le ” théâtre de rue ”.

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°589 Novembre 2003Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Dans notre coin, sur la côte atlan­tique, se pra­tique en été le “ théâtre de rue ”. Une fois par semaine, le mar­di soir sur des places publiques, deux ou trois jeunes com­pag­nies pro­duisent cha­cune leur spec­ta­cle. Il est gra­tu­it, c’est-à-dire financé par les con­tribuables, lesquels, impuis­sants par essence, ne sont appelés à se pronon­cer, ni ex ante sur le choix des spec­ta­cles, ni ex post sur leur qual­ité. Ils subis­sent, qu’ils vien­nent ou non.

Pour peu que vous ayez un brin pra­tiqué, en tant que spec­ta­teurs bien sûr, le théâtre de rue, vous saurez que ce genre scénique con­naît des résul­tats iné­gaux. Le hic est que, comme l’eût dit George Orwell, cer­tains sont plus iné­gaux que d’autres, beau­coup plus. Mal­gré les apparences, il s’agit d’un art dif­fi­cile, exigeant un solide “ méti­er ”. Le plein air n’est pas favor­able à l’acoustique, ni l’inconfort des sièges, voire la posi­tion debout, à l’euphorie. Ten­ant un peu du cirque, cet art requiert, comme le cirque, des qual­ités physiques dévelop­pées par une for­ma­tion rigoureuse – les écoles de cirque ne sont pas une rigo­lade – ajoutée à une for­ma­tion de comé­di­en – les écoles et con­ser­va­toires d’art dra­ma­tique ne passent pas non plus pour des lieux de repos. Pour com­penser enfin les flot­te­ments liés à la mau­vaise acous­tique, il n’est pas mau­vais que les acteurs aient aus­si tra­vail­lé le mime, au moins un peu.

Or les jeunes artistes s’adonnant à ce genre scénique lais­sent trop sou­vent flot­ter l’impression qu’ils n’ont pas pu, ou voulu, suiv­re ces fil­ières longues et ardues. De sorte que le résul­tat frôle par­fois le pitoy­able. Dans ce domaine en effet, la jeunesse et la bonne volon­té, qui sont l’une et l’autre évi­dentes, ne suff­isent pas, même soutenues par de grandes dépens­es de pro­jecteurs et de puis­sants bruitages.

On a beau dire que le théâtre de rue n’est pas du théâtre dans la rue, il n’empêche qu’il s’agit de théâtre, et que pour faire du bon théâtre, il faut un “ texte ”. Certes, dans le cas d’espèce, on peut n’être pas trop exigeant en la matière. Encore que l’on sache faire du très bon tréteau avec un vrai “ texte ”, de théâtre de salle. Je vous avais par­lé naguère en ces colonnes des Macadam Phénomènes de Pierre Dumur, qui nous avaient enchan­tés, tout spec­ta­teurs de théâtre de rue que nous étions, avec une pièce de Mat­tei Vis­niec, une his­toire de vieux clowns émou­vante et drôle.

Et cette année aus­si, la Com­pag­nie du Tapis franc nous fit pass­er une excel­lente soirée avec son Tapis franc fait du ciné­ma, un éblouis­sant enchaîne­ment de scènes tirées de films de jadis ou de naguère, redonnant vie aux plus célèbres dia­logues de Prévert, Jean­son, Pag­nol… sur fond nos­tal­gique d’orgue de Barbarie.

Certes, les trois garçons et la fille fai­saient preuve d’un “ méti­er ” con­fir­mé (sobriété du geste, dic­tion audi­ble, chant) mais, là encore, ils s’appuyaient sur un vrai texte. Faute d’un tel sup­port, on chavire dans l’à‑peu-près, allant très vite jusqu’au ni queue ni tête. Cela se ren­con­tra en d’autres soirées, avec le triste spec­ta­cle d’un pub­lic de bonne volon­té mais sans réac­tion, cul­pa­bil­isant de s’embêter un tan­ti­net, se con­solant en suçotant des bon­bons ou des cac­a­houètes et applaud­is­sant à la fin par con­ven­tion plutôt que par con­vic­tion : il faut bien encour­ager ces jeunes, n’est-ce pas !

Il arrive aus­si, par bravoure ou par économie de droits d’auteur, que la com­pag­nie forge elle-même son “ texte ”, ce qui l’expose à faire preuve d’une incom­pé­tence sup­plé­men­taire. Par­fois, avec ou sans auteur paten­té, le “texte” pré­tend à l’édification des foules, en se faisant por­teur de mes­sages con­tre le racisme, le fas­cisme, la guerre, et toutes les choses sem­blables. L’autre soir, cette tâche éduca­tive était con­fiée à des mar­i­on­nettes à gaine. C’était faire beau­coup d’honneur à de pau­vres marionnettes.

On sait pour­tant bien qu’Aristophane, mal­gré plusieurs pièces sur le sujet, n’arrêta pas la guerre du Pélo­pon­nèse, ni Bertolt Brecht avec sa Résistible Ascen­sion d’Arturo Ui celle d’Adolf Hitler. Or ils avaient du tal­ent, eux. Alors ?

Alors ne deman­dons pas au théâtre, de rue ou non d’ailleurs, ce pourquoi il n’est point fait. Or il est fait pour nous diver­tir, pas pour don­ner bonne con­science aux enfants de la balle.

Bien que l’été 2003 fût, en la matière, celui de tous les risques, les inter­mit­tents du spec­ta­cle ne trou­blèrent point nos soirées. Il y avait seule­ment petit laïus au début ou dis­tri­b­u­tion de tracts et dis­cus­sion en fin de spec­ta­cle. On y évo­quait les dan­gers cou­rus par la créa­tion artis­tique, men­acée par les puis­sances d’argent de dis­pari­tion dans notre pays. J’ignore ce que les inter­venants entendaient par “ créa­tion artis­tique ” mais l’idée m’effleura, dans cer­tains cas, que s’il s’agissait de ce que nous venions de voir, une telle dis­pari­tion ne serait pas une irrémé­di­a­ble calamité.

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