Des projets dans la tourmente

Dossier : Les consultantsMagazine N°539 Novembre 1998
Par Jean-Pierre LOISEL (58)

Aujourd’­hui pra­ti­qué par beau­coup d’en­tre­prises fran­çaises et étran­gères – des plus grandes aux plus petites -, le pro­ject mana­ge­ment se heurte à des obs­tacles qui ne tiennent plus seule­ment à la com­plexi­té des opé­ra­tions à réa­li­ser, mais aus­si et sur­tout à la com­plexi­té du monde extérieur.

Les mou­ve­ments erra­tiques des divers envi­ron­ne­ments des pro­jets créent des tur­bu­lences qui consti­tuent un nou­veau défi pour le mana­ge­ment. Sans aller jus­qu’à recou­rir à la théo­rie du chaos, le mana­ge­ment de pro­jet est bien obli­gé de s’a­dap­ter pour per­mettre de pilo­ter dans les turbulences.

Le management de projet a apporté une certaine maîtrise de la complexité

Toutes les civi­li­sa­tions ont eu à réa­li­ser des grands ouvrages, des pyra­mides aux cathé­drales, ou des grandes opé­ra­tions comme les expé­di­tions loin­taines de Mar­co Polo ou Chris­tophe Colomb. Ce n’est pas pour autant qu’on a par­lé de mana­ge­ment de pro­jet, même si on le pra­ti­quait sans le dire.

C’est la socié­té amé­ri­caine du milieu du XXe siècle, dans sa volon­té de ratio­na­li­sa­tion des méthodes d’or­ga­ni­sa­tion, qui a inven­té le « Pro­ject Mana­ge­ment ». Nous l’a­vons tra­duit par Mana­ge­ment de Pro­jet, mal­gré les ambi­guï­tés du mot pro­jet, qui repré­sente plus en France une pro­jec­tion sur l’a­ve­nir qu’une réa­li­sa­tion concrète.

L’ob­jec­tif fon­da­men­tal des tech­niques de mana­ge­ment de pro­jet est de fédé­rer des équipes appar­te­nant à des orga­nismes dif­fé­rents, sur les actions qui per­mettent d’at­teindre un résul­tat com­mun. Au cours de la Seconde Guerre mon­diale, le mana­ge­ment de pro­jet a trou­vé ses pre­miers suc­cès aux États-Unis, non seule­ment dans les grands pro­grammes d’ar­me­ment, mais aus­si dans le mon­tage d’o­pé­ra­tions mili­taires de grande enver­gure, telles qu’il n’en avait jamais exis­té auparavant.

Le monde entier a pu consta­ter, par exemple, que le débar­que­ment allié en Nor­man­die était à la fois une vic­toire du cou­rage des hommes et de la puis­sance des arme­ments, mais aus­si de la rigueur de l’or­ga­ni­sa­tion du « pro­jet ». Compte tenu du nombre des inter­ve­nants, de la varié­té des cultures, de la mul­ti­pli­ci­té des maté­riels, un seul grand chef n’au­rait pu tout pré­voir, tout orga­ni­ser dans cette gigan­tesque opération.

Ce sont les prin­cipes du mana­ge­ment de pro­jet qui ont conduit à l’at­tri­bu­tion des res­pon­sa­bi­li­tés, des objec­tifs, des tâches à exé­cu­ter, au sein d’é­quipes ani­mées de la même volon­té de réus­sir, et qui ont fina­le­ment joué un rôle déter­mi­nant dans le succès.

Des mili­taires aux indus­triels de la défense, le mana­ge­ment de pro­jet s’est impo­sé dans les années 60 sur tous les pro­grammes mili­taires, aéro­nau­tiques et spa­tiaux, amé­ri­cains ou euro­péens, qui pré­sen­taient une grande com­plexi­té tech­nique, et recou­raient à une myriade de sous-traitants.

C’é­tait l’é­poque des trente glo­rieuses. La maî­trise de la com­plexi­té tech­nique comp­tait alors davan­tage que celle des coûts et même des délais. Il fal­lait réa­li­ser les grands pro­grammes pour des rai­sons d’in­té­rêt natio­nal, qu’il s’a­gisse de la conquête de l’es­pace déci­dée par le pré­sident Ken­ne­dy, ou de la force de frappe française.

À par­tir des années 70, les grandes orga­ni­sa­tions se sont orien­tées vers des appli­ca­tions pour le grand public : cen­trales nucléaires, réseaux de trans­port et de télé­com­mu­ni­ca­tions, trains à grande vitesse. Contrai­re­ment aux pré­cé­dents, ces équi­pe­ments com­men­çaient à ren­con­trer une cer­taine concur­rence, au moins sur les mar­chés inter­na­tio­naux. Les coûts et les délais de réa­li­sa­tion deve­naient des para­mètres plus contrai­gnants. Sous l’au­to­ri­té des chefs de pro­jet, les équipes devaient s’é­tof­fer pour deve­nir capables d’ar­bi­trages entre les per­for­mances, les coûts et les risques des solu­tions techniques.

Les années 80 et 90 ont vu se réduire le nombre et la dimen­sion des pro­grammes natio­naux, et se mul­ti­plier les pro­jets gérés par les entre­prises indus­trielles et de ser­vices. Pour créer un nou­vel inves­tis­se­ment, s’im­plan­ter à l’é­tran­ger, lan­cer une nou­velle ligne de pro­duits, les entre­prises ont dési­gné des chefs de pro­jet, entou­rés d’une équipe repré­sen­tant toute une gamme de com­pé­tences : recherche, déve­lop­pe­ment, fabri­ca­tion, achats, com­mer­cia­li­sa­tion, communication…

Des entre­prises qui, autre­fois, par­ti­ci­paient à un ou deux grands pro­jets, en gèrent aujourd’­hui dix, vingt ou plus, dans des struc­tures matri­cielles où l’é­qui­libre doit être trou­vé entre les lignes de com­pé­tences et les lignes de pro­jet qui sont trans­ver­sales. L’art du mana­ge­ment de l’en­tre­prise est le plus sou­vent aujourd’­hui de gérer cette transversalité.

L’immersion dans un environnement complexe

À la com­plexi­té « interne » aux pro­jets – essen­tiel­le­ment tech­nique – est venue se super­po­ser pro­gres­si­ve­ment la com­plexi­té externe, celle des clients, de la concur­rence, de la légis­la­tion, des groupes de pres­sion, celle aus­si des inter­ac­tions avec le milieu natu­rel ou le cadre de vie des citoyens.

Dès la fin des années 70, des grands pro­jets par­fai­te­ment struc­tu­rés ont com­men­cé à buter sur des obs­tacles peu pré­vus et mal maî­tri­sés, situés en dehors du champ d’ap­pré­hen­sion des res­pon­sables des équipes de projet.

Le pro­gramme élec­tro­nu­cléaire, démar­ré en France en 1973, en a été un exemple frap­pant. Les asso­cia­tions éco­lo­gistes, appuyées par de nom­breux scien­ti­fiques, ont por­té leurs attaques sur des aspects de la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment qui n’a­vaient pas été suf­fi­sam­ment pris en consi­dé­ra­tion, mal­gré la qua­li­té des études et l’ex­haus­ti­vi­té des mesures prises pour la sécurité.

Si le pro­gramme n’a pas été com­pro­mis en France, il l’a été dans d’autres pays euro­péens, et plus éton­nam­ment aux États-Unis où le temps d’ins­truc­tion admi­nis­tra­tive des dos­siers est pas­sé brus­que­ment de cinq ou six ans à une dou­zaine d’an­nées, blo­quant pra­ti­que­ment toute nou­velle réalisation.

Le Concorde a été un autre exemple de pro­jet par­fai­te­ment maî­tri­sé sur le plan tech­nique, mais dont la réus­site com­mer­ciale n’a jamais pu être à la hau­teur des espé­rances mises en lui. Il a aus­si buté sur les réac­tions mal pré­vues et non maî­tri­sables de mul­tiples acteurs appar­te­nant aux divers envi­ron­ne­ments du pro­jet. Il a pu fran­chir le mur du son, mais pas celui des réac­tions des rive­rains, ren­for­cé par la légis­la­tion sur les nui­sances sonores et la pol­lu­tion de l’air, par la crise pétro­lière, par le lob­bying de concur­rents jaloux de sa réussite.

La leçon a été com­prise, et les res­pon­sables des grands pro­jets d’in­fra­struc­tures, TGV ou auto­routes, intègrent main­te­nant les pré­oc­cu­pa­tions d’en­vi­ron­ne­ment dès les pre­mières études. Les équipes se sont enri­chies d’ur­ba­nistes, de socio­logues, d’é­co­logues, qui apportent leur point de vue tout au long de la réa­li­sa­tion du pro­jet et pré­parent des réponses aux ques­tions posées par les divers groupes de pression.

Ce qui est pos­sible pour des pro­jets de grande enver­gure gérés par des entre­prises du sec­teur public ou para­pu­blic ne l’est géné­ra­le­ment pas pour des entre­prises qui gèrent au quo­ti­dien un grand nombre de pro­jets de dimen­sions plus modestes, et qui se heurtent pour­tant, elles aus­si, à la com­plexi­té externe.

Une entre­prise qui réa­lise des pro­jets en milieu concur­ren­tiel doit faire face à une mul­ti­tude de contraintes externes – poli­tiques, admi­nis­tra­tives, régle­men­taires, etc. – qui consti­tuent autant de pièges pour ses pro­jets de déve­lop­pe­ment, en France et sur­tout à l’étranger.

Elle navigue au milieu de récifs d’au­tant plus nom­breux et dan­ge­reux qu’elle est plus petite et vul­né­rable. Pour une PME inno­vante, a for­tio­ri pour une entre­prise en créa­tion, sur­tout lors­qu’elle a voca­tion à tra­vailler à l’in­ter­na­tio­nal, les pièges de la régle­men­ta­tion et les par­ti­cu­la­ri­tés des divers mar­chés peuvent s’a­vé­rer mortels.

Complexité et turbulences

Pour faire face à la com­plexi­té externe comme à la com­plexi­té interne, les entre­prises ont peu à peu enri­chi les com­pé­tences de leurs équipes. Désor­mais, les entre­prises les plus per­for­mantes sont celles qui savent repré­sen­ter en leur sein la diver­si­té du monde dans lequel elles agissent. Le mana­ge­ment de pro­jet s’or­ga­nise pour tenir compte de l’en­semble des dimen­sions nou­velles : connais­sance appro­fon­die des besoins des clients pour défi­nir les pro­duits et ser­vices adap­tés au plus juste, connais­sance de la culture des pays étran­gers concer­nés par le pro­jet, éva­lua­tion des impacts sur l’en­vi­ron­ne­ment, etc.

Mal­gré l’ap­pa­rence de conti­nui­té, une véri­table révo­lu­tion cultu­relle secoue cer­taines entre­prises enga­gées dans le mana­ge­ment de pro­jet. C’est le cas en par­ti­cu­lier de celles qui quittent une situa­tion de mono­pole pour entrer dans le champ concur­ren­tiel, dans des domaines aus­si variés que l’éner­gie, les trans­ports, les banques et assurances.

Or, au moment même où les entre­prises ont à prendre en compte un envi­ron­ne­ment plus com­plexe, cet envi­ron­ne­ment connaît des chan­ge­ments à une vitesse accrue : non seule­ment elles sont entou­rées de récifs plus nom­breux, mais en outre la mer est démontée.

Les don­nées de base de chaque pro­jet risquent à tout moment d’être remises en cause :

.Le pro­jet est basé sur des choix tech­niques. Faut-il le modi­fier lorsque ces tech­niques évo­luent, au risque de ne jamais le voir aboutir ?

. Le pro­jet est défi­ni pour répondre aux besoins d’une clien­tèle. Faut-il le faire évo­luer dès lors que ces besoins évo­luent, au risque de cher­cher une per­fec­tion jamais atteinte ?

. Le pro­jet a été éla­bo­ré dans un contexte socio-poli­tique don­né, le déve­lop­pe­ment du mar­ché asia­tique ; est-il condam­né par la crise en Asie ?

Toutes ces ques­tions se posent, mais si elles se réper­cutent direc­te­ment sur le por­teur du pro­jet et son équipe, le pro­jet ne peut que se mettre à déri­ver. Mal­gré les tur­bu­lences, il faut savoir gar­der le cap. Évi­ter les écueils et faire face au gros temps sup­posent que la route ne soit pas changée.

Piloter en environnement tourmenté

Il ne faut jamais oublier que le chef de pro­jet et son équipe sont res­pon­sables de l’at­teinte des objec­tifs qui leur ont été fixés en termes de per­for­mances, coûts et délais. C’est un tra­vail de tous les ins­tants, car les dérives guettent en per­ma­nence. Chaque inci­dent dans le dérou­le­ment du pro­jet demande une action cor­rec­trice pour res­ter dans le cadre fixé.

L’é­quipe pro­jet doit main­te­nir sa route à tra­vers les per­tur­ba­tions quo­ti­diennes. Il est exclu de lui deman­der en outre des remises en cause fon­da­men­tales du pro­jet, modi­fiant les objec­tifs et du même coup les moyens nécessaires.

Après avoir étof­fé pro­gres­si­ve­ment les équipes pro­jets en leur appor­tant de nou­velles dimen­sions, il faut main­te­nant intro­duire une cer­taine dua­li­té entre le pilo­tage opé­ra­tion­nel deman­dé à l’é­quipe qui va devoir atteindre les objec­tifs fixés, et le pilo­tage stra­té­gique qui, à l’a­bri des pres­sions du quo­ti­dien, va défi­nir les moyens de prendre en compte les chan­ge­ments pro­fonds de l’environnement.

Cette dua­li­té peut être prise en compte dans les mis­sions confiées aux équipes de maî­trise d’œuvre et de maî­trise d’ou­vrage. L’é­quipe de maî­trise d’ou­vrage défi­nit les besoins à satis­faire, les objec­tifs et contraintes. Elle est seule en mesure d’in­té­grer toutes les évo­lu­tions détec­tées en cours de pro­jet et de dire si elles doivent ou non conduire à une remise en cause, y com­pris pour les coûts et les délais.

C’est ce que fait par exemple la RATP – très dépen­dante des attentes non seule­ment des clients, mais aus­si des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, des asso­cia­tions, des groupes de pres­sion – qui a ins­ti­tu­tion­na­li­sé cette dua­li­té dans son nou­veau guide du mana­ge­ment de projet.

Peu d’en­tre­prises sont aus­si dépen­dantes de leur envi­ron­ne­ment ins­ti­tu­tion­nel, mais beau­coup le sont de leur envi­ron­ne­ment tech­nique et concur­ren­tiel. Cha­cun garde en mémoire, par exemple, le revi­re­ment spec­ta­cu­laire de Micro­soft qui, après être res­té long­temps à l’é­cart du phé­no­mène Inter­net, a réorien­té en quelques semaines tous ses pro­jets pour deve­nir lea­der sur ce nou­veau créneau.

Pour être capable d’un tel revi­re­ment sans per­tur­ber les équipes pro­jets jus­qu’au moment ultime du chan­ge­ment, il faut une forte orga­ni­sa­tion de la stra­té­gie de pro­jets qui permette :

  • de recueillir les élé­ments per­ti­nents de veille tech­nique et concurrentielle ;
  • d’en éva­luer l’in­ci­dence sur cha­cun des projets ;
  • de déci­der si le pro­jet doit être modi­fié ou s’il doit conti­nuer sur les bases précédentes ;
  • de redé­fi­nir, si néces­saire, les objec­tifs et les moyens en rela­tion étroite avec l’é­quipe projet.


Plus l’en­vi­ron­ne­ment change rapi­de­ment et inten­sé­ment, plus la sépa­ra­tion est néces­saire entre le pilo­tage opé­ra­tion­nel du pro­jet et son pilo­tage stra­té­gique. Le pilo­tage stra­té­gique des pro­jets, encore peu pra­ti­qué, exige un excellent sys­tème de veille et une grande réac­ti­vi­té face aux per­tur­ba­tions qui sont désor­mais notre lot quotidien.

Ain­si, pro­gres­si­ve­ment, la maî­trise de la com­plexi­té a exi­gé de pas­ser de la simple coor­di­na­tion tech­nique des pro­jets au mana­ge­ment glo­bal – pre­nant en compte des dimen­sions internes et externes de plus en plus variées -, pour en arri­ver aujourd’­hui au mana­ge­ment stra­té­gique des pro­jets qui tient compte de tous les aspects du sys­tème consti­tué par le pro­jet et son environnement.

La sanc­tion du mar­ché, de plus en plus impi­toyable, risque d’ap­por­ter rapi­de­ment la dis­cri­mi­na­tion entre ceux qui auront appris à navi­guer dans la tour­mente… et les autres.

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