours au man­age­ment, pour opti­miser l’ar­bi­trage dont nous par­lons, à agir sur des leviers que la doc­trine actuelle de créa­tion de valeur n’en­seigne pas. Il lui fau­dra con­tin­uer à lamin­er ses coûts, raf­fin­er la pro­fondeur et la finesse de son analyse con­cur­ren­tielle, con­stam­ment adapter sa seg­men­ta­tion stratégique, faire évoluer son sys­tème de “récompenses/punitions” et… en ter­mes de com­mu­ni­ca­tion appren­dre “à dire ce que l’on va faire et faire ce que l’on a dit”.

Pour résumer de façon lap­idaire, je crois que les excès de la mode du “tout financier” dis­paraîtront au prochain cycle baissier des Bours­es mais que, heureuse­ment, des juges de paix fon­da­men­taux comme le cou­ple retour sur cap­i­taux propres/retour sur cap­i­taux employés con­tin­ueront de mar­quer le man­age­ment des péri­odes à venir.

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