Hugo Duminil-Copin

Assises des mathématiques : deux X mathématiciens décryptent les enjeux

Dossier : ExpressionsMagazine N°777 Septembre 2022
Par Stéphane JAFFARD (X81)
Par Emmanuel Royer (X94)

Les math­é­ma­tiques français­es ont eu leurs gloires et sont encore au plus haut niveau inter­na­tion­al, mais les inquié­tudes à leur sujet se mul­ti­plient. Les Assis­es des math­é­ma­tiques, dont le grand col­loque se tien­dra à Paris du 14 au 16 novem­bre, déploient leurs travaux tout le long de l’année 2022. Venez y défendre notre sou­veraineté nationale dans ce domaine !


Repère

Un récent rap­port com­mandé par l’Institut nation­al des sci­ences math­é­ma­tiques et de leurs inter­ac­tions, insti­tut du CNRS qui a pour mis­sion d’animer et coor­don­ner la recherche math­é­ma­tique en France, éval­ue à 3,3 mil­lions le nom­bre d’emplois salariés impactés par les math­é­ma­tiques, soit encore 18 % du PIB, en hausse de deux points par rap­port au résul­tat d’une étude sim­i­laire pub­liée en 2015. On anticipe que cette ten­dance va s’amplifier.


Les math­é­ma­tiques sont omniprésentes dans la société de haute tech­nolo­gie dans laque­lle nous vivons. Voici deux exem­ples con­crets où les math­é­ma­tiques vont jouer un rôle clef : l’arrivée prochaine de l’ordinateur quan­tique oblige à repenser entière­ment les math­é­ma­tiques de la cryp­togra­phie exis­tant actuelle­ment ; la cryp­togra­phie de demain devra utilis­er des résul­tats nou­veaux et pro­fonds, notam­ment de géométrie algébrique ou de théorie des nom­bres. De nom­breux algo­rithmes d’intelligence arti­fi­cielle sont aujourd’hui des boîtes noires néces­si­tant des cal­culs d’une com­plex­ité phénomé­nale ; com­pren­dre com­ment leur fonc­tion­nement peut être mis en défaut et en dimin­uer le coût demande la con­struc­tion de nou­velles théories math­é­ma­tiques qui en sont encore à leurs balbutiements.

De la souveraineté nationale

Moins tan­gi­bles pour le grand pub­lic que les dépen­dances liées à une économie reposant large­ment sur la délo­cal­i­sa­tion, ces enjeux sont tout aus­si impor­tants en ter­mes de sou­veraineté nationale. Ils le sont même davan­tage sur le long terme : il est pos­si­ble de réac­tiv­er la pro­duc­tion de masques san­i­taires en quelques mois et de relo­calis­er des indus­tries stratégiques en quelques années ; mais des exem­ples à l’étranger mon­trent que, s’il est facile de déman­tel­er une sou­veraineté sci­en­tifique en quelques mois (l’ex-Union sovié­tique y a très bien réus­si au début des années 1990), le temps de la con­struc­tion, ou de la recon­struc­tion, est beau­coup plus long : ain­si la Chine, par­tie de très bas, développe depuis une ving­taine d’années une poli­tique extrême­ment ambitieuse pour met­tre en place une école math­é­ma­tique à la hau­teur de ses ambi­tions plané­taires ; et cette poli­tique volon­tariste, assor­tie de moyens con­sid­érables, com­mence tout juste à porter ses pre­miers fruits.

Une glorieuse tradition française

La France, elle, a l’avantage de béné­fici­er d’une tra­di­tion d’excellence math­é­ma­tique inin­ter­rompue depuis le XVIIe siè­cle ; patrie de Descartes, Fer­mat et Pas­cal, elle est tou­jours réputée pour sa recherche math­é­ma­tique, comme le mon­tre l’attribution cet été d’une médaille Fields à Hugo Duminil-Copin, pro­fesseur per­ma­nent de l’Institut des hautes études sci­en­tifiques et pur pro­duit de la fil­ière d’excellence française des class­es pré­para­toires suiv­ies de l’École nor­male supérieure. Aujourd’hui encore, les math­é­mati­ciens français aiment citer avec fierté le nom­bre de médailles Fields et de prix Abel que leurs com­pa­tri­otes ont reçues ; le classe­ment dit « de Shang­hai », place 18 uni­ver­sités français­es par­mi les 100 pre­mières uni­ver­sités en math­é­ma­tiques dans le monde ; et, pour le meilleur ou pour le pire, les math­é­ma­tiques sont encore sou­vent perçues comme la dis­ci­pline « reine » per­me­t­tant d’opérer la sélec­tion des élites depuis le col­lège jusqu’aux plus pres­tigieuses grandes écoles.

Un avenir incertain

Peut-on con­clure pour autant que l’école math­é­ma­tique française sera au ren­dez-vous des grands défis sci­en­tifiques et tech­nologiques du XXIe siè­cle ? Plusieurs rap­ports et tri­bunes envoient des sig­naux inquié­tants, qui per­me­t­tent de douter que la relève sera assurée : la France a chuté dans les classe­ments PISA et TIMSS, mon­trant un fléchisse­ment impor­tant du niveau des élèves en math­é­ma­tiques ; des notions élé­men­taires, comme les pour­cent­ages, ne sont plus com­pris­es par une part impor­tante de la pop­u­la­tion et de longues dis­cus­sions sur des plateaux de télévi­sion con­cer­nant l’efficacité des vac­cins auraient pu être rapi­de­ment abrégées si les par­tic­i­pants avaient eu des con­nais­sances élé­men­taires de la notion de prob­a­bil­ité con­di­tion­nelle. Après de nom­breuses alertes par les sociétés savantes, des chefs d’entreprise se sont exprimés dans la presse cette année, annonçant les dan­gers que cette chute de niveau entraîn­era, non seule­ment dans les secteurs sci­en­tifiques et de haute tech­nolo­gie, mais aus­si pour toute la société ; un enseigne­ment math­é­ma­tique solide au col­lège et au lycée apprend à raison­ner, développe les capac­ités d’analyse et de syn­thèse, et mon­tre que la vérité sci­en­tifique ne fluctue pas en fonc­tion des opin­ions per­son­nelles d’influenceurs sur les réseaux soci­aux, mais que l’on y accède par des méth­odes rigoureuses lente­ment élaborées au cours des siè­cles. Affaib­lir l’enseignement des math­é­ma­tiques à l’école, c’est désarmer les futures généra­tions face aux fake news et à la défi­ance mon­tante envers la science.

Que faire ?

Com­ment redress­er cette sit­u­a­tion alors que l’enseignement a per­du toute attrac­tiv­ité (un grand nom­bre de postes sont aujourd’hui non pourvus aux con­cours du Capes et de l’agrégation de math­é­ma­tiques) ? Cette faib­lesse dans l’enseignement pri­maire et sec­ondaire est-elle com­pen­sée dans le supérieur ? rien n’est moins sûr : de nom­breux chefs d’entreprise aler­tent sur le manque d’ingénieurs et le niveau de ceux qu’ils recru­tent. Enfin, si le niveau de la recherche math­é­ma­tique en France reste élevé et recon­nu par de récents prix, celle-ci est frag­ilisée par une baisse con­stante des effec­tifs dans l’enseignement supérieur : alors que le nom­bre de pro­fesseurs et maîtres de con­férence dans les uni­ver­sités a glob­ale­ment aug­men­té de 7 % durant les 20 dernières années, il a bais­sé de 20 % durant la même péri­ode en math­é­ma­tiques fondamentales.

Que faire ? Depuis les dif­férentes lois sur l’indépendance des uni­ver­sités, les min­istres de l’Enseignement supérieur et de la recherche ne dis­posent plus de leviers d’actions directs pour agir sur de telles sit­u­a­tions. On a main­tenant recours en France au lance­ment de grands plans nationaux aux­quels les étab­lisse­ments, et leurs chercheurs, peu­vent volon­taire­ment adhér­er ; l’année 2021 a ain­si vu éclore la Stratégie nationale pour l’intelligence arti­fi­cielle et, pour 2022, le Plan France 2030. Si ce plan fixe des objec­tifs néces­saires, il ne men­tionne pas les math­é­ma­tiques et ne doit pas occul­ter la néces­sité de con­tin­uer de dévelop­per une sci­ence fon­da­men­tale qui peut par­fois sem­bler inutile au moment de son développe­ment, mais per­me­t­tra les pro­grès de demain. Les moteurs de recherche reposent sur de l’algèbre du début du XXe siè­cle, la cryp­togra­phie actuelle trou­ve ses racines dans un théorème dû à Fer­mat qui n’avait à sa con­struc­tion d’autre objec­tif que de con­stru­ire des nom­bres pre­miers. La théorie de Lang­lands enfin, qui se développe depuis les années 1970 dans un cadre de la plus haute abstrac­tion, per­met des avancées en cryp­togra­phie quan­tique. Pour faire face aux grands enjeux de demain, comme le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ou la tran­si­tion numérique, de nou­velles avancées seront néces­saires dans toutes les dis­ci­plines sci­en­tifiques, et donc en math­é­ma­tiques, qui font chaque jour la preuve qu’elles jouent un rôle déter­mi­nant dans toutes les sciences.

L’impact économique des mathématiques

Le CNRS, via son Insti­tut nation­al des sci­ences math­é­ma­tiques et de leurs inter­ac­tions (INSMI), a décidé de saisir à bras le corps ce prob­lème en lançant les Assis­es des math­é­ma­tiques. Ce grand chantier s’étale durant toute l’année 2022. La pre­mière par­tie, main­tenant achevée, avait pour but d’objectiver les nou­veaux besoins en math­é­ma­tiques, dans les sci­ences, l’industrie et la société. Dans un pre­mier temps, la mise à jour de « L’impact économique des math­é­ma­tiques » (qui datait de 2015) a été effec­tuée. Ce nou­veau doc­u­ment, disponible sur le site web de l’INSMI, per­met d’affirmer que les math­é­ma­tiques con­tribuent à la créa­tion de valeur ajoutée en France à hau­teur de 17,6 % du PIB en 2019, en pro­gres­sion de 1,8 point depuis 2012. La créa­tion de valeur liée aux math­é­ma­tiques aug­mente plus rapi­de­ment que la valeur ajoutée en France de 2012 à 2019 : elle con­naît un taux de crois­sance annuel moyen de 3,7 %, alors qu’il n’est que de 2,1 % pour l’ensemble de l’économie. Des groupes de tra­vail ont audi­tion­né une cen­taine de sci­en­tifiques de toutes dis­ci­plines, d’acteurs de l’économie, de la poli­tique, des médias, ain­si que des uni­ver­si­taires étrangers ayant été con­fron­tés aux mêmes enjeux et ayant mené à bien des réformes, comme c’est le cas, en par­ti­c­uli­er, en Grande-Bre­tagne. Le but est de cat­a­loguer les nou­veaux besoins en math­é­ma­tiques exprimés par des per­son­nes n’appartenant pas à la com­mu­nauté math­é­ma­tique française, de les analyser, exam­in­er les pistes de solu­tion, estimer leurs coûts et faire des propo­si­tions per­me­t­tant d’affronter ces nou­veaux défis. Cette enquête mon­tre que les math­é­ma­tiques dans toute leur diver­sité seront néces­saires, car on ne peut pas anticiper à l’avance quels out­ils se révèleront les plus adéquats.

Les mathématiques dans toute leur diversité seront nécessaires.

Des points d’application inattendus

L’un des points les plus fasci­nants de l’histoire des sci­ences est que les math­é­ma­tiques néces­saires à la réso­lu­tion d’un prob­lème sont sou­vent issues de préoc­cu­pa­tions n’ayant rien à voir avec celui-ci ; ajou­tons un exem­ple à ceux don­nés précédem­ment : vingt ans après leur décou­verte, des résul­tats très ésotériques de géométrie de espaces de Banach se sont révélés être l’outil clef du com­pressed sens­ing, nou­velle méth­ode de traite­ment du sig­nal qui a révo­lu­tion­né l’imagerie médi­cale. Une autre con­clu­sion impor­tante est l’apparition de besoins nou­veaux dans des secteurs inat­ten­dus : il y a un an, La Jaune et la Rouge avait con­sacré un numéro spé­cial à l’expertise judi­ci­aire, met­tant en évi­dence la place gran­dis­sante que les sci­ences du numérique y tien­nent. Pour que le dia­logue avec ces experts ne soit pas com­plète­ment déséquili­bré, avo­cats et juges auront eux aus­si besoin d’un min­i­mum de cul­ture math­é­ma­tique, qui fait aujourd’hui cru­elle­ment défaut dans leurs formations.

Sensibiliser le public

Les con­clu­sions des groupes de tra­vail mon­trent que, pour être effi­cace, un vaste plan d’action en faveur des math­é­ma­tiques devra néces­saire­ment être accom­pa­g­né par une prise de con­science de l’ensemble de la com­mu­nauté math­é­ma­tique française qu’elle ne peut plus se repos­er sur ses lau­ri­ers, mais doit se réin­ven­ter en pro­fondeur, et, notam­ment, mul­ti­pli­er les actions vers les jeunes pour les con­va­in­cre que les math­é­ma­tiques ne sont pas une dis­ci­pline éli­tiste, repliée sur elle-même et inac­ces­si­ble aux filles mais que, ouvertes à toutes et à tous, elles déti­en­nent de nom­breuses clefs des défis que notre civil­i­sa­tion devra impéra­tive­ment relever au XXIe siè­cle, et que s’engager dans cette voie est une aven­ture ent­hou­si­as­mante. Durant tout l’automne, nous mènerons des actions d’information et de sen­si­bil­i­sa­tion en direc­tion des médias, poli­tiques, décideurs du monde économique et uni­ver­si­taire, et de l’ensemble de la société ; ces activ­ités cul­mineront avec un grand col­loque qui se tien­dra à Paris du 14 au 16 novem­bre. Il réu­ni­ra des per­son­nal­ités clefs des mon­des uni­ver­si­taire, économique et poli­tique, et il sera l’occasion d’une prise de con­science nationale de la néces­sité de met­tre en œuvre une poli­tique ambitieuse en faveur des math­é­ma­tiques. Ouvert à toute per­son­ne intéressée par la place et l’impact des math­é­ma­tiques sur les sci­ences et l’ensemble de la société, elles don­neront une large place au monde socio-économique.

Chères et chers cama­rades, nous avons besoin de votre sou­tien pour men­er à bien cette vaste entre­prise et nous comp­tons sur votre présence aux Assis­es des math­é­ma­tiques pour venir témoign­er de votre attache­ment à cette discipline !

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