Goldoni-Strehler – Mémoires

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°628 Octobre 2007Par : mise en scène de G. FerraraRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Ce der­nier prin­temps, le Théâtre Mont­par­nasse pré­sen­tait un spec­tacle inti­tu­lé Gol­do­ni-Streh­ler – Mémoires. Un tel titre lais­sait espé­rer que l’on assis­te­rait comme à des mor­ceaux choi­sis de Gol­do­ni, dans des mises en scène ins­pi­rées de celles de Streh­ler en son Pic­co­lo Tea­tro de Milan. Il n’en était rien, et l’on subis­sait en revanche une façon de « cours du soir » un peu labo­rieux sur la vie de Car­lo Gol­do­ni (1707−1793). Cours du soir ani­mé certes, mais par trop sim­pli­fi­ca­teur et primaire.

On voyait, et enten­dait, le vieux Gol­do­ni assis devant le man­teau d’Arlequin à une petite table éclai­rée d’une bou­gie, rédi­geant ou feuille­tant ses Mémoires, tan­dis que se déve­lop­pait sur le pla­teau la situa­tion évo­quée. De Streh­ler et de ses mises en scènes mémo­rables, point n’était ques­tion. En fait, si son nom figure dans la dési­gna­tion du spec­tacle, c’est parce que l’idée de ce mon­tage, et même le texte, sont de lui. Il avait d’abord conçu son affaire comme une sorte de série des­ti­née à la télé­vi­sion ita­lienne puis, y ayant renon­cé en rai­son de l’inculture régnant au sein de ladite TV, conden­sé le tout en vue de la scène. Mais même pour la scène pari­sienne, cela ne volait pas bien haut, « au niveau de la culture » comme l’on dirait de nos jours.

Pauvre cher Gol­do­ni, ce n’était pas une manière bien éclai­rante de te faire connaître, de péné­trer les secrets de ta pro­di­gieuse ima­gi­na­tion dra­ma­tique : deux cent douze pièces, sans comp­ter les innom­brables cane­vas per­dus que tu conçus pour la com­me­dia dell’arte, de révé­ler la pré­ci­sion que tu met­tais à cam­per, par sa façon de pen­ser et s’exprimer, le moindre de tes per­son­nages, qu’il s’agisse d’un valet-arle­quin ou d’une petite bour­geoise snobinarde.

Streh­ler, ou ses adap­ta­teurs, t’ont ici réduit à un jeune homme en conflit avec son méde­cin de père, puis à un aspi­rant-auteur de livrets d’opéra en proie aux caprices mépri­sants des chan­teurs, mais sans nous dire que tu tour­nas, pour notre pro­fit, cette engeance en ridi­cule dans ton Impre­sa­rio de Smyrne. À un auteur capi­tu­lant devant l’ire de la signo­ra Teo­do­ra Mede­bach, l’épouse du chef de troupe avec qui tu avais pas­sé contrat, mais sans nous dire que tu avais jus­te­ment écrit ta Locan­die­ra rien que pour embê­ter cette exci­tée, en conce­vant le rôle prin­ci­pal – celui d’une modeste auber­giste – pour un emploi qui n’était pas le sien. On te montre aus­si seri­nant leurs rôles à des comé­diens pares­seux, mais sans nous faire com­prendre qu’il convient de voir là une inno­va­tion extra­or­di­naire, parce que tu vou­lais, de toutes tes forces, débar­ras­ser le théâtre ita­lien des faci­li­tés, et même des vul­ga­ri­tés, dans quoi cha­vi­rait la com­me­dia dell’arte, avec ses laz­zis écu­lés, tou­jours les mêmes, mais qui ne deman­daient pas beau­coup d’efforts de mémoire aux inter­prètes. Des polé­miques sans fin avec ton rival Car­lo Goz­zi, qui finirent par te contraindre de fuir l’Italie et de te réfu­gier à Paris, pas un mot.

Rien ne sug­gé­rait au spec­ta­teur que tu fus aus­si, tout comme Tche­khov pour le cré­pus­cule de la Rus­sie à l’ancienne, le témoin atten­dri de l’inexorable effon­dre­ment d’une socié­té d’oisifs, nobles ou bour­geois, tous ren­tiers. Pour ta part cepen­dant et au contraire de Tche­khov, un témoin jovial et opti­miste : tes pièces se ter­minent tou­jours bien, et pas par des renon­ce­ments ou des suicides.

N’était pas évo­quée non plus ta fin tra­gique, vic­time des stu­pi­di­tés de la Répu­blique fran­çaise une et indi­vi­sible, pre­mière du nom. Éta­bli en France depuis 1762, avec l’idée d’y ser­vir tes com­pa­triotes les comé­diens ita­liens, les créa­teurs de presque tout Mari­vaux, ce qui n’est tout de même pas rien, tu te vis, en 1769, accor­der par Louis XVI en recon­nais­sance de ton immense talent de dra­ma­turge une pen­sion de 3 600 livres. Elle devait assu­rer la tran­quilli­té de tes vieux jours pari­siens, car ta vie errante d’auteur mal rému­né­ré ne t’avait pas per­mis d’amasser de grandes éco­no­mies. Las, en 1792, la Conven­tion sup­pri­mait d’un trait de plume, sans consi­dé­ra­tion des dos­siers indi­vi­duels, la tota­li­té des pen­sions royales. De sorte que tu te trou­vas, à quatre-vingt-cinq ans, tota­le­ment sans res­sources, à un âge donc où l’on ne se fait guère de nou­veaux amis. Certes l’administration pro­cé­da ensuite, avec son habi­tuelle len­teur, à l’examen des dos­siers mais lorsqu’elle rou­vrit favo­ra­ble­ment le tien, tu étais mort la veille, dans la misère. Tu n’auras donc jamais su que Marie-Joseph Ché­nier, le frère du poète guillo­ti­né, obtint à force d’interventions que la pen­sion fût accor­dée à ta veuve, ta chère Nico­let­ta, qui te sui­vait par­tout depuis votre mariage, en 1736.

Il arrive aux gens de lettres d’avoir le sens de la solidarité.

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Théâtre Mont­par­nasse, 31, rue de la Gaî­té 75014 Paris. Tél. : 01.43.22.77.74.

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