L’expert au service de la justice

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Serge BINDEL (47)

De temps à autre, les médias nous rap­pellent qu’un rap­port d’expert peut jouer un rôle déter­mi­nant dans l’issue d’un pro­cès. Mais qui sont les experts qui dis­po­se­raient d’un tel pou­voir ? Com­ment tra­vaillent-ils ? Et pour qui ?

Expert de justice

Jusqu’il y a peu, ceux qui ont pour mis­sion par­ti­cu­lière d’éclairer les juri­dic­tions com­pé­tentes sur les aspects tech­niques des litiges avaient le titre d’experts judi­ciaires mais, pour bien mon­trer qu’ils peuvent appor­ter leur concours aux juri­dic­tions de l’ordre admi­nis­tra­tif aus­si bien qu’à celles de l’ordre judi­ciaire, ils ont main­te­nant celui d’experts de justice.

Des compétences régulièrement évaluées

Pour deve­nir expert de jus­tice, le can­di­dat doit dépo­ser un dos­sier auprès de la cour d’appel dont relève sa rési­dence, en pré­ci­sant son domaine de com­pé­tence par réfé­rence à une nomen­cla­ture com­mune à toutes les cours depuis quelques années. La cour arrête annuel­le­ment la liste, ou le tableau, des nou­veaux experts en tenant compte de ses besoins propres et du pro­fil des can­di­dats (expé­rience, situa­tion pro­fes­sion­nelle, âge, etc.).

À l’issue d’une période pro­ba­toire de trois ans, et ensuite tous les cinq ans, l’expert doit faire à nou­veau acte de can­di­da­ture, et mon­trer en par­ti­cu­lier le tra­vail qu’il a accom­pli au béné­fice de la jus­tice, ain­si que les for­ma­tions qu’il a sui­vies pour main­te­nir ses com­pé­tences à niveau.

Si, pen­dant un nombre d’années suf­fi­sant, il s’est bien acquit­té des mis­sions qui lui ont été confiées, il peut deve­nir, à 70 ans, « expert hono­raire », ce qui ne l’empêche du reste nul­le­ment de conti­nuer à être dési­gné par les tribunaux.

Et si, pen­dant au moins trois ans, il a par­ti­cu­liè­re­ment bien tra­vaillé pour des juri­dic­tions répar­ties de pré­fé­rence sur tout le ter­ri­toire, il peut, dans l’ordre judi­ciaire, être ins­crit sur la liste natio­nale – à peine 300 experts en exer­cice, toutes spé­cia­li­tés confon­dues – éta­blie annuel­le­ment par la Cour de cassation.

REPÈRES

Les juridictions de l’ordre judiciaire sont compétentes pour trancher, dans le cadre de procédures civiles, les litiges opposant les personnes privées, ou pour sanctionner les auteurs d’infractions au droit pénal. Celles qui font le cas échéant appel à des experts sont essentiellement, au premier degré, les tribunaux de grande instance et les tribunaux de commerce, et, au second degré mais plus rarement, les cours d’appel. Compte tenu de sa mission, la Cour de cassation, haute juridiction en matière judiciaire, n’ordonne pas en revanche d’expertise.
Les juridictions de l’ordre administratif tranchent de leur côté les litiges entre les usagers et les pouvoirs publics. Les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, mais non le Conseil d’État, haute juridiction en cette matière, font éventuellement appel à des experts.

Les devoirs de l’expert

Le pre­mier acte offi­ciel qu’accomplit le nou­vel expert est de prê­ter ser­ment. « Je jure, dit-il par exemple dans le cadre du judi­ciaire, d’apporter mon concours à la jus­tice, d’accomplir ma mis­sion, d’établir mon rap­port et de don­ner mon avis en mon hon­neur et en ma conscience. »

Mais les devoirs de l’expert de jus­tice ne s’arrêtent pas là. Dans la pra­tique, il est tenu de res­pec­ter un cer­tain nombre de règles, notam­ment son indé­pen­dance per­son­nelle par rap­port aux par­ties, et le res­pect du contra­dic­toire qui vaut pour tous, et pas seule­ment pour les parties.

Et, dans son rap­port, il doit s’en tenir aux aspects tech­niques de l’affaire, et en par­ti­cu­lier bien se gar­der de don­ner un avis sur les res­pon­sables des désordres consta­tés et ana­ly­sés, même s’il a sur ce point sa propre convic­tion. C’est en effet au juge du fond qu’il revient de tran­cher, et il n’est pas ques­tion d’empiéter sur ses attributions.

Les affaires civiles

Dans les affaires civiles, l’expert est un homme seul, mais il peut par­fois dis­po­ser en rela­tive indé­pen­dance de moyens impor­tants pour mener à bien sa mission.

  • Seul car, à cause du contra­dic­toire qu’il doit res­pec­ter, il ne peut échan­ger libre­ment avec ceux qui connaissent le mieux le fond du pro­blème, d’où des pro­cé­dures lourdes, notam­ment : notes écrites aux par­ties appe­lant en retour des dires de celles-ci, réunions avec la par­ti­ci­pa­tion de nom­breuses per­sonnes, dont beau­coup, juristes notam­ment, ont des pré­oc­cu­pa­tions autres que techniques.
  • Indé­pen­dant car ses rap­ports avec celui qui l’a dési­gné, notam­ment dans le cas des exper­tises ordon­nées en réfé­ré, se bornent sou­vent à l’envoi d’un rap­port final, et d’une note de frais avec demande de taxa­tion. Mais les moyens dont dis­pose l’expert pour mener ses inves­ti­ga­tions peuvent être impor­tants, voire très impor­tants dans cer­tains cas exceptionnels.
C’est la partie demanderesse qui supporte normalement les frais d’expertise

C’est en effet la par­tie deman­de­resse qui sup­porte nor­ma­le­ment les frais d’expertise et, quand il s’agit de grands groupes indus­triels, il est pos­sible de réa­li­ser, au titre de l’expertise, des opé­ra­tions très lourdes. Les exemples ne manquent pas.

L’expert dési­gné, qui, par prin­cipe, n’est pas un juriste, n’est pas non plus un conci­lia­teur, même si, sur ce point éga­le­ment, il peut avoir des idées. Si les par­ties se conci­lient alors que l’expertise est en cours, il arrê­te­ra là ses tra­vaux, en ayant peut-être la frus­tra­tion de ne pas avoir mené jusqu’au bout des inves­ti­ga­tions utiles, mais aus­si la satis­fac­tion de voir que ce qui a été accom­pli a eu un dénoue­ment heureux.

Et, il faut le sou­li­gner, dans la plu­part des cas, les affaires civiles s’arrêtent après le dépôt du rap­port d’expertise, car les par­ties ont alors une meilleure per­cep­tion de ce qui les attend si elles vont au fond.

L’expert au pénal

D’une façon un peu cari­ca­tu­rale, on pour­rait dire que, pour l’expert, le pénal est le contraire du civil. L’expert n’est plus son seul maître, il est lar­ge­ment sous la tutelle du juge d’instruction, qui l’associe ou non à son action (par exemple à l’occasion de la com­pa­ru­tion de mise en exa­men ou de l’audition de témoins), qui lui com­mu­nique ou non les pièces du dos­sier, qui lui donne ou non son feu vert pour entre­prendre cer­taines investigations.

Mais il doit de toute façon conser­ver une totale indé­pen­dance intel­lec­tuelle vis-à-vis du juge et, en tout état de cause, il est le seul res­pon­sable de ce qui est écrit dans son rap­port. Pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour réa­li­ser des inves­ti­ga­tions tech­niques, il convient de rap­pe­ler que, au pénal, c’est l’État qui sup­porte les frais d’expertise, et cha­cun sait bien que ses moyens finan­ciers sont limités.

Expert de justice–expert de partie

Si, dans une affaire don­née, la jus­tice a son expert (éven­tuel­le­ment ses experts), les par­ties ont très sou­vent aus­si les leurs, et il arrive que tous ces tech­ni­ciens aient le même pro­fil. Un expert offi­ciel, qui n’apporte son concours à la jus­tice qu’occasionnellement, peut en effet avoir une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle propre et, à ce titre, tra­vailler pour une partie.

Rester humble

À tous les devoirs clairement affichés, il faut en ajouter encore un, celui de rester humble. Combien d’experts de justice ont en effet la conviction, sinon la prétention, de détenir la vérité du fait même de leur désignation par une instance officielle, alors qu’ils ont d’abord mission de rechercher cette vérité.

Il peut alors s’établir au sein de l’expertise un véri­table débat scien­ti­fique et tech­nique, faci­li­tant ain­si la recherche de la véri­té ; l’exploration de toutes les pistes pos­sibles peut même consti­tuer pour l’expert dési­gné une sorte de filet de sécurité.

Dans la pra­tique cepen­dant, les rela­tions entre experts de jus­tice et experts de par­ties sont très variables, allant de la coopé­ra­tion à l’affrontement selon la stra­té­gie des par­ties, ou tout sim­ple­ment l’humeur des uns et des autres.

Si l’on a les mêmes exi­gences d’honnêteté intel­lec­tuelle quand on est d’un côté ou de l’autre, pou­voir tra­vailler pour la jus­tice et pour des par­ties est alors valo­ri­sant car on a affaire à des milieux dif­fé­rents, et à des façons dif­fé­rentes d’aborder les problèmes.

Une activité enrichissante bien que contraignante

Que conclure de ce sur­vol de l’expertise de jus­tice ? Cer­tains n’en retien­dront peut-être que les obli­ga­tions aux­quelles sont sou­mis ceux ou celles qui exercent cette acti­vi­té, bien sûr pas les obli­ga­tions d’ordre éthique qui s’imposent à tout un cha­cun, mais les nom­breuses contraintes admi­nis­tra­tives ou pro­cé­du­rales qui se sont encore alour­dies depuis quelques années.

Pour ma part, je retien­drai plu­tôt les aspects posi­tifs de mon expé­rience d’expert : l’intérêt, du point de vue tech­nique, de cer­tains dos­siers impor­tants, l’ouverture à des milieux que les ingé­nieurs ignorent sou­vent, celui des magis­trats et celui des avo­cats notam­ment, et le sen­ti­ment d’être utile à une grande cause, celle de la justice.

Au total, l’expertise de jus­tice est donc une acti­vi­té enri­chis­sante pour celui qui la pratique.

L’AFFAIRE ERIKA, UN EXEMPLE D’EXPERTISES D’AMPLEUR EXCEPTIONNELLE

À la suite du naufrage du pétrolier Erika au large de la Bretagne, en décembre 1999, quatre expertises officielles sont diligentées pour déterminer les causes de cet événement :
  • une expertise demandée par Malte, État du pavillon, à une association de navigants, ou anciens navigants, britanniques ;
  • une « enquête technique » par la commission permanente sur les événements de mer (BEA/mer), composée de 6 membres en l’occurrence ;
  • une expertise pénale, à la demande du juge d’instruction chargé de cette affaire au TGI de Paris (4 experts) ;
  • et enfin une expertise ordonnée, à la demande de Total, affréteur au voyage du navire, par le tribunal de commerce de Dunkerque (4 experts + 2 « sapiteurs »).
De leur côté, les parties font appel, en dehors de leurs propres spécialistes, à une dizaine d’experts. Des moyens exceptionnels d’investigation sont déployés, à l’initiative des experts officiels ou des parties, notamment : observation des épaves immergées à 120 m de profondeur par des plongeurs et des robots, remontée à la surface de deux épaves secondaires pour des examens complets (en particulier métallurgiques), essais sur modèle dans les conditions de mer réellement rencontrées, nombreux calculs de structure, etc.
Naufrage de l'ErikaLes experts de Malte et du BEA/mer déposent leurs conclusions en septembre et décembre 2000 respectivement, avant que les investigations les plus importantes ne soient effectuées. Les experts de Dunkerque, qui ont en main la quasi-totalité des informations du dossier, déposent leur rapport final en novembre 2005. Quant aux experts au pénal, ils ne sont missionnés par le juge d’instruction que jusqu’en 2002 : ils n’ont donc de leur côté accès qu’à une partie du dossier, alors que le juge ne prendra une ordonnance de renvoi qu’en février 2006, et qu’ils seront normalement appelés à être en première ligne au procès qui s’ensuivra.
Au total, les différents groupes d’experts officiels ne travaillent ni sur les mêmes données, ni avec la même méthode, ni même avec le même objectif, et, comme il n’y a entre eux aucune concertation, on ne s’étonnera pas si les conclusions qu’ils tirent de leurs investigations sont en contradiction, non seulement avec celles des parties, mais également les unes avec les autres.
Mais où est la vérité ?

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