Vigilance et organisation, les leçons du Titanic

Dossier : Gérer en période de criseMagazine N°638 Octobre 2008
Par Michel BERRY (63)

15 avril 1912

- 13 h 42 : mes­sage du Baltic au Titan­ic : ” Champ de glace à 41° 51 nord et lon­gi­tude 49° 52, vous allez droit dessus. ” Il est remis au com­man­dant Smith qui le met dans sa poche et l’ou­blie. Il le trans­met plus tard à Bruce Ismay, prési­dent de la White Star Line (pro­prié­taire du bateau), qui l’ac­croche au poste de con­duite et l’ou­blie lui aussi.

C’est que le com­man­dant est affairé auprès de per­son­nal­ités qui le har­cè­lent : ” J’e­spère que nous arriverons à l’heure ! ” Les uns ont des trains à pren­dre, les autres des inter­views : la presse a été con­vo­quée et il n’est pas ques­tion d’être en retard.

Bruce Ismay, lui, a peur des vagues, si l’on peut dire. À deux pas­sagères qui s’in­quiè­tent du mes­sage qu’elles ont vu au poste de pilotage, il répond qu’il n’y a aucun risque, et il fait aug­menter la puis­sance des machines.

- 19 h 30 : mes­sage du Cal­i­forn­ian : ” Nous sommes blo­qués par des ice­bergs vers lesquels vous vous dirigez. ” Le radio du Titan­ic, Phillips, oublie de le trans­met­tre : il essaie dés­espéré­ment d’établir un con­tact à terre pour trans­met­tre des mes­sages urgents des pas­sagers, des ordres de Bourse notamment.

- 22 h 30 : nou­velle ten­ta­tive du radio du Cal­i­forn­ian, mais Phillips le coupe : ” Shut up ! je com­mu­nique avec Cape Race. ” Le pre­mier part se couch­er, se dis­ant qu’il ne peut rien arriv­er à un insub­mersible. La presse le dis­ait : avec son sys­tème de nav­i­ga­tion d’a­vant-garde, sa coque divisée en 16 com­par­ti­ments, le Titan­ic est insubmersible.

Il est de même dif­fi­cile de trou­ver l’é­coute de per­son­nes acca­parées par l’ur­gence et pour lesquelles ce qu’on dit est de l’or­dre de l’im­pens­able2.

- 23 h 45 : le Titan­ic heurte l’ice­berg. Ou plutôt, c’est là le drame, il le racle : le com­man­dant a ordon­né barre à gauche toute et machine arrière, de sorte que le bateau a effleuré l’ice­berg. La coque est déchirée sur plus de 100 mètres, ce qui rend le sys­tème des cais­sons inutile.

Est-ce un bran­le-bas de com­bat ? Non, pas sur un insub­mersible. L’ingénieur Andrews, qui a conçu le bateau, estime pour­tant qu’il faut évac­uer dans la demi-heure, mais per­son­ne ne le croit.

- 0 h 15 : envoi du pre­mier SOS. On attend même quar­ante-cinq min­utes pour informer l’of­fici­er en troisième qui a pour­tant un rôle clé. La com­mu­ni­ca­tion est cat­a­strophique : des Anglais font de l’hu­mour au bar : ” Garçon, pas la peine de nous apporter des glaçons, il y en a dehors. ” Ils ont certes trop bu, mais, de son côté, l’orchestre ne joue pas au dernier moment Plus près de toi mon Dieu, comme le dit la légende, mais un rag­time inti­t­ulé Automne.

- De 0 h 15 à 2 heures : c’est la panique. Le sec­ond hurle : ” Tout le monde à bâbord “, pour redress­er le bateau (un 46 238 tonnes !). Il n’y a pas assez de chaloupes : 16 pour une con­te­nance totale de 1 178 places, alors qu’il y a 3 547 per­son­nes. On s’est con­tenté d’ap­pli­quer la régle­men­ta­tion spé­ci­fi­ant qu’un bateau de plus 15 000 tonnes doit avoir au moins 16 can­ots : à quoi bon des chaloupes sur un insub­mersible ? Les marins les descen­dent à vide pour éviter une rup­ture des câbles : ils ne savent pas qu’il est pos­si­ble sur le Titan­ic de les descen­dre à pleine charge. On ne sauve finale­ment que 711 personnes.

Pour se pré­par­er aux sit­u­a­tions de crise, on recom­mande sou­vent de faire des exer­ci­ces à froid. Mais faire s’en­traîn­er à affron­ter des sit­u­a­tions ” impens­ables ” n’est pas une mince affaire, pas plus dans les entre­pris­es ordi­naires que pour le Titan­ic

Ambiance

On dit que les équipes qui gag­nent sont celles qui sont soudées, mais il aurait fal­lu être un sacré entraîneur pour met­tre une joyeuse ambiance dans le staff du Titan­ic.

Wilde espérait être le pre­mier du Titan­ic et n’est pas con­tent d’être là comme sec­ond. Mur­doch, com­man­dant en troisième, avait espéré être sec­ond et passe son temps à court-cir­cuiter Wilde. Les vigies sont en colère : elles avaient fait grève pour obtenir des jumelles, inno­va­tions réservées à la hiérar­chie, avec une puis­sance pro­por­tion­née aux galons. L’am­biance est telle que, quand le com­man­dant s’in­quiète des ice­bergs, il ne réu­nit pas son staff pour se con­cert­er face au danger.

On dit que la troupe est à l’im­age du chef. Mais qui est le chef ? Est-ce le com­man­dant Smith ? Il a été admirable et est mort comme il se doit. Est-ce Bruce Ismay, prési­dent de la com­pag­nie ? Son com­porte­ment a fait scan­dale. Non seule­ment il a fait pres­sion pour ne pas tenir compte des mes­sages d’alerte, mais il s’est ensuite pré­cip­ité sur une chaloupe, se frayant un chemin à coups de revolver. 

Des enjeux qui tétanisent

On pour­rait se con­tenter de dire que Bruce Ismay était un pleu­tre et qu’il faut choisir de bons chefs pour les péri­odes trou­blées. Ce n’est pas tou­jours si simple. 

L’en­jeu de cette tra­ver­sée est de faire pièce aux pré­ten­tions hégé­monique de l’Alle­magne : l’ami­ral Tipitz relançait la marine alle­mande en s’ap­puyant sur une col­lu­sion occulte des ban­ques et des chemins de fer. En 1900, le Deutsch­land avait pris le ruban bleu. L’en­jeu n’est pas seule­ment sym­bol­ique, il est de savoir qui va capter le lucratif marché des émi­grants d’Eu­rope vers l’Amérique.

Les Anglais ont réa­gi en finançant la con­struc­tion de trois géants, l’Olympic, le Gigan­tic et le Titan­ic, par un mon­tage sophis­tiqué de sociétés emboîtées : la White Star ou plutôt l’O­cean­ic Steam Nav­i­ga­tion Co, pos­sédées par l’In­ter­na­tion­al Nav­i­ga­tion Co, pro­prié­taire de l’In­ter­na­tion­al Mer­can­tile Marine Co, qui englobe la British and North Atlantic Nav­i­ga­tion Co, on s’y perd. Les vrais maîtres de ce dis­posi­tif, le ban­quier JP Mor­gan et Lord Pir­rie, directeur des chantiers Har­land & Wolff, se sont mis d’ac­cord pour nom­mer un prési­dent potiche, Bruce Ismay, fils du fon­da­teur de la Steam Nav­i­ga­tion Company.

C’est un coup médi­a­tique qui est visé dans cette tra­ver­sée. Il faut donc que tout se passe comme prévu. Pour éviter tout risque, il faudrait pass­er un peu plus au sud, et faire arriv­er le bateau avec une demi-journée de retard. Bruce Ismay est sur un siège éjectable, et c’est impens­able pour lui. 

De la vigilance

On voit quels obsta­cles il faut sur­mon­ter pour exercer une vig­i­lance quand les gens n’ont pas le temps de prêter atten­tion aux sig­naux faibles, qu’ils sont trop sûrs d’eux, qu’il faut remet­tre en cause les cloi­son­nements et la hiérar­chie et pren­dre des mesures qui risquent de dégrad­er l’im­age de l’en­tre­prise. On com­prend alors qu’on observe régulière­ment des Titan­ic dans la vie des affaires. Par­er à ce risque demande d’imag­in­er des méth­odes qui pren­nent du temps à ceux qui n’en ont guère et qui soient raisonnable­ment sub­ver­sives. Méfions-nous des méth­odes qui font miroi­ter des prévi­sions sans peine.

1. Nous tirons par­ti de ” Le Titan­ic, une leçon pour nos entre­pris­es ? “, Hubert Landi­er, Gér­er et Com­pren­dre, n° 4, sep­tem­bre 1986, et d’in­ves­ti­ga­tions com­plé­men­taires sur des faits que la légende a occultés. Voir Philippe Mas­son, Titan­ic, le dossier du naufrage, Tal­landi­er, 1987.

2. L’ar­ti­cle ” Pour une autre théorie de la déci­sion : retour sur la fail­lite de la Bar­ings et de sa hiérar­chie ” (Y.-M. Abra­ham et C. Sar­dais, Gér­er et com­pren­dre, n° 92, juin 2008) mon­tre que des mes­sages d’alerte répétés n’ont pas été enten­dus par la hiérar­chie de la Bar­ings parce qu’ils étaient de l’or­dre de l’impensable.

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