Relations à l'intérieur de l'entreprise fictive "Costruire"

Dirigeants, parlons un peu plus systémique

Dossier : Les consultantsMagazine N°539 Novembre 1998
Par Fabien GOELLER (81)

La descrip­tion de l’en­tre­prise comme un sys­tème date des années 50 et des pre­mières théories de sys­témique. Les notions de com­plex­ité, de glob­al­ité et de dynamique d’in­ter­ac­tions ont par­ti­c­ulière­ment séduit ceux qui s’in­téres­saient à la vie énig­ma­tique des entre­pris­es. Tan­dis que la sys­témique se dévelop­pait, notam­ment dans d’autres domaines, tels que la biolo­gie, la soci­olo­gie, etc., des chercheurs du MIT se met­taient à l’ap­pli­quer à des prob­lèmes de stratégie et de change­ment organ­i­sa­tion­nel et à l’en­seign­er à des dirigeants.

Cette pra­tique gagne pro­gres­sive­ment des dirigeants anglo-sax­ons apparem­ment séduits par son effi­cac­ité. Bien qu’elle soit jusqu’à présent peu dévelop­pée dans les entre­pris­es français­es, de grands cab­i­nets de con­seil ont com­mencé à l’en­seign­er en Europe. Pourquoi cet intérêt ? Que la sys­témique peut-elle nous offrir ? Il ne s’ag­it pas ici d’en faire un inven­taire exhaus­tif et appro­fon­di, mais d’at­tir­er l’at­ten­tion sur trois apports qui ne devraient laiss­er aucun dirigeant insen­si­ble : penser et par­ler com­plex­ité, agir sur les struc­tures, con­stru­ire en équipe.

Penser et parler complexité

Ce qui arrive dans les organ­i­sa­tions met générale­ment en jeu une quan­tité con­sid­érable de vari­ables liées plus ou moins directe­ment. Dans la descrip­tion sys­témique, ces phénomènes com­plex­es sont représen­tés au moyen d’un lan­gage qui utilise trois ter­mes élé­men­taires : la boucle de ren­force­ment, la boucle d’équili­bre et l’ef­fet retard1. Pour illus­tr­er l’u­til­i­sa­tion de ces ter­mes, exam­inons le cas de l’en­tre­prise Costru­ire, active dans le secteur européen du bâti­ment-travaux publics.

Boucle de renforcement

L’ac­tiv­ité dans cette indus­trie est forte­ment cyclique. En péri­ode de réces­sion, la pres­sion con­cur­ren­tielle s’ac­croît rapi­de­ment et l’en­tre­prise voit baiss­er son taux de suc­cès (nom­bre d’af­faires obtenues sur nom­bre d’af­faires soumissionnées).

La réac­tion de Costru­ire, clas­sique dans ce cas, con­siste alors à aug­menter la prospec­tion. Le bureau d’é­tude voit donc s’ac­cu­muler le nom­bre d’of­fres à remet­tre. Les capac­ités de l’équipe restant ce qu’elles sont, (on ne va bien sûr pas les aug­menter en temps de crise !), le temps con­sacré à chaque étude dimin­ue et la qual­ité s’en ressent. Résul­tat, le taux de suc­cès baisse encore, ce qui aggrave le symp­tôme ini­tial, pous­sant l’en­tre­prise à aug­menter ses prospects, dans un cer­cle vicieux qui se ren­force con­tin­uelle­ment. La boucle R1 représente cette descente aux enfers que con­nut effec­tive­ment l’en­tre­prise Costru­ire.

Boucle d’équilibre

Rien ne croît, ou ne décroît éter­nelle­ment. Dans le cas de Costru­ire, la baisse du taux de suc­cès illus­trée dans la boucle R1 s’est trou­vée enrayée par la mise en place d’une boucle d’équili­bre. Pour cou­vrir ses frais fix­es, Costru­ire devait en effet main­tenir un vol­ume d’ac­tiv­ité suff­isant. Chaque diminu­tion du taux de suc­cès provo­quait une révi­sion du niveau d’ex­i­gence sur les affaires soumis­es, entraî­nant l’en­tre­prise à pro­pos­er des chantiers à prix sac­ri­fiés, ce qui per­mit à terme de rétablir le taux de suc­cès (boucle E2).

Effet retard

L’ef­fet retard, quant à lui, rap­pelle qu’une mod­i­fi­ca­tion d’une vari­able n’en­traîne pas immé­di­ate­ment d’ef­fet vis­i­ble. Pour Costru­ire, la baisse du niveau d’ex­i­gence sur les affaires soumis­es n’a pas eu l’in­ci­dence immé­di­ate atten­due sur le taux de suc­cès. Affolés par la baisse con­tin­ue du car­net de com­man­des, les respon­s­ables ont revu encore plus forte­ment à la baisse le niveau d’ex­i­gence, au-delà de ce que les con­di­tions de marché requéraient.

Archétypes

La com­bi­nai­son des ter­mes élé­men­taires (boucles et effet retard) per­met de décrire des sit­u­a­tions où des vari­ables inter­agis­sent dans le temps. Le nom­bre des com­bi­naisons pos­si­bles est en principe illim­ité. Mais, et c’est là un apport orig­i­nal et intéres­sant de la sys­témique, quelques types de phras­es ou de séquences revi­en­nent régulière­ment. On con­state dans l’ex­pres­sion de sit­u­a­tions var­iées l’ex­is­tence de sché­mas récur­rents, bap­tisés “arché­types”.

Par exem­ple, celui de la crois­sance lim­itée (nos boucles R1 et E2) où un effet amplifi­ca­teur se com­bine avec un effet régu­la­teur (rien ne croît — ou ne décroît — éter­nelle­ment). Cette palette d’arché­types se révèle à l’usage très féconde. Ils four­nissent des aides dans l’u­til­i­sa­tion du lan­gage, comme ces phras­es que l’on apprend par cœur quand on étudie une langue étrangère et que l’on utilise “en situation”.

C’est à par­tir des con­cepts que nous inter­pré­tons la réal­ité. Cette idée est fort anci­enne puisque Pla­ton l’avait for­mulée dans son allé­gorie de la cav­erne. Avec les con­cepts de liens et de boucles, les dimen­sions de com­plex­ité, de durée et d’in­ter­ac­tions sont resti­tuées. La per­spec­tive a changé. Il n’y a par exem­ple plus de recherche de la cause pro­fonde, chère à la philoso­phie aris­totéli­ci­enne, mais la représen­ta­tion d’un ensem­ble d’en­chaîne­ments de caus­es inter­agis­santes, d’ef­fets induits cau­sant à leur tour d’autres effets.

Agir sur les structures

Nous vivons dans un monde d’événe­ments. Les chantiers se déroulent plus mal que prévu, on con­stitue des pro­vi­sions ; la sit­u­a­tion se répète, on rem­place les respon­s­ables ; les marges se dégradent, on licen­cie du per­son­nel ; la réces­sion affecte lour­de­ment un chiffre d’af­faires jugé trop “domes­tique”, on pro­jette 50 % de crois­sance à l’in­ter­na­tion­al pour l’an­née prochaine… Un événe­ment en amène un autre, dans une suite inter­minable de caus­es et d’ef­fets. À ce niveau de com­préhen­sion, les yeux restent rivés sur l’événe­ment, et la seule atti­tude prat­i­ca­ble est la réaction.

Les entre­pris­es ont bien sûr un niveau de com­préhen­sion et d’an­tic­i­pa­tion plus élevé. Analysant les ten­dances dans lesquelles s’in­scrivent les événe­ments et antic­i­pant les com­porte­ments des vari­ables, les dirigeants met­tent en place des sys­tèmes et des pra­tiques de man­age­ment. L’analyse des marchés per­met de se con­stituer un porte­feuille d’ac­tiv­ités moins sen­si­ble aux vari­a­tions de la con­jonc­ture. Le niveau de flex­i­bil­ité est sur­veil­lé, le per­son­nel est adap­té. La con­sti­tu­tion d’un mate­las de pro­vi­sions per­met de mieux résis­ter aux réces­sions, la mise en place de règles de fonc­tion­nement de mieux réguler et con­trôler. On ne par­le plus de réac­tion, mais plutôt de proac­tion, même si, en fin de compte, les événe­ments restent le référent.

Avec la sys­témique cepen­dant, on abor­de un niveau supérieur. Il s’ag­it en effet de met­tre en évi­dence l’in­flu­ence de la struc­ture sur les ten­dances et les com­porte­ments. Tout sys­tème a son pro­pre but, ses pro­pres final­ités. Placés dans un même con­texte, les hommes finis­sent par adopter les mêmes réac­tions. On a beau rem­plac­er les respon­s­ables par des hommes d’ex­cep­tion, on en revient tou­jours à la même sit­u­a­tion… A con­trario, les leviers de trans­for­ma­tion per­for­mants, car durables, por­tent non plus sur les hommes, mais sur la struc­ture sys­témique même, com­prise comme la com­bi­nai­son des rela­tions qui déter­mi­nent le com­porte­ment de l’organisation.

Pour mieux illus­tr­er cette trans­for­ma­tion par les struc­tures, pour­suiv­ons l’analyse des tribu­la­tions de l’en­tre­prise Costru­ire.

De l’érosion des objectifs à la guerre des prix

Devant le décalage entre vol­umes d’ac­tiv­ités souhaités et con­statés, les respon­s­ables ont cher­ché à réalis­er le chiffre d’af­faires en révisant les prix à la baisse. Ce faisant, Costru­ire est entrée dans un arché­type bap­tisé “éro­sion des objec­tifs” (sur la marge !), (voir boucles E2/E3). En effet, la baisse du niveau d’ex­i­gence a per­mis un rétab­lisse­ment à court terme, mais n’a pas induit de con­séquence pro­fonde sur la sit­u­a­tion. Si la pres­sion con­cur­ren­tielle s’ac­croît, une nou­velle baisse du niveau d’ex­i­gence sera néces­saire, et voilà Costru­ire entraînée dans la guerre des prix qui car­ac­térise ce secteur en péri­ode de crise.

Des remèdes anti-symptômes

Con­fron­tée à la néces­sité de gér­er un nom­bre crois­sant de chantiers à prix sac­ri­fiés, l’en­tre­prise a pro­gres­sive­ment dévelop­pé un autre arché­type bap­tisé “remède anti-symp­tôme”. Pour gér­er la sit­u­a­tion, Costru­ire a recruté et favorisé le développe­ment de “super­pa­trons” de chantiers (boucle d’équili­bre E4). Les suc­cès rem­portés par ces man­agers ont dévelop­pé dans l’en­tre­prise la con­vic­tion qu’elle pou­vait pren­dre sans trop de con­séquence des pro­jets “ser­rés”, voire même accroître encore le niveau de risque.

Les suc­cès à court terme ont ain­si dévelop­pé le sen­ti­ment qu’une solu­tion de fond était inutile : il ne sem­blait pas per­ti­nent aux dirigeants d’in­ve­stir sur une dif­féren­ci­a­tion stratégique qui aurait per­mis d’éviter l’escalade des chantiers à prix sac­ri­fiés (boucle d’équili­bre E5). Peu à peu, la cul­ture de l’en­tre­prise s’est ori­en­tée vers une val­ori­sa­tion du “redresseur de sit­u­a­tion dif­fi­cile”, ren­dant le recours à la réflex­ion stratégique encore plus dif­fi­cile (boucle de ren­force­ment R6).

Lors de la pre­mière ren­con­tre de notre cab­i­net avec cette entre­prise (dont le nom est évidem­ment fic­tif, mais la sit­u­a­tion réelle et clas­sique), les dirigeants résumaient leur con­vic­tion de la façon suiv­ante : “Notre méti­er est le man­age­ment des hommes, il n’y a pas besoin de stratégie”. Résul­tat, Costru­ire ne se bat­tait plus que sur les prix sur l’ensem­ble de son porte­feuille d’activités.

Le contre-pied de l’analyse systémique

Une autre atti­tude con­siste à imag­in­er des actions cor­rec­tives en pro­fondeur pour amélior­er le vol­ume d’af­faire (boucle d’équili­bre E3). Un dirigeant d’un groupe de bâti­ment nous for­mu­la un jour sa stratégie de la façon suiv­ante : pour redress­er une entre­prise de BTP en dif­fi­culté, il faut com­mencer par dimin­uer le chiffre d’af­faires et aug­menter les frais fixes.

Une for­mule choc a pri­ori, mais qui prend résol­u­ment le chemin E3. La baisse du chiffre d’af­faires per­met de dimin­uer la pres­sion sur le vol­ume, tan­dis que l’aug­men­ta­tion des frais fix­es main­tient, voire ren­force, le poten­tiel d’é­tude per­me­t­tant ain­si à l’en­tre­prise de se bat­tre sur sa dif­féren­ci­a­tion et d’éviter de s’en­gouf­fr­er dans une guerre de prix destructrice.

La for­mu­la­tion sys­témique du prob­lème change la ques­tion de “quelle vari­able faut-il mod­i­fi­er pour que cela change”, à “quel lien faut-il cass­er ?”. Costru­ire se focal­i­sait de plus en plus sur les vari­ables. Par exem­ple, dans la ges­tion des pro­vi­sions, de mul­ti­ples règles de procé­dures encadraient leur util­i­sa­tion, les man­agers pas­saient un temps impor­tant à “négoci­er” avec leurs respon­s­ables les pro­vi­sions qu’ils seraient autorisés à pass­er… Peu à peu, le réflexe s’in­sti­tu­ait d’as­sim­i­l­er les dif­fi­cultés à des prob­lèmes de pro­vi­sions, dont le réglage était cen­sé apporter la solu­tion. Mais plus per­son­ne ne se posait la ques­tion de pourquoi Costru­ire était arrivée à ces problèmes.

Construire en équipe

L’in­térêt de la sys­témique ne se lim­ite pas à la car­togra­phie glob­ale de sit­u­a­tions com­plex­es, ou à la décou­verte de leviers d’ac­tion pour un change­ment durable et pro­fond. Elle per­met aus­si, au sein d’une organ­i­sa­tion, de pass­er de débats à “sens unique” à une véri­ta­ble dynamique d’équipe.

La vision partagée

La sys­témique per­met une prise de con­science réciproque des prob­lé­ma­tiques des autres. Son lan­gage pré­cis et visuel per­met une for­mu­la­tion plus large, plus “créa­tive” des prob­lèmes. La for­mu­la­tion per­met d’abor­der les sys­tèmes de représen­ta­tion de cha­cun, les “mod­èles men­taux”, et débouche sur la recherche d’une vision commune.

À la sor­tie d’un sémi­naire de direc­tion, un par­tic­i­pant nous con­fia un jour : “J’ai enfin com­pris ce que mon col­lègue pense vrai­ment”. Per­son­ne n’a la même représen­ta­tion de la réal­ité. La con­struc­tion pro­gres­sive, en équipe, d’une représen­ta­tion sys­témique per­met à cha­cun de rel­a­tivis­er ses préoc­cu­pa­tions et de dépass­er sa pro­pre vision. Ce tra­vail est à lui seul extrême­ment bénéfique.

La démarche sys­témique implique les acteurs. Parce que l’ensem­ble des élé­ments est pris en compte dans la représen­ta­tion, cha­cun se sent con­cerné, écouté, sa prob­lé­ma­tique est prise en compte pour bâtir la vision glob­ale de la sit­u­a­tion… Ce car­ac­tère de moti­va­tion ne peut pas être perçu comme manip­u­la­teur, dans la mesure où les déci­sions pris­es par la suite le sont sur la base d’une représen­ta­tion con­stru­ite en commun.

Un langage qui n’accuse pas

La sys­témique établit une dynamique con­struc­tive car elle utilise un lan­gage non con­flictuel pour décrire les sit­u­a­tions. Les dérives dans le con­flit s’ar­rê­tent dès lors que la dis­cus­sion, dans la représen­ta­tion sys­témique, ne porte plus sur les per­for­mances de telles ou telles variables.

Lorsqu’une équipe a com­pris que les caus­es pro­fondes de cer­tains prob­lèmes sont liées à la struc­ture sys­témique même et non à la per­for­mance des hommes, la recherche du ou des coupables perd tout sens.

Les rem­place­ments suc­ces­sifs de respon­s­ables lors de repris­es non réussies de sociétés devraient amen­er le débat sur la struc­ture sys­témique elle-même, plutôt que sur la non-per­for­mance des respon­s­ables, comme c’est mal­heureuse­ment le cas pour Nord­France après son rachat par le grand groupe alle­mand Holz­mann. C’est aus­si ce qui risque de se pass­er dans le cas de la reprise de Wayss & Fre­itag par HBG.

Par la richesse de son cadre con­ceptuel, par sa capac­ité à iden­ti­fi­er des leviers d’ac­tion durables et effi­caces, par son impact en pro­fondeur sur une équipe ou une organ­i­sa­tion, la sys­témique change les visions sur l’en­tre­prise. En changeant le regard qu’on jette sur les choses, on change déjà les choses en soi, ou du moins, la prise qu’on a sur elles. La pra­tique de la sys­témique aug­mente les capac­ités d’ap­pren­tis­sage de l’or­gan­i­sa­tion. Aucun man­ag­er ne peut se per­me­t­tre de refuser ces bienfaits.

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1. Pour plus de pré­ci­sions, le lecteur pour­ra se reporter au livre de Peter Sen­ge avec Alain Gau­thi­er, La Cinquième Dis­ci­pline, First, 1991.

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