La Cantatrice chauve

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°603 Mars 2005Par : Ionesco, interprété par les Compagnons de la ChimèreRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Le 4 jan­vi­er 2005

Mon­sieur l’Administrateur général,

Ah ! l’année com­mence mal pour votre mai­son : voici encore une let­tre dis­ant la con­ster­na­tion d’abonnés fidèles !

Ma femme, ma belle-fille et moi sommes allés hier soir à la représen­ta­tion de Place des héros. Peut-on imag­in­er de la part de la Comédie-Française un choix plus mauvais ?

On prend un texte sans orig­i­nal­ité, mais dici­ble, dont la lec­ture dur­erait vingt min­utes. On pré­tend en faire une pièce de théâtre en répé­tant dix fois cha­cune des nom­breuses asser­tions déclam­a­toires – ce qui ne suf­fit pas à don­ner de l’intérêt aux lieux com­muns, bien au contraire.

On charge un jeune met­teur en scène pré­ten­du­ment “ orig­i­nal ” de mon­ter la pièce. Il plonge le tout dans l’obscurité, fige les acteurs, leur recom­mande de par­ler sou­vent de manière inaudi­ble – et par­fois en tour­nant le dos au pub­lic. Avec l’auteur, on cri­tique sans mesure l’Autriche et sa vie poli­tique actuelle. Est-ce là le rôle de notre scène nationale ?

On parvient aisé­ment ain­si au spec­ta­cle le plus ennuyeux qui se puisse con­cevoir. D’ailleurs, les comé­di­ens, eux aus­si, ressen­tent vis­i­ble­ment cet ennui. Et c’est pitié, à l’extrême fin de la car­rière de votre doyenne, de lui con­fi­er un tel rôle.

J’ajoute, après ces pro­pos mesurés, que l’entreprise est scan­daleuse sur le plan financier, si l’on pense à la part de nos impôts qui, sous la forme de sub­ven­tion, vient grossir le prix déjà élevé des places.

Ras­surez-nous, Mon­sieur l’Administrateur général : avouez votre erreur, mais n’en faites plus d’autre de cette taille. On a beau avoir l’esprit ouvert, rien n’est pire qu’une fausse, pré­ten­tieuse et dor­mi­tive originalité.

Ras­surez-nous, car j’hésite à renou­vel­er nos abon­nements pour l’an prochain.

Veuillez accepter, Mon­sieur l’Administrateur général, mes salu­ta­tions sincères.

M. D. INDJOUDJIAN (41)

P.−S. :
a) Je ne suis pas par­ti avant la fin de ces trois heures inter­minables, car j’étais au milieu du rang.
b) Comme beau­coup de spec­ta­teurs, nous nous sommes abstenus d’applaudir et j’ai vrai­ment fail­li sif­fler. Je regrette même de ne pas l’avoir fait.
c) Ce met­teur en scène ayant totale­ment échoué dans le genre “ sta­tique ”, essayez-le avec pru­dence pour diriger des mou­ve­ments de foule. Qui sait ?


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Pour faire rire, il n’existe rien de tel que les grands inqui­ets. On dit que Molière en fut un, ce dont je ne suis pas totale­ment per­suadé. Ionesco, en tout cas, appar­tient bel et bien à cette caté­gorie humaine. Il suf­fit de con­sid­ér­er sa biogra­phie pour com­pren­dre pourquoi. Né en 1912 d’un père roumain (Eugène Iones­cu), avo­cat fort engagé poli­tique­ment, et d’une mère française (Thérèse Icard), venu vivre en France avec ses par­ents en 1913, il est d’autant plus boulever­sé par leur divorce, sur­venu alors qu’il a treize ans, qu’il doit de ce fait repar­tir pour la Roumanie avec son père, qu’il déteste. Bilingue, il ter­mine ses études lit­téraires à Bucarest, alors grave­ment sec­ouée par les agi­ta­tions de minorités eth­niques actives, les ten­ta­tives de réforme agraire, suiv­ies d’un échec, la mon­tée du par­ti anti­sémite et pro-nazi de la Garde de Fer, dont son père était membre.

Mar­ié à une Roumaine en 1936 et père d’une fille, Ionesco revient à Paris en 1938, pour y pré­par­er une thèse de doc­tor­at ès let­tres. Il vit, dif­fi­cile­ment, de tâch­es obscures. De toute façon, ce n’était pas vrai­ment le bon moment pour s’établir en France, ni autre part d’ailleurs, tant les années qui suivirent furent peu prop­ices à la sérénité. Il les tra­verse tant bien que mal, fréquen­tant les milieux sur­réal­istes, s’essayant à l’écriture automa­tique, la poésie, la cri­tique lit­téraire, dans quoi il se mon­tre facile­ment féroce. Revenu de Mar­seille où il s’était réfugié durant l’Occupation, il écrit La Can­ta­trice chauve en 1948 et parvient à la faire jouer en 1950 aux Noc­tam­bules, petit théâtre du Quarti­er latin aujourd’hui disparu.

C’est donc ain­si que les spec­ta­teurs parisiens, rom­pus aux façons de Sacha Gui­t­ry, de Mon­ther­lant, d’Anouilh… entendirent avec ébahisse­ment la pre­mière phrase de la pièce : Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du pois­son, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé ce soir. C’est parce que nous habitons les envi­rons de Lon­dres et que notre nom est Smith. Et, pour ne rien arranger, cela en un temps où les Anglais étaient perçus dif­férem­ment : si cer­tains voy­aient en eux les libéra­teurs de la France, d’autres se sou­ve­naient encore de leur réem­bar­que­ment pré­cip­ité de Dunkerque, et surtout des 1 300 morts de Mers El-Kébir.

Sur le moment, l’accueil du pub­lic comme de la cri­tique fut plutôt mit­igé. Les choses pour­tant évoluèrent. La Can­ta­trice chauve aura été traduite dans une bonne dizaine de langues et reste sans doute la pièce la plus jouée au monde. Je ne doute pas, amis lecteurs, que vous l’avez déjà vue, cha­cun de vous en son temps, par exem­ple à la Huchette où, sans dis­con­ti­nu­ité, on l’interprète tous les jours depuis 1957, date de sa reprise parisienne.

Les Com­pagnons de la Chimère ont eu récem­ment la bonne idée de la mon­ter à Paris, suc­ces­sive­ment au Théâtre des Déchargeurs, puis à celui des Blancs-Man­teaux, et ce fut un régal. On était enchan­té, non seule­ment du par­fait jeu des comé­di­ens, plus british que nature, mais aus­si de la mise en scène d’Arnaud Denis, mer­veilleuse­ment adap­tée, dans sa loufo­querie com­passée, à cette “ fatrasie ”, pour repren­dre la déf­i­ni­tion même de l’auteur. Mise en scène enrichie de cent petites trou­vailles, tel le bruitage en couliss­es, évo­quant l’interminable trot­tine­ment de Mme Smith dans son couloir et son escalier, lorsqu’elle va ouvrir, dès qu’on sonne à la porte, puis revient seule et annonce, péremp­toire : Chaque fois qu’on sonne, c’est qu’il n’y a per­son­ne.

Théâtre de l’absurde, a‑t-on dit de celui de Ionesco, comme de ceux d’Adamov ou de Beck­ett, tous trois écrivains de langue française mais cha­cun – tiens, comme c’est curieux, comme c’est bizarre – d’origine étrangère. Pour ma part, je n’aime pas trop ce goût, un tan­ti­net pédant, de coller des éti­quettes savantes. La Can­ta­trice chauve est une pièce comique, un point c’est tout. Prodigieuse­ment comique par cet inces­sant mélange de con­tente­ment de soi et de vacuité bavarde, qui devient vite explosif à force d’inattendu. On pour­rait presque par­ler d’un théâtre totale­ment dépouil­lé, car sans sit­u­a­tion, ni action, ni sus­pens, ni rien d’autre pro­pre à soutenir l’attention du spec­ta­teur, théâtre réduit à un pur dia­logue qui, de sur­croît, n’a aucun sens.

Et pour­tant on demeure toute ouïe, empoigné par cet enfi­lage de phras­es dont le côté “ prêt-à-porter ” et la par­faite banal­ité n’éclatent à l’oreille que par l’incohérence de leur enchaîne­ment. Mais écla­tent pour notre plus grande joie, et man­i­feste­ment aus­si chaque soir pour celle des Com­pagnons de la Chimère. Ils auront bien servi le génie de Ionesco, si bien qu’on serait ten­té de dire que “ c’était génial ”, si l’on ne craig­nait point de tomber aus­si dans le facile “ prêt-à-porter ” des adjec­tifs passe-partout.

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