Fins de siècles

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°550 Décembre 1999Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Les fins de siè­cle sont plutôt une com­mod­ité de lan­gage pour désign­er un style – sou­vent assim­ilé, bizarrement, à une cer­taine déca­dence – qu’une césure chronologique. Aus­si sont-elles générale­ment à géométrie vari­able : Rach­mani­nov ou Jules Romains pou­vaient encore écrire très “ fin de siè­cle ” en 1930. On par­donne d’autant plus facile­ment à tous ceux qui, mou­ton­niers con­duits par les médias, se réjouis­sent bête­ment de fêter la fin de siè­cle de l’ère chré­ti­enne avec un an d’avance (à pro­pos, quid des fins de siè­cles islamique, judaïque, boud­dhiste et autres reli­gions dont les repères tem­porels ont eu la chance d’échapper au dik­tat de la société de consommation ?).

Chausson

Chaus­son a bien des points com­muns avec les Nabis, et notam­ment Vuil­lard, qui était son ami : musi­cien intimiste, dans la lignée des roman­tiques, respectueux de la forme clas­sique, mais qui a con­cen­tré toute sa créa­tiv­ité dans la couleur. Le Poème pour vio­lon et orchestre, créé en 1897, est l’archétype de la musique française fin de siè­cle, lyrique et chro­ma­tique mais tour­nant le dos à Wag­n­er, un chef‑d’œuvre mineur qui ren­voie avec les vieilles lunes Saint-Saens et autres D’Indy. Vadim Repin le joue avec le Lon­don Sym­pho­ny dirigé par Kent Nagano1, d’une façon hyper­lyrique, superbe­ment fidèle à l’esprit de l’œuvre, et inat­ten­due de la part d’un vio­loniste qui, il y a peu, se dis­tin­guait par une cer­taine froideur distanciée.

Sur le même disque, la Sym­phonie espag­nole de Lalo, enlevée et égale à elle-même (proche des pom­piers, si l’on pour­suit l’analogie pic­turale) et, last but not least, Tzi­gane de Rav­el, morceau de bravoure inspiré et génial dont la ver­sion avec orchestre est très supérieure à celle pour vio­lon et piano.

Friedenstag de Richard Strauss

On ne dira jamais assez la dis­tance qui sépare la musique raf­finée et déca­dente de Strauss du per­son­nage assez igno­ble qu’il fut, con­de­scen­dant avec les jeunes com­pos­i­teurs comme Schoen­berg, veule avec le pou­voir du IIIe Reich – con­traire­ment à la légende qui voudrait en faire un opposant au moins silen­cieux au nazisme2 (mais il est loin d’être le seul créa­teur dont l’œuvre est sans rap­port avec l’homme : que l’on songe aux autres igno­bles per­son­nages et écrivains de tal­ent que furent Céline et Brasillach).

L’édition d’un qua­si-inédit de Strauss est un événe­ment : ain­si, Frieden­stag, opéra en un acte, sorte d’hymne à l’amour et à la paix, devait avoir à l’origine un livret de Ste­fan Zweig qui ne put men­er celui-ci à bien, comme on peut s’en douter. Récupéré par le pou­voir, il fut créé en 1938 à la veille de l’invasion de la Tché­coslo­vaquie et joué en 1939 devant Hitler pour les 75 ans de Strauss. Mais ces cir­con­stances ne font rien à l’affaire : Frieden­stag est, avec Elek­tra, un des rares opéras de Strauss dont la musique dépasse les con­ven­tions du XIXe siè­cle, et flirte même avec l’atonalité.

L’enregistrement pub­lic de 1988 avec Wolf­gang Sawal­lisch et les chœurs et l’Orchestre de la Radiod­if­fu­sion bavaroise3 per­met d’entendre une grande sopra­no peu con­nue, Sabine Hass. Ce n’est pas un chef‑d’œuvre mais une œuvre intéres­sante, et une rareté.

Bartok et Stravinski

Bar­tok, lui, a été rien moins que fin de siè­cle : nova­teur, créa­teur explosant d’originalité. Le Man­darin mer­veilleux, bal­let à l’argument éro­tique suff­isam­ment sul­fureux pour l’avoir fait inter­dire en pra­tique jusqu’en 1945, est une œuvre extra­or­di­naire­ment forte, per­cu­tante, rarement jouée en con­cert, sans doute une des pièces majeures de Bartok.

Kent Nagano la dirige à la tête du Lon­don Sym­pho­ny4, dont les cuiv­res et les bois sont à la hau­teur d’une par­ti­tion dif­fi­cile. Sur le même disque, Petrouch­ka, de Stravin­s­ki, autre bal­let majeur du XXe siè­cle, est une œuvre non moins riche­ment orchestrée mais plus sage, avec ses thèmes d’inspiration populaire.

Le Rossig­nol, et Renard, sont deux œuvres beau­coup moins con­nues de Stravin­s­ki, deux con­tes au charme irré­sistible. Renard, “ his­toire bur­lesque jouée et chan­tée ”, qui appar­tient à la péri­ode suisse de Stravin­s­ki, est dans la veine de l’Histoire du sol­dat : un texte tru­cu­lent, une musique d’orphéon très sub­tile, alter­nant les rythmes et les modes, musique qua­si cubiste. Le Rossig­nol (de l’Empereur de Chine, d’après Ander­sen) est un con­te lyrique en trois actes à la musique très recher­chée, très fin de siè­cle, à laque­lle on prend un plaisir raffiné.

La ver­sion enreg­istrée en 1998 par les solistes et l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigés par James Con­lon5 per­met de décou­vrir une sopra­no véri­ta­ble­ment excep­tion­nelle, Natal­ie Dessay, une de ces voix à la fois pures et ter­ri­ble­ment sen­suelles que n’aurait pas désavouées Homère pour per­son­ni­fi­er les Sirènes aux­quelles Ulysse eut du mal à résister.

Fin de siècle américaine

Ying Huang est une sopra­no au tim­bre moins pur mais à la voix plus sen­suelle encore, à qui le com­pos­i­teur Tan Dun a fait appel pour son opéra Le Pavil­lon rouge, sur un texte chi­nois du XVIe siè­cle, opéra dont un disque présente des extraits sous le titre accrocheur de Bit­ter Love6.

La musique s’inspire de toute évi­dence des musiques ori­en­tales tra­di­tion­nelles – chi­noise et indi­enne – et pour­rait sus­citer la méfi­ance si elle n’était aus­si séduisante et aus­si bien écrite et orchestrée. Quant aux inflex­ions rauques que prend par­fois la voix de Ying Huang, elles sont bien mieux venues et moins arti­fi­cielles que celles de cer­taines œuvres vocales con­tem­po­raines, sérielles ou autres.

Wyn­ton Marsalis n’est plus seule­ment le meilleur trompet­tiste de jazz d’aujourd’hui, que les non-ini­tiés avaient décou­vert dans Mo’Better Blues, le film de Spike Lee, où il dou­blait l’interprète prin­ci­pal : il est devenu le pape du jazz “ offi­ciel ”, en prenant notam­ment la tête du Big Band du Lin­coln Cen­ter, un peu l’homologue de l’Orchestre Nation­al de Jazz français. Mais qui s’en plaindrait ? Il écrit à présent de la musique de bal­let, et de la musique de cham­bre, qui méri­tent que l’on s’y arrête.

Tout d’abord Sweet Release, avec pré­cisé­ment le Lin­coln Cen­ter Jazz Orches­tra7, est au jazz d’aujourd’hui ce que fut la musique de Duke Elling­ton jadis : orches­tra­tions superbes, mise en place impec­ca­ble, et ce quelque chose de plus qui fit le Duke unique. Marsalis mêle les tem­pos (5/4, 6/4), les tim­bres et les styles, de King Oliv­er à Gille­spie, et joue lui-même comme on n’a plus joué depuis longtemps, depuis Arm­strong puis Miles Davis de la grande époque.

C’est vrai­ment une réus­site, ce que le XXe siè­cle finis­sant pro­duit de mieux dans le genre. Sur le même disque, Ghost Sto­ry, plus austère, pour saxo alto, piano, deux bass­es et per­cus­sions, est une belle œuvre de musique contemporaine.

… De même que le Quatuor à cordes du même Wyn­ton Marsalis, remar­quable­ment écrit, très con­tra­pun­tique, aux thèmes inspirés par la musique pop­u­laire tra­di­tion­nelle du Sud, qui accom­pa­gne sur un autre disque une Suite qu’Ellington aurait pu écrire s’il vivait aujourd’hui… et s’il avait fait, comme Marsalis, la syn­thèse de tous les styles, A Fiddler’s Tale Suite. Le Quatuor est joué par le Quatuor Ori­on, et la Suite par Marsalis et des musi­ciens de la Société de Musique de cham­bre du Lin­coln Cen­ter8.

Allons, Messieurs les intel­lectuels de la musique con­tem­po­raine cérébrale, ne faites pas la fine bouche, et vous, les inté­gristes pour qui la musique dite sérieuse com­mence à Bach et finit à Rav­el, venez écouter : voilà de la vraie musique vivante, qui par­lera, on peut en faire le pari, au pub­lic de la salle Pleyel comme aux jeunes des ban­lieues, peut-être un exem­ple pour la musique du siè­cle à venir ?

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1. 1 CD ERATO 39842 73142.
2. Lire dans sa cor­re­spon­dance avec Ste­fan Zweig sa let­tre lam­en­ta­ble à Hitler lorsqu’il perdit la prési­dence de la Reichmusikkammer.
3. 1 CD EMI 5 56850 2.
4. 1 CD ERATO 3984 23142 2.
5. 1 CD EMI 5 56874 2.
6. 1 CD SONY 099706 165828.
7. 1 CD SONY 099706 169024.
8. 1 CD SONY 099706 097921.

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