Calcul de l'impôt : sortir du royaume d'Ubu

Sortir du royaume d’Ubu (2), Comment les mathématiques fiscales « à la Bercy » ont provoqué la colère de toute une catégorie de Gilets jaunes

Dossier : ExpressionsMagazine N°749 Novembre 2019
Par François Xavier MARTIN (63)

Dans notre livrai­son de juil­let-août 2019, François Xavier Mar­tin pro­po­sait de « sor­tir du roy­aume d’Ubu » pour le cal­cul de l’impôt sur le revenu. Il revient ici sur le sujet pour pro­pos­er un mode de cal­cul alter­natif, à la lumière de la crise des Gilets jaunes.

Si le Petit Prince de Saint-Exupéry avait demandé à un inter­locu­teur doté de bon sens et d’un min­i­mum de notions math­é­ma­tiques : « Des­sine-moi un impôt pro­gres­sif », celui-ci lui aurait tracé une courbe mon­trant que chaque foy­er verse à l’État, éventuelle­ment à par­tir d’un cer­tain seuil, une pro­por­tion de son revenu qui aug­mente de façon régulière à mesure que ses gains crois­sent, et ce jusqu’à un éventuel taux pla­fond. Force est de con­stater que le sys­tème français d’imposition des revenus (IRPP) de 2019 est loin de ce sché­ma idéal, tant la courbe représen­tant le taux d’imposition moyen en fonc­tion du revenu est « cabossée » en par­ti­c­uli­er dans sa par­tie basse. Quant à la courbe du taux d’imposition mar­gin­al, elle défie toute logique au niveau des revenus (après déduc­tion de 10 %) autour de 20 000 € par part qui cor­re­spon­dent à la très grande majorité des foy­ers soumis à l’IRPP.


En 2019, un céli­bataire qui perçoit un revenu annuel impos­able de 20 000 € est soumis à un IRPP de 1 135 € (avant crédit et réduc­tion d’impôts éventuels). Si son revenu impos­able aug­mente de 1 000 €, son impôt aug­mente de 368 €.

Il est donc soumis à un taux d’imposition mar­gin­al de 36,8 %, large­ment supérieur aux 30 % qu’impliquerait la même aug­men­ta­tion de revenu pour un céli­bataire qui béné­ficierait d’un revenu de 70 000 € !


Une formule cabossée

Plusieurs raisons expliquent la piteuse allure de ces courbes. Par rap­port à une courbe idéale, le cal­cul de l’im­pôt par tranch­es taxe trop les con­tribuables en milieu de tranch­es et insuff­isam­ment ceux en extrémité. De plus, ce sys­tème obscurcit les dis­cus­sions sur l’IRPP car il intro­duit en per­ma­nence chez beau­coup de con­tribuables une con­fu­sion entre taux mar­gin­al d’imposition et taux moyen, ce dernier étant générale­ment très inférieur au premier.

Mais il y a plus grave au niveau des faibles revenus : dans le but d’exonérer d’IRPP au moins la moitié de la pop­u­la­tion et d’adoucir l’entrée dans cet impôt pour les revenus immé­di­ate­ment supérieurs, les gou­verne­ments suc­ces­sifs ont pris des mesures spé­ci­fiques qui con­cer­nent la par­tie basse de la pre­mière tranche (à 14 % pour l’IRPP 2019) : décote (sys­tème ancien qui est des­tiné à dimin­uer l’impôt des con­tribuables entrant dans la 1re tranche d’imposition et qui con­siste en 2019 en une diminu­tion de l’impôt de « 1 196 € moins 75 % de l’impôt avant décote ») ; et depuis plusieurs années « réduc­tion d’impôts de 20 % pour les foy­ers mod­estes », ce 20 % pou­vant en fait vari­er entre 0 et 20 %, cette dernière car­ac­téris­tique ayant pour des raisons math­é­ma­tiques (valeur impor­tante de la dérivée d’un terme du sec­ond degré) des con­séquences dévas­ta­tri­ces pour la cohérence de l’imposition des revenus inférieurs à 21 000 € par part. Le résul­tat de cette usine à gaz est édifiant !

Taux d’imposition mar­gin­al du revenu par part jusqu’à 2019

L’effet « Gilets jaunes »

C’est ici que doivent inter­venir quelques con­sid­éra­tions sur les « Gilets jaunes ». Ont coex­isté sur les ronds-points et dans les man­i­fes­ta­tions plusieurs types de pop­u­la­tion. En dehors d’individus sans emploi à temps com­plet, vivant pour une bonne part d’allocations divers­es, étaient égale­ment présents des retraités et des per­son­nes (salariés, arti­sans, indépen­dants) tra­vail­lant à plein temps pour un revenu mod­este, donc faible­ment impos­ables au titre de l’IRPP. Ces per­son­nes expri­maient un ras-le-bol fis­cal qui a été ini­tiale­ment con­sid­éré comme une révolte dirigée essen­tielle­ment con­tre des tax­es et des impôts indirects.

N’étant générale­ment pas, tout comme la majorité des lecteurs de cette revue, con­cernés à titre per­son­nel par les mesures affec­tant unique­ment ce niveau de revenus, les jour­nal­istes et le monde poli­tique ont ini­tiale­ment mal pris con­science de l’effet dévas­ta­teur sur cette caté­gorie de Gilets jaunes d’un taux d’imposition mar­gin­al très élevé. Sans avoir besoin d’être de grands math­é­mati­ciens, ces con­tribuables mod­estes ont pu en con­stater l’impact lorsqu’un revenu annuel aug­men­tant d’une année sur l’autre de 5 % fai­sait croître de plus de 30 % leur impôt (voir l’exemple encadré).

“Certains Gilets jaunes ont effectivement ressenti
les effets d’un taux d’imposition marginal anormalement élevé”

Ayant vraisem­blable­ment pris con­science de ce qui précède au cours du « Grand débat », le gou­verne­ment a procédé à l’annonce tout à fait inat­ten­due d’une baisse de l’ordre de 5 mil­liards d’euros de l’impôt sur le revenu 2020 pour les con­tribuables situés dans la tranche à 14 % et le bas de la tranche à 30 %, sans mod­i­fi­ca­tion pour les autres (haut de la tranche à 30 %, tranch­es à 41 et 45 %).

Si l’on ne tient pas compte de ce qui est exposé plus haut, cette annonce était tout à fait sur­prenante : les analy­ses générale­ment con­sid­érées comme sérieuses pré­con­i­saient plutôt jusque-là une aug­men­ta­tion de la part de l’IRPP dans les recettes fis­cales, celle-ci étant en France très inférieure à ce qui existe dans les pays com­pa­ra­bles, et cet impôt étant l’un des rares à avoir un car­ac­tère pro­gres­sif face à des tax­es pro­por­tion­nelles (CSG) et des charges sociales pla­fon­nées ain­si que des tax­es indi­rectes (TVA) à effet régres­sif car touchant les dépens­es et non les revenus.

Les annonces du 19 juillet 2019

Le 19 juil­let 2019, le min­istère de l’Action et des Comptes publics, après avoir pris la pré­cau­tion d’indiquer que ces infor­ma­tions devaient être con­sid­érées comme pro­vi­soires tant que la loi de finances 2020 n’avait pas été votée, a com­mu­niqué via dif­férents médias un tableau per­me­t­tant en principe à chaque con­tribuable de cal­culer son IRPP 2020 avant crédit et réduc­tion d’impôts éventuels. Simul­tané­ment a été mis en ligne un simulateur.

L’annonce prin­ci­pale est la baisse du taux d’imposition de la pre­mière tranche ramené de 14 % à 11 % ain­si que de légères mod­i­fi­ca­tions des fron­tières entre tranch­es per­me­t­tant d’assurer égale­ment une baisse d’impôts aux con­tribuables de la tranche à 30 % et de main­tenir inchangée l’imposition de ceux des tranch­es à 41 % et 45 %.

Or, sur les sites spé­cial­isés, de nom­breux inter­nautes ont exprimé leur éton­nement : lorsqu’ils sont dans la tranche à 11 %, les cal­culs qu’ils ont effec­tués à par­tir du tableau et du sim­u­la­teur ne don­nent pas les mêmes résultats !

Que contient réellement la réforme proposée ?

La mise en œuvre du sim­u­la­teur mon­tre que la tax­a­tion réelle des revenus du bas du tableau est de 15,95 % du revenu qui dépasse 15 160 €, ce qui ne cor­re­spond pas au chiffre annon­cé (11 % du revenu dépas­sant 9 964 €). Un cal­cul rapi­de mon­tre que le sim­u­la­teur con­tient en fait une décote occulte qui con­siste en une baisse d’impôts de 767 € moins 45 % du mon­tant de l’impôt avant décote. Cette décote a été cal­culée pour avoir un effet jusqu’en haut de la tranche à 11 %, qui devient donc un taux fic­tif puisqu’il ne s’applique à aucun des con­tribuables de la 1re tranche qui sont tous soumis à un taux d’imposition mar­gin­al de 15,95 % (11 % x 1,45) (N.B. voir « Dernière minute »).

Néan­moins, comme dans l’imposition 2019 les con­tribuables de la tranche à 14 % pou­vaient en fait être soumis à des taux mar­gin­aux très supérieurs (jusqu’à près de 40 %) à par­tir du même seuil d’imposition réel de 15 160 €, ils béné­fi­cient tous en 2020 d’une baisse d’IRPP pou­vant aller jusqu’à plus de 500 € par part.

Quant aux con­tribuables de la tranche à 30 % (allant jusqu’à un revenu de plus de 70 000 € par part), ils béné­fi­cient tous d’une baisse d’impôts uni­forme de 125 € par part, ce qui n’est pas tout à fait con­forme aux annonces ini­tiales (baisse lim­itée à la par­tie inférieure de cette tranche).

Les con­tribuables des tranch­es supérieures voient, comme prévu, leur impôt inchangé.

Pour une formule mieux lissée

Ce retour à un cal­cul de l’im­pôt qui est finale­ment celui d’un sys­tème à 4 tranch­es pur (15,95 %, 30 %, 41 % et 45 %) élim­ine l’aberration que con­sti­tu­aient les taux d’imposition mar­gin­aux élevés et éventuelle­ment régres­sifs résul­tant de la super­po­si­tion de la décote sur une par­tie de la 1re tranche et de la « réduc­tion d’impôts pour foy­ers mod­estes ». Mais il péren­nise les incon­vénients sig­nalés dans l’article précé­dent (con­fu­sion dans les esprits entre taux moyen et taux mar­gin­al, sous-impo­si­tion aux fron­tières de tranch­es, surim­po­si­tion en milieu de tranches).

Son rem­place­ment par un sys­tème à taux d’imposition moyen vari­able de façon con­tin­ue en fonc­tion du revenu élim­in­erait ces défauts. Or une baisse d’impôts est une occa­sion unique de procéder à un tel change­ment, car une mod­i­fi­ca­tion majeure qui se ferait ultérieure­ment à ressources fis­cales con­stantes entraîn­erait inévitable­ment des gains pour cer­tains et des pertes pour d’autres, le mécon­tente­ment de ces derniers étant très supérieur à la sat­is­fac­tion de ceux qui y gagnent…

Rap­pelons notre propo­si­tion de l’article précé­dent : instau­r­er dans toute l’étendue des revenus le cal­cul du taux d’imposition moyen par une for­mule cal­cu­la­ble par tous de type y = ax + b / cx + d.


Formule proposée :

R (revenu par part) – Seuil d’imposition

Taux d’imposition = _________________________________________

c x R + d

c étant l’inverse du taux d’imposition max­i­mum (actuelle­ment 45 %) et d  per­me­t­tant de régler fine­ment la pro­gres­siv­ité de l’impôt (valeur assur­ant une bonne com­pat­i­bil­ité avec l’impôt prévu pour 2020 : 85 000).


L’emploi dès 2020 d’une telle for­mule per­me­t­trait une pro­gres­siv­ité plus sat­is­faisante pour les con­tribuables de la 1re tranche d’imposition grâce à une légère aug­men­ta­tion de la baisse d’impôts annon­cée pour les con­tribuables de revenu immé­di­ate­ment supérieur au seuil d’imposition et à une réduc­tion moins généreuse pour les revenus par part à la charnière entre la 1re et la 2e tranche (autour de 26 000 €) que le sys­tème par tranch­es favorise de façon injustifiée.

Dernière minute

Le pro­jet de loi de finances 2020 dif­fusé le 30 sep­tem­bre con­firme l’analyse de cet arti­cle, mais présente pour 2020 une pre­mière tranche à 11 % à par­tir de 9 964 € par part asso­ciée à une décote (mécan­isme incom­pris par la plu­part des con­tribuables) alors qu’en fait il pro­pose une pre­mière tranche à env­i­ron 16 % à par­tir de 15 161 €. C’est mieux qu’en 2019…, mais moins bien que le sys­tème à taux vari­able pro­posé. Mal­heureuse­ment l’annonce ultérieure d’une reval­ori­sa­tion des fron­tières de tranch­es pour tenir compte de l’inflation vient de ressus­citer l’ubesque diminu­tion de taux mar­gin­al d’imposition pour les revenus par part voisins de 26 000 € !

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