Danger… public

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°587 Septembre 2003Par : Frédéric Sabrou, dans une mise en scène de Thierry Der’venRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Dans l’idée que nous par­lions un peu cette fois de Fey­deau, et surtout d’un Fey­deau mal con­nu, j’avais pro­jeté de voir L’Homme de paille au Théâtre du Marais, naguère fondé par Jacques Mau­clair et où l’on pou­vait pass­er de savoureux moments. On télé­phone, on retient des places, on se présente au jour et à l’heure… pour appren­dre que le spec­ta­cle n’aura pas lieu, faute de comé­di­ens. Ceux­ci, nous explique-t-on, avaient estimé qu’en rai­son des grèves dans les trans­ports parisiens, alors récentes mais ter­minées, le pub­lic serait trop clairsemé pour mérit­er le déplace­ment. Depuis la mort du cher Jacques Mau­clair, son théâtre ne serait-il plus ce qu’il était ?

Comme quoi, en tout cas, la ques­tion “to play or not to play” n’est pas si vaine que des esprits friv­o­les le pour­raient croire. Si peu vaine qu’elle vient d’inspirer à Frédéric Sabrou, un auteur con­tem­po­rain, une pièce d’une mer­veilleuse drô­lerie : Dan­ger… pub­lic. Elle est jouée par la Com­pag­nie Choublawas’Pont au Théâtre du Nord-Ouest et il faut l’aller voir.

Le sujet : il est 19h30 dans les arrières d’un mod­este théâtre de province. Deux comé­di­ennes et un comé­di­en, accom­pa­g­nés de l’auteur-metteur en scène, se pré­par­ent à jouer “ Le Jardin des regrets ” petite pièce nos­tal­gique qui, jusqu’à présent, est loin d’avoir fait un tabac, très loin. Ils sont assistés d’un régis­seur-élec­tricien-homme-à-tout-faire attaché au théâtre, Maghrébin asso­ciant dés­in­vol­ture ver­bale et sérieux pro­fes­sion­nel, étu­di­ant en arts de la scène, qui s’est d’ailleurs arrangé une piaule dans les couliss­es faute de se trou­ver un stu­dio à louer. Son nom, Samir Ben Saa­di, décourage les pro­prié­taires ! Vous savez peut-être, soit dit en pas­sant, que Jean-Louis Bar­rault l’a bien fait : il évoque dans ses mémoires le temps où, élève de Dullin et fort désar­gen­té, il dor­mait sur la scène de l’Atelier, dans le lit même de Volpone.

Tan­dis que les comé­di­ens com­men­cent à se maquiller et s’habiller, que le Maghrébin pré­pare de nou­velles gélatines pour ses pro­jecteurs, que l’auteur-metteur en scène for­mule quelques con­seils, grande sur­prise : ils appren­nent que, ce soir-là, la salle est comble, archicomble, au point que la cais­sière fait la gueule : de toute la journée, elle n’a pas eu une minute à soi pour ter­min­er ses mots croisés ! Ils sont tout con­tents, un peu émus cepen­dant. Trois cent qua­tre-vingts per­son­nes, ça va me faire drôle, s’écrie la jeune comé­di­enne, je n’ai jamais joué devant tant de monde. Sauf Pounette et Titounet à l’arbre de Noël du Gaz de France, mais c’était pas pareil.

Puis ils décou­vrent une chose hor­ri­ble : le suc­cès inat­ten­du est dû à une cri­tique extrême­ment favor­able parue dans un jour­nal fron­tiste ! Pour une fois qu’on a une salle pleine, c’est rien que des fachos, gémit la comé­di­enne mûre. Elle ne veut pas jouer devant un pareil pub­lic. Ce refus n’enchante pas le comé­di­en. Il ne vit, et plutôt dif­fi­cile­ment, que grâce à ses cachets pour une pub­lic­ité télévisée à la gloire d’une tisane con­tre les hémor­roïdes et une bonne recette arrangerait bien ses affaires. Il essaye de le dire. On le rem­barre, tan­dis que les fax pleu­vent : on les retient pour une série de représen­ta­tions dans le Var, le Vau­cluse, les Bouch­es-du-Rhône. La catastrophe.

On ne jouera pas, on va l’annoncer au directeur. Il est social­iste, il com­pren­dra. L’auteur-metteur en scène et le régis­seur assu­ment cette mis­sion. Ils revi­en­nent. Qu’est-ce qu’il a dit ? Il n’a rien dit, il a tout hurlé… que si on ne jouait pas, il les met­trait tous dehors, avec leurs décors et son pro­pre régis­seur pour faire bonne mesure, qu’il exig­erait le dédit prévu au contrat.

Les hommes veu­lent jouer, le régis­seur-homme-à-tout­faire parce qu’il aime la pièce, son méti­er, et qu’il n’a pas envie de se retrou­ver à l’ANPE, l’auteur-metteur en scène parce qu’il n’a pas le pre­mier sou devant lui pour acquit­ter le dédit, le comé­di­en pour les raisons déjà dites. En plus, on lui a piqué son portable le jour même. Il aurait pu s’en racheter un. Les femmes ne veu­lent pas jouer. Pour un portable, tu nies les valeurs répub­li­caines, clame la jeune comé­di­enne. Nous au moins, on a des couilles ! La sit­u­a­tion s’envenime. On se jette ses qua­tre vérités, on déballe des vieilles amer­tumes rentrées.

Je ne vais pas, bien sûr, vous racon­ter toute la pièce. Ce serait vous gâch­er la décou­verte de ses rebondisse­ment inat­ten­dus et surtout parce que je serais bien inca­pable de restituer le charme du texte, écrit dans un cha­toy­ant français par­lé, tout con­tem­po­rain et imagé, pour­tant par­faite­ment exempt des scories et vul­gar­ités qui trop sou­vent l’encombrent ailleurs.

En out­re, le rôle de la jeune comé­di­enne est tenu par Car­o­line Vic­to­ria et elle est ravis­sante. Ce qui ne gâte rien, bien au contraire.

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