La Belle Mémoire

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°593 Mars 2004Par : Pierre-Olivier Scotto et Martine Feldmann,Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Comme beau­coup de lec­teurs l’ont sans doute vue, il convient que nous par­lions aujourd’hui de La Belle Mémoire, que joua Mme Gene­viève Casile durant quatre mois au Théâtre Héber­tot. Les cir­cons­tances ne m’auront mal­heu­reu­se­ment per­mis que d’assister à l’une des der­nières repré­sen­ta­tions. La pièce est de Pierre-Oli­vier Scot­to, comé­dien qui fut quelque temps pen­sion­naire du Fran­çais, et Mar­tine Feld­mann, par ses parents et sa fra­trie fami­lière du monde de la musique. On ne pou­vait guère trou­ver mieux que ces coau­teurs pour écrire une pièce dont les trois pro­ta­go­nistes sont une pia­niste de renom­mée mon­diale, atteinte en fin de car­rière de graves troubles de la mémoire – Claire Blu­men­feld, jouée par Gene­viève Casile – son petit-fils de la main droite pia­niste de jazz pro­di­gieu­se­ment doué mais encore incon­nu – Jéré­my Blu­men­feld, joué par Gré­go­ri Baquet – et sa fille de la main gauche, issue d’une liai­son avec un chef d’orchestre rou­main – Mari­na, jouée par Claire Boro­tra, la propre petite-fille du grand Borotra.

À la lec­ture du texte, j’avais été séduit par son atta­chante finesse, évo­quant le drame de cette femme à demi amné­sique mais néan­moins trou­blée jusqu’au fond d’ellemême, face aux reproches qui lui sont faits, d’avoir tant don­né à la musique et, empê­trée dans une double vie, si peu aux siens. Or voi­là que, vue “ aux chan­delles” comme disait Molière, la pièce s’est révé­lée un peu décevante.

Je ne sais s’il convient d’attribuer cette légère décon­ve­nue à la mise en scène de M. Alain Sachs ou à la concep­tion propre des inter­prètes. Tou­jours est-il que l’on assiste, presque en per­ma­nence, à des affron­te­ments entre per­son­nages d’une décon­cer­tante véhé­mence, au lieu du jeu en demi-teinte que sug­gère le pathé­tique de la situa­tion : une fille et un petit-fils d’origines dif­fé­rentes, ne se connais­sant pas et se trou­vant devant leur mère et grand­mère, alors qu’elle ne com­prend pas tou­jours bien qui ils sont. L’on atten­dait du Piran­del­lo et l’on est plon­gé dans une situa­tion au bord du mélo­drame, pleine de fureur et de bruit. Trop sou­vent, m’a‑t-il sem­blé, la colère y rem­place la plainte.

Cela est peut-être dû aus­si à quelques cou­pures, fai­sant jus­te­ment dis­pa­raître de longues mais adou­cis­santes répliques. Elles contri­buent à don­ner à l’action une allure comme sac­ca­dée, que le texte ne com­porte pas. Disons, com­porte moins. Il contient en effet tout de même un peu de décou­su, qui sied sans doute à une situa­tion fon­dée sur des troubles men­taux, en l’occurrence ceux de la mémoire. Il est à coup sûr mal­ai­sé d’écrire une pièce sur de tels troubles, et sans doute plus encore de la jouer. Piran­del­lo le savait bien.

La petite his­toire nous apprend que P.-O. Scot­to et M. Feld­mann fré­quen­tèrent jadis une grande concer­tiste, pro­fes­seur au Conser­va­toire, atteinte vers la fin de sa vie de la mala­die d’Alzheimer. Ils se seraient ins­pi­rés de cette dou­lou­reuse expé­rience pour écrire La Belle Mémoire. Or leur pia­niste Claire Blu­men­feld ne semble pas souf­frir de cette mala­die, d’évolution actuel­le­ment irré­ver­sible : à l’issue du “ psy­cho­drame ” dont nous sommes témoins, elle se resi­tue dans ses sou­ve­nirs, assez en tout cas pour reprendre la maî­trise de la situa­tion, de façon d’ailleurs fort émou­vante. Il s’agirait donc plu­tôt de ce que les gens de métier appellent une hys­té­rie de conver­sion : cette patho­lo­gie, décrite par Char­cot, au cours de laquelle le malade mani­feste des symp­tômes de lésions neu­ro­nales, pour­tant ana­to­mi­que­ment absentes : para­ly­sies, aphasie…

Or si les troubles de la mémoire sont bel et bien liés à des lésions ana­to­miques de l’encéphale, il ne semble pas en revanche que l’on connaisse, sur­tout chez l’adulte, de cas de “refou­le­ment” de sou­ve­nirs concer­nant un vaste pan de l’existence – sauf peut-être dans l’imagination luxu­riante de psy­cha­na­lystes bon teint. La sor­tie hors mémoire d’un bref mais trau­ma­ti­sant ins­tant, sans lésion neu­ro­nale, est sans doute pos­sible, mais non pas le sou­ve­nir d’années de vie par­ta­gées avec un amant, incluant la nais­sance d’un enfant. Il y fau­drait une véri­table lésion, du type Alz­hei­mer ou céré­bro-vas­cu­laire, que la seule ren­contre avec des êtres jaillis du pas­sé ne sau­rait hélas effa­cer, pas plus qu’aucune psychothérapie.

Autre­ment dit, le sujet même de la pièce paraît, cli­ni­que­ment par­lant, bien peu plau­sible. Certes l’histoire du théâtre compte nombre de thèmes dra­ma­tiques invrai­sem­blables au regard des sciences humaines ; le cas par exemple de jumeaux homo­zy­gotes mais aux anti­podes l’un de l’autre quant au tem­pé­ra­ment et aux apti­tudes, si sou­vent trai­té. Cela n’en fait pas pour autant de mau­vaises pièces. Il n’empêche que si, de sur­croît, le jeu des comé­diens n’est pas exac­te­ment adap­té aux cir­cons­tances, on demeure un peu sur sa faim.

Rien n’est par­fait, aurait consta­té le Renard du Petit Prince.

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