Intégration verticale – Panacée stratégique ou miroir aux alouettes ?

Dossier : Les consultantsMagazine N°528 Octobre 1997Par Vincent ROUXEL (68)Par François ROUSSEAU (HEC 86)

Il est natu­rel pour un acteur d’une chaîne sec­to­rielle de rêver d’une intégration :

– en amont, pour cap­ter les marges « éhon­tées » dont béné­fi­cient ses fournisseurs,
– ou en aval, pour rem­pla­cer des clients ou par­te­naires, capri­cieux et volages, par des filiales disciplinées.

Afin de convaincre les scep­tiques, les grands prêtres de l’in­té­gra­tion ver­ti­cale vous assè­ne­ront qu’elle per­met d’ailleurs de « cumu­ler les marges… » en omet­tant de men­tion­ner le cumul, pour­tant tout aus­si évident, des capi­taux engagés.

Afin de convaincre les scep­tiques, les grands prêtres de l’in­té­gra­tion ver­ti­cale vous assè­ne­ront qu’elle per­met d’ailleurs de « cumu­ler les marges… » en omet­tant de men­tion­ner le cumul, pour­tant tout aus­si évident, des capi­taux engagés.

De nom­breuses « suc­cess sto­ries » d’in­té­gra­tion ver­ti­cale per­mettent d’é­tayer la per­ti­nence de cette ambi­tion stratégique :

  • Louis Vuit­ton et Her­mès en pro­duits de luxe,
  • Lapeyre, Kalon et Sher­win Williams en concep­tion, pro­duc­tion et dis­tri­bu­tion de pro­duits pour le bâtiment,
  • Marks and Spen­cer, Ikea et tant d’autres en déve­lop­pe­ment de marque, concep­tion et dis­tri­bu­tion de pro­duits grand public,
  • BSN pas­sant du conte­nant verre, au conte­nu alimentaire,
  • Stone Contai­ner en papier kraft et trans­for­ma­tion (caisse car­ton et sac)…
     

Les détrac­teurs de l’in­té­gra­tion ver­ti­cale pour­ront inver­se­ment citer des exemples de « dés­in­té­gra­tion » volon­taire ayant créé de la valeur : sépa­ra­tion de l’a­mont chi­mique et des spé­cia­li­tés aval par ICI, plus récem­ment de l’a­mont pape­tier et de la transformation/distribution par KNP…

Tele­sis est lar­ge­ment pro­té­gé de la ten­ta­tion de l’in­té­gra­tion ver­ti­cale par la modes­tie de ses moyens finan­ciers, qui ne lui per­mettent de s’intégrer :

  • ni en amont, par une prise de contrôle de ses prin­ci­paux four­nis­seurs, Micro­soft, Apple et Air France,
  • ni en aval, en lan­çant une OPA, même ami­cale, sur ses grands clients, Saint-Gobain, Pinault-Prin­temps Redoute, LVMH…

Nous pou­vons donc, sans mérite, por­ter un juge­ment dépas­sion­né sur ce thème éternel.

Les argu­ments tra­di­tion­nels en faveur de l’in­té­gra­tion aval sont bien connus ; ils n’ont pas valeur d’é­van­gile et des contre-exemples peuvent leur être opposés.

  • L’in­té­gra­tion en dis­tri­bu­tion doit per­mettre de mieux connaître le com­por­te­ment des consom­ma­teurs finaux, sou­vent opaque pour les pro­duc­teurs. Tou­te­fois, ces der­niers peuvent mettre en place des enquêtes clien­tèles régu­lières, voire échan­ger des don­nées avec les points de vente (c’est par exemple le cas de Estée Lau­der qui a mis en place avec les grands maga­sins amé­ri­cains des rele­vés de per­for­mance détaillés de ses actions promotionnelles).
  • CA/CAPITAUX ENGAGÉS

    • Wal­mart 2,5
    • Proc­ter & Gamble 2,0

    VALEUR AJOUTÉE/CAPITAUX ENGAGÉS

    • Wal­mart 0,5
    • Proc­ter & Gamble 1,0 (e)
       

    Les métiers aval sont géné­ra­le­ment sup­po­sés moins inten­sifs en capi­tal que l’a­mont. Cette convic­tion repose sou­vent sur une ana­lyse dis­cu­table du ratio chiffre d’affaires/capitaux enga­gés. Un indi­ca­teur plus per­ti­nent (valeur ajoutée/capitaux enga­gés) démon­tre­rait, au contraire, que les métiers aval sont sou­vent plus consom­ma­teurs en capi­taux, par exemple pour Wal­mart et Proc­ter & Gamble en 1996 :

  • L’in­té­gra­tion per­met­trait de mieux lis­ser les per­for­mances finan­cières en amor­tis­sant les effets de cycles, confé­rant de meilleurs mul­tiples bour­siers. L’ac­tion­naire avi­sé res­te­ra de marbre face à cette « fine » ana­lyse stra­té­gique : il pour­ra lui-même consti­tuer un por­te­feuille sec­to­riel regrou­pant des acteurs amont et aval.
  • Autre argu­ment fré­quent : le poids crois­sant et la concen­tra­tion de la dis­tri­bu­tion incitent natu­rel­le­ment les marques à déve­lop­per leurs propres points de vente pour ne pas lais­ser absor­ber leurs marges par les « mas­to­dontes » de la dis­tri­bu­tion. Pour­tant depuis 1993 tan­dis que le retour sur fonds propres de Wal­mart se dété­riore, celui de Proc­ter & Gamble pro­gresse pour atteindre désor­mais un niveau deux fois supé­rieur à celui du grand dis­tri­bu­teur américain !
     

Les argu­ments en faveur de l’in­té­gra­tion amont sont simi­laires et reposent en géné­ral sur la volon­té de récu­pé­rer la marge de ses four­nis­seurs et de s’as­su­rer un appro­vi­sion­ne­ment pri­vi­lé­gié. Mais pour défendre sa posi­tion de coût et son dyna­misme créa­tif, l’ac­ti­vi­té inté­grée vou­dra ser­vir des clients externes afin d’at­teindre la taille cri­tique, et sera ain­si expo­sée à une saine ému­la­tion concur­ren­tielle. La néces­si­té alors d’a­li­gner les prix de trans­ferts au mar­ché jus­ti­fie­ra de conser­ver la plus grande auto­no­mie « stra­té­gique ». Où est alors la « créa­tion de valeur » de l’intégration ?

Faut-il conclure que toutes les stra­té­gies d’in­té­gra­tion ver­ti­cale sont condam­nées à ne pas créer de valeur pour les action­naires ? Un regard sur les per­for­mances finan­cières de Louis Vuit­ton, Sher­win Williams, Marks and Spen­cer ou de Lapeyre nous retien­dra d’un juge­ment aus­si extrême.

Quelles sont donc les recettes infaillibles, le vade-mecum du « par­fait inté­gra­teur vertical » ?

Il serait trop ambi­tieux de pré­tendre résoudre en quelques phrases un sujet aus­si vaste et com­plexe. Notre expé­rience nous sug­gère tou­te­fois quelques remarques :

  • Les suc­cès reposent fré­quem­ment sur une réduc­tion sen­sible des coûts et des capi­taux enga­gés dans l’in­ter­face entre amont et aval : l’in­té­gra­tion crée­ra de la valeur si elle per­met une éco­no­mie sen­sible des dif­fé­rentes fonc­tions (concep­tion pro­duit, logis­tique, vente…) et de réduire les capi­taux enga­gés (stocks…). Ce prin­cipe, certes simple, implique tou­te­fois une modi­fi­ca­tion pro­fonde des modes de ges­tion d’une filière inté­grée. En par­ti­cu­lier, une ges­tion auto­nome des dif­fé­rentes étapes (concep­tion, fabri­ca­tion, dis­tri­bu­tion…) ne per­met­tra pro­ba­ble­ment pas de maté­ria­li­ser les éco­no­mies potentielles.
  • Les exemples des grands dis­tri­bu­teurs modernes (GAP, Marks and Spen­cer, Ikea…) sug­gèrent que si l’in­té­gra­tion de la com­pé­tence de concep­tion pro­duit est créa­trice de valeur, elle ne néces­site pas d’in­té­grer capi­ta­lis­ti­que­ment la fabri­ca­tion. Une telle approche néces­site bien sûr l’exis­tence de façon­niers à coûts bas dont la voca­tion ne soit pas de pro­mou­voir des pro­duits à leur marque, mais de four­nir exclu­si­ve­ment en marques propres la dis­tri­bu­tion. L’in­té­gra­tion des dis­tri­bu­teurs est alors réelle pour la concep­tion et le mar­ke­ting du pro­duit, mais « vir­tuelle » vis-à-vis de la fabri­ca­tion : ils spé­ci­fient et contrôlent étroi­te­ment toute la chaîne de fabri­ca­tion, sans tou­te­fois enga­ger de capitaux.
  • Les grandes réus­sites en matière d’in­té­gra­tion ver­ti­cale sont en géné­ral construites dans le concept de départ. Ikea, Marks and Spen­cer, GAP, Lapeyre, Kalon, Zara n’ont pas modi­fié sen­si­ble­ment leur approche en se déve­lop­pant : les ingré­dients du suc­cès étaient pré­sents dès l’o­ri­gine. Les stra­té­gies visant à accroître l’in­té­gra­tion ver­ti­cale sont sen­si­ble­ment plus dif­fi­ciles à mettre en oeuvre quand l’en­tre­prise a atteint une phase de déve­lop­pe­ment avan­cée. Elles conduisent à une modi­fi­ca­tion des règles du jeu avec l’en­vi­ron­ne­ment (clients, dis­tri­bu­teurs, four­nis­seurs…) qui peut fra­gi­li­ser dura­ble­ment l’entreprise.
     

Les acteurs d’une même indus­trie peuvent atteindre des per­for­mances excep­tion­nel­le­ment éle­vées avec des stra­té­gies d’in­té­gra­tion oppo­sées. Dans la mode, Arma­ni et Ver­sace, qui ont choi­si des modèles de déve­lop­pe­ment lar­ge­ment dif­fé­rents, (le pre­mier est net­te­ment plus inté­gré en amont et en aval que le second) atteignent l’un et l’autre des niveaux de crois­sance et de ren­ta­bi­li­té enviables.

Face à la varié­té des situa­tions, pour les suc­cès pro­mus au rang de véri­tés uni­ver­selles, comme pour les échecs qui font plus rare­ment l’ob­jet d’exé­gèse, le doute s’im­pose comme seule atti­tude raisonnable.

Tou­te­fois avant de s’é­crier, avec G. Flau­bert « Nous allons tom­ber dans l’a­bîme effrayant du scep­ti­cisme » (in Bou­vard et Pécu­chet), nous pro­po­sons la démarche sui­vante, pour consi­dé­rer une inté­gra­tion verticale :

1 - iso­ler les tâches élé­men­taires depuis l’a­mont jus­qu’à l’a­val : pro­duc­tion des dif­fé­rentes matières pre­mières et inter­mé­diaires, concep­tion, fabri­ca­tion, mar­ke­ting, jus­qu’à la dis­tri­bu­tion, la vente et le SAV au des­truc­teur final du produit ;
2 - pour chaque tâche élé­men­taire défi­nir les règles du jeu et la taille cri­tique néces­saire. Mes volumes actuels et mon exper­tise me per­met­tront-ils d’être com­pé­ti­tif sur cette tâche ? Si ce n’est pas le cas, il doit être pos­sible d’i­den­ti­fier un par­te­naire plus com­pé­tent dis­po­sant de coûts plus bas ;
3 – com­ment la répar­ti­tion de la valeur ajou­tée peut-elle évo­luer entre les dif­fé­rents acteurs de la chaîne sec­to­rielle (vers un ren­for­ce­ment de l’a­mont, vers une concen­tra­tion de la distribution) ?
4 – à par­tir de ces élé­ments, quelles tâches dois-je inté­grer pour ne pas être mar­gi­na­li­sé par les évo­lu­tions de la filière, et com­ment atteindre la taille cri­tique sur cha­cune de ces tâches (par­te­na­riats, acquisitions…) ?
5 – quelles éco­no­mies (en coûts et capi­taux enga­gés) résul­te­raient de l’intégration ?
6 – enfin, com­ment struc­tu­rer et diri­ger cette orga­ni­sa­tion nou­velle pour que l’in­té­gra­tion crée de la valeur, sans nuire à la com­pé­ti­ti­vi­té de chaque tâche, et pour marier les cultures en géné­ral très dif­fé­rentes entre les maillons de la chaîne.

Cette réflexion doit être menée pério­di­que­ment puisque l’en­vi­ron­ne­ment évo­lue, que les tech­no­lo­gies faci­litent l’in­té­gra­tion de tâches phy­si­que­ment éloi­gnées et que cer­taines com­pé­tences, enfin, peuvent être délé­guées à des acteurs focalisés.

Il sera tou­jours pré­fé­rable de remettre en cause soi-même son péri­mètre d’ac­ti­vi­té et son rôle dans la filière quand « tout semble bien aller », plu­tôt que d’at­tendre qu’un concur­rent ne se charge de bou­le­ver­ser l’ordre établi…

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