Antigone

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Sophocle, dans une traduction de Jean et Mayotte BollackRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Il y a quelques deux mille qua­tre cents ans, à l’heure où le jour nais­sant col­ore de rose le ciel d’Athènes, le pub­lic des Grandes Dionysies, tôt levé, entendait mon­ter pour la pre­mière fois d’un proskénion le dia­logue entre deux filles furtives, sur­gies dans l’aube indé­cise. Antigone et Ismène sont en désac­cord à pro­pos de l’in­ter­dic­tion d’en­sevelir le corps de leur frère Polyn­ice, traître à sa patrie, pro­mul­guée par Créon.

Ce con­flit entre le droit posi­tif, né de la néces­sité de main­tenir la paix au sein de la cité, et un autre droit, venu de plus loin, n’a pas fini d’al­i­menter les médi­ta­tions des moral­istes poli­tiques, tant il con­stitue l’une des con­tra­dic­tions pro­pres aux groupes humains. Et Sopho­cle, le pre­mier peut-être à l’avoir porté sur la scène, demeure présent par­mi nous : le pub­lic parisien de 1999 écoutait avec la même atten­tion fer­vente que les Athéniens de l’an 411 av. J‑c. l’Antigone que Mar­cel Bozon­net a mon­tée au Théâtre de la Bastille avec une équipe de trois jeunes comé­di­ens, une fille (Élisa Lep­oivre) et deux garçons (Dim­itri Rataud et Scali Delpeyrat), renouant ain­si avec la pra­tique grecque de con­fi­er plusieurs per­son­nages impor­tants à un même acteur.

Il leur avait adjoint un danseur (Mas­si­mo Biac­chi), fidèle en cela aus­si à l’usage du théâtre grec, où le chœur ne se con­tentait pas de psalmodi­er son texte, mais dan­sait (ou se livrait à des cabri­oles et des clowner­ies dans le drame satyrique).

Le seul reproche qu’on pour­rait for­muler à l’en­con­tre de la mise en scène de Mar­cel Bozon­net et Jean Bol­lack, par ailleurs admirable de dépouille­ment et d’élé­gance plas­tique, con­cerne juste­ment le chœur, ou plus exacte­ment le coryphée : alors que les autres pro­tag­o­nistes étaient vêtus à l’an­tique, pourquoi avait-il des allures de jeune et ironique voy­ou en com­plet veston beige clair et coif­fé d’un bor­sali­no, quand le texte de Sopho­cle pré­cise, sans aucune ambiguïté pos­si­ble de tra­duc­tion, qu’il s’ag­it d’un vieil­lard thébain, plutôt con­formiste et tim­o­ré 1 Ce sont là de ces choses qui sur­pren­nent quand on les considère.

Je ne voudrais pas dis­sert­er longue­ment sur le mythe d’Antigone. Il est mal­séant de se répéter en un même lieu et j’en ai déjà par­lé dans ces pages (Bou­tiquiers et belles âmes, LaJaune et la Rouge de mars 1994). Quelque chose pour­tant m’avait alors échap­pé : j’avais cru voir dans l’Antigone de Sopho­cle un per­son­nage moins com­plexe que celui d’Anouilh, s’en ten­ant à défendre les ” lois non-écrites “, face à l’ar­bi­traire de Créon.

En fait, chez Sopho­cle aus­si, la sit­u­a­tion est loin d’être tranchée entre le bien et le mal, qui naît plus de l’en­tête­ment de Créon que de sa déci­sion pre­mière, somme toute assez rondée et en rien nova­trice. Ayant d’abord voulu bien faire, peu à peu exas­péré par la résis­tance à quoi il se heurte, de la part d’Antigone sa nièce, puis de son pro­pre fils, craig­nant aus­si de com­pro­met­tre sa nais­sante autorité en cédant à une jeune fille, il sait pour­tant, lui aus­si, respecter la volon­té des Dieux, aus­sitôt qu’­ex­primée claire­ment, c’est-à-dire autrement que par les orgueilleux lamen­tos d’Antigone. Aver­ti de son erreur par le devin Tirésias, en qui il a con­fi­ance, il fait immé­di­ate­ment volte-face et donne ses ordres en con­séquence, mais la fatal­ité veut que ce soit trop tard.

De sorte qu’il ne lui reste plus qu’à lancer son cri final de détresse, si typ­ique­ment grec :

Tout m’échappe de ce que je tenais ; sur moi, le des­tin s’est abattu.

Quant à Antigone, elle donne, avant de suiv­re les gardes qui la mènent au tombeau, une curieuse expli­ca­tion de ce qu’elle recon­naît avoir été un acte de rébel­lion : ce qu’elle a fait pour un frère, elle ne l’eût pas fait pour un mari, ni pour ses pro­pres enfants ; pour eux, elle n’au­rait pas vio­lé la loi car veuve, dit-elle, elle aurait pu se remari­er et avoir d’autres enfants, au lieu que, ses par­ents OEdipe et Jocaste tous deux descen­dus aux som­bres séjours, elle ne pou­vait plus jamais avoir d’autre frère.

La men­tal­ité grecque n’a pas fini de nous sur­pren­dre, si éloignée de nous par cer­tains aspects, et pour­tant si per­ma­nente dans la splen­deur de son expres­sion lyrique. Encore main­tenant, quoi de plus émou­vant que les adieux d’Antigone à la lumière du jour :

Regardez, habi­tants de ma terre natale, regardez-moi
Par­courir ma route derrière
Et con­tem­pler une ultime fois
Léclat du soleil.
Vous,fontaines de Dircé, et vous, murailles sacrées
De Thèbes bien armée,
Je vous prends à témoin de mon départ,
Seule, et sans amis.

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