Amphitryon et L’École des femmes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002Par : MolièreRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Exis­tent bien des façons de servir Molière, celles de sa pro­pre mai­son, et d’autres. Il se trou­ve juste­ment que la Comédie française joue cette sai­son Amphit­ry­on à la salle Riche­lieu. Pour ce faire, elle a voulu met­tre les petits plats dans les grands, sans regarder à la dépense. Choi­sis­sant ce qui, à ses yeux, se pou­vait faire de mieux au ser­vice de Molière et de la ver­si­fi­ca­tion si orig­i­nale de sa comédie, elle a mandé de Moscou M. Ana­toli Vassiliev.

Ce met­teur en scène fut for­mé en 1968 à la Fac­ulté sovié­tique de mise en scène, rel­e­vant du Con­ser­va­toire d’art dra­ma­tique de Moscou. Il ne par­le pas français. Il fut assisté dans sa tâche par Ser­guei Vladimirov, la con­cep­tion des cos­tumes étant con­fiée à Boris Zaborov, la scéno­gra­phie et les éclairages à Vladimir Kovalchuk, la musique – san­tour et per­cus­sions – à Kamil Tcha­laev. Au cours du tra­vail avec les comé­di­ens français, les bar­rières de lan­gages furent lev­ées par deux inter­prètes, Sorour Kas­maï et Andrej Micheev.

M. Ana­toli Vas­siliev dit con­cevoir Amphit­ry­on comme struc­turée sur trois niveaux, celui du ciel (l’Olympe), celui de l’humain et celui des dessous du monde, qui serait aus­si celui des dessous du théâtre. Je suis sûr que vous voyez claire­ment ce qu’il entend par là. Tou­jours est-il que ces trois niveaux exi­gent bien évidem­ment un axe ver­ti­cal pour les lier, ce que la scéno­gra­phie doit traduire. Elle le fait par la voie d’un décor en forme de tour élancée, présen­tant plusieurs niveaux entre quoi évolu­ent les acteurs, en l’occurrence sem­blables à des acro­bates. Elle est sur­mon­tée d’un mât.

La lec­ture d’Amphit­ry­on, dans la tra­duc­tion dont il dis­po­sait, fit naître dans l’esprit de M. Ana­toli Vas­siliev des images d’un loin­tain Ori­ent. Il n’en donne pas la rai­son, mais elle dut être forte : ses per­son­nages sont en effet vêtus comme des judokas, par­fois nan­tis de petits éven­tails. Jupiter en kimono, juché en haut d’un mât, pourquoi pas ? D’ailleurs, et sans doute pour que les comé­di­ens fussent à l’aise dans ces tenues, la Mai­son de Molière fit appel à M. Lu Kuang-Chi, pro­fesseur d’arts mar­ti­aux. Durant le temps des répéti­tions, il enseigna aux acteurs le whu shu (pour leur âme) et le taishi (pour leur corps).

La petite his­toire racon­te que cer­tains comé­di­ens renâ­clèrent. Par le canal de l’un de ses truche­ments, M. Ana­toli Vas­siliev leur répli­qua qu’il ne tra­vail­lait pas pour le résul­tat. Peut-être alors seule­ment pour man­i­fester sa volon­té de puis­sance ? On ne sait mais le résul­tat, en tout cas, c’est que, dans la Mai­son de Molière, Amphit­ry­on est plutôt devenu “ Mme But­ter­fly fait du karaté chez Bouglione ”. Pau­vres de nous, ce nous inclu­ant les comé­di­ens : ils se don­nent d’évidence bien du mal.

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Il y a pour­tant d’autres façons d’entendre Molière, témoin cette extra­or­di­naire inter­pré­ta­tion de L’École des femmes – une reprise après bien des suc­cès – par le Théâtre de la Brie. Peu de lecteurs de La Jaune et la Rouge con­nais­sent sans doute cette mer­veilleuse petite troupe, dirigée par Pierre Gavar­ry qui a joué à Mar­seille avec Antoine Vitez, à Bourges où il a par­ticipé à la créa­tion du Cen­tre dra­ma­tique nation­al avec Gabriel Mon­net. Il a aus­si tourné Les Fauss­es Con­fi­dences en décor naturel et, avec ce Théâtre de la Brie, né en 1978, joué des auteurs aus­si dif­férents que Sartre, Fey­deau, Tchekhov, Ionesco, Beck­ett, et d’autres de moin­dre renom.

Dans sa mise en scène de L’École des femmes, et son inter­pré­ta­tion per­son­nelle d’Arnolphe, Pierre Gavar­ry se mon­tre un immense servi­teur de Molière. Son principe est très sim­ple, et très sain : l’intemporelle jeunesse de l’oeuvre éclate si vis­i­ble­ment, à chaque ligne, mal­gré les légers mais com­bi­en savoureux archaïsmes de langue, qu’il n’est pas néces­saire de la soulign­er en allant chercher midi à qua­torze heures avec des arti­fices de mise en scène ou de vêture.

Elle s’impose de soi et emporte tout. La pièce sent la pomme cueil­lie sous la rosée, écrit M. Gavar­ry. Son par­ti est celui de la sim­plic­ité et de la vérité : les per­son­nages por­tent des cos­tumes inspirés des scènes rurales de Claude Le Lor­rain. Et la brève indi­ca­tion scénique de Molière : la scène est dans une place de ville, est traduite par une petite mer­veille, due au tal­ent du déco­ra­teur, Gilles Jarland.

Cette placette, dans un gros vil­lage d’Île-de-France, sem­ble jail­lie d’un tableau d’époque, encore qu’avec une com­bi­nai­son de strict réal­isme – un peu de foin par terre, une vieille brou­ette traî­nant dans les fonds – et d’un envoû­tant onirisme : la mai­son d’Agnès n’est rien qu’une haute cage en bois, pareille à un agran­disse­ment de celles où l’on enferme les oiseaux précieux.

Quant à l’interprétation, elle est éblouis­sante, tant de la part de l’équipe entourant M. Gavar­ry que de lui-même. À de cer­tains moments, ceux du dés­espoir d’Arnolphe par exem­ple, on se croit en présence d’une réin­car­na­tion de Molière.

Autres lieux de théâtre, autres moyens, autres résultats !

Si d’aventure un lecteur de cette revue était organ­isa­teur de fes­tiv­ités, qu’il sache que le Théâtre de la Brie peut venir jouer son École des femmes sur invi­ta­tion. Il se déplace avec son décor et, si néces­saire, tout l’équipement éclairage et sono. Et ne demande pas une rémunéra­tion faramineuse, loin de là.

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