Les Papiers d’Aspern

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°598 Octobre 2004Par : d’après Henry JamesRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Vous lisez le texte d’une pièce, vous êtes émer­veillé. Vous connais­sez les comé­diens qui la jouent, vous les savez immenses. Vous vous ren­dez au spec­tacle, tout fré­mis­sant dans l’attente d’un enchan­te­ment. Vous en sor­tez un peu déçu : le théâtre est une déli­cate alchi­mie, une sub­tile com­bi­nai­son de sujet, de texte, de mise en scène, de jeu des comé­diens, de décor, d’éclairage, et voi­là que manque par­fois la mys­té­rieuse pierre phi­lo­so­phale qui eût tout chan­gé en or pur.

Cette consta­ta­tion désa­bu­sée me vint après une repré­sen­ta­tion des Papiers d’Aspern par les comé­diens fran­çais dans leur salle du Vieux-Colom­bier, pour­tant de sur­croît haut lieu de théâtre, où flottent les mânes de Jacques Copeau et de ses amis. Peu­têtre ma légère décep­tion fut-elle tout à fait per­son­nelle. La pièce en effet aura reçu un excellent accueil du public, au point qu’elle dut être reprise, dans la même salle et avec la même équipe, après une courte inter­rup­tion. Suc­cès dû à un effet de vedet­ta­riat ? Le public y est certes sou­vent sen­sible au-delà du rai­son­nable et la qua­li­té du pla­teau le gâtait de ce point de vue : Mmes Fran­çoise Sei­gner et Cathe­rine Hie­gel, de plus mises en scène par Jacques Lassalle !

Le sujet ? Tiré d’une nou­velle d’Henry James, il semble, de soi, assez riche de sus­pens et d’émotion pour être por­té à la scène : envi­ron 1900 à Venise, Mor­ton (joué par J.-D. Bar­bin), un jeune écri­vain et cri­tique lit­té­raire, s’introduit en cachant sa véri­table iden­ti­té chez deux Anglaises désar­gen­tées, vivant de peu dans un antique mais bien déla­bré palais. Il veut ten­ter de s’emparer des papiers d’un poète dis­pa­ru, Aspern, dont la plus âgée des femmes, l’octogénaire et auto­ri­taire Julia­na (jouée par F. Sei­gner) fut la maî­tresse. Elle fait pas­ser pour sa nièce, et dame de com­pa­gnie, la timide et effa­cée Tita (jouée par C. Hie­gel), mince demoi­selle d’une cin­quan­taine d’années, dont on peut se deman­der s’il ne s’agit pas en réa­li­té d’une fille qu’elle aurait eu d’Aspern. Démas­qué après des péri­pé­ties dont la mort de Julia­na, l’écrivain se voit sou­mis à un chan­tage de la part de Tita demeu­rée seule : il rece­vra les papiers d’Aspern seule­ment s’il consent à l’épouser. Le texte ? C’est Jean Pavans, un spé­cia­liste et tra­duc­teur d’Henry James, qui écri­vit cette adap­ta­tion fran­çaise de la nou­velle. De sa plume jaillissent des dia­logues sobres et denses, que l’on prend plai­sir à lire.

Or, mal­gré tous ces fac­teurs plus que favo­rables, il me sem­bla que quelque chose ne conve­nait pas. Il arri­vait même que le public, bien qu’attentif, rica­nât de cer­taines répliques dont on n’imaginait pas, à la lec­ture, qu’elles puissent pro­vo­quer le rire. On aurait plu­tôt atten­du le contraire, et comme un mou­ve­ment de pitié.

Une ques­tion monte à l’esprit. Était-il bien rai­son­nable de por­ter à la scène la nou­velle d’Henry James ? Une pre­mière adap­ta­tion en avait déjà été ten­tée par un auteur anglais, Michael Red­grave ; elle fut même tra­duite en fran­çais par Mar­gue­rite Duras et Robert Antelme et jouée à Paris en 1961 avec, sem­blet- il, un suc­cès modé­ré mal­gré un brillant pla­teau : Lucienne Bogaert et Ray­mond Rou­leau. Le récit de James est tout impré­gné de l’atmosphère si pré­gnante de Venise, où sans cesse jouent par­mi les syrtes les

Enfants palu­déens des nuits ensorcelées.

Atmo­sphère envoû­tante s’il en est, qu’un film peut res­ti­tuer, mais point la scène. Le déco­ra­teur, l’éclairagiste ont bien cher­ché à tour­ner cette dif­fi­cul­té mais le jeu savant de leurs clairs-obs­curs n’y suf­fit pas. L’obscur d’ailleurs y domine, de sorte que plu­sieurs scènes se déroulent dans une pénombre las­sante à la longue. On entend par­fois aus­si le cla­po­tis des canaux et les coas­se­ments des batra­ciens, mais cela vient de façon dis­con­ti­nue et sur­tout trop “ au bon moment ” pour ne point fleu­rer l’artifice.

Lorsqu’il s’est atta­qué à cette adap­ta­tion, M. Pavans était par­fai­te­ment conscient du pro­blème. Dans la “ lit­té­ra­ture d’accompagnement”, il expose lon­gue­ment ses hési­ta­tions, qui s’étalèrent sur une quin­zaine d’années : la pre­mière sug­ges­tion qui lui fut faite, mais qu’il repous­sa, d’adapter au théâtre Les Papiers d’Aspern date de 1986 et sa pièce fut créée à Lau­sanne en jan­vier 2002 avant d’être reprise un an plus tard au Vieux-Colom­bier. Il explique avoir ten­té de sub­sti­tuer à la charge émo­tion­nelle propre à la magie véni­tienne celle résul­tant de l’ambiguïté des rap­ports entre Tita la secrète (qui est-elle ? que sait-elle ? que veut-elle ?) et Mor­ton le quê­teur éper­du, et prêt à tout, des secrets d’Aspern.

L’on peut aus­si se deman­der si M. Las­salle, le met­teur en scène, n’a pas un peu man­qué de tact, en pous­sant au paroxysme un affron­te­ment, en l’occurrence le chan­tage au mariage, qui, dans le texte, demeure presque dans l’ordre du non-dit, du sug­gé­ré, entre per­sonnes de savoir-vivre. Il a d’ailleurs, au moins une fois, expres­sé­ment outre­pas­sé les indi­ca­tions de l’auteur : là où celui-ci indique Tita se laisse tom­ber sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains, il place des age­nouille­ments et des pleurs.

Un met­teur en scène devrait tou­jours demeu­rer fidèle au texte, didas­ca­lies com­prises, en enten­dant cet adjec­tif dans ses deux sens. Une fois de plus, ce n’aura pas été le cas, alors que la dif­fi­cile matière trai­tée exi­geait que fût au moins res­pec­tée la rete­nue de l’auteur.

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