L’humanisme, une valeur de conseil

Dossier : Gérer en période de criseMagazine N°638 Octobre 2008
Par Philippe CHERVI (83)

Il peut paraître para­dox­al de rap­procher con­seil et human­isme, ne serait-ce qu’en rai­son de la con­no­ta­tion économique que le con­seil véhicule et des pos­si­bles con­séquences des mis­sions de con­seil sur la pro­duc­tiv­ité ou l’emploi dans les entre­pris­es. Quant à l’hu­man­isme, apanage des philosophes, des his­to­riens ou des décalés de la société économique, il fleure bon le con­cept suran­né. Cepen­dant, ce serait faire peu de cas de l’éthique et de la con­vic­tion de nom­bre de femmes et d’hommes dans les cab­i­nets de con­seil et les entre­pris­es, que de penser qu’ils se réduisent à des homo eco­nom­i­cus, peu soucieux des sit­u­a­tions humaines qu’ils ren­con­trent et avec lesquelles ils interagissent.

La réal­ité d’un human­isme prô­nant la valeur de la per­son­ne humaine et l’é­panouisse­ment de celle-ci a déjà trou­vé quelques prosé­lytes au sein du monde man­agér­i­al1. S’ils restent encore isolés, ils n’en con­stituent pas moins le fer de lance d’une ambi­tion et d’un cre­do qui tran­scen­dent les valeurs imper­son­nelles, asep­tisées et uni­formes du dis­cours mar­ket­ing des entre­pris­es : per­for­mance opéra­tionnelle, qual­ité du ser­vice, sat­is­fac­tion du client et des stake­hold­ers. Au tra­vers du prisme human­iste, l’homme revient au cen­tre des préoc­cu­pa­tions socié­tales, au sein d’un groupe social respon­s­able et ressoudé par une con­vic­tion partagée. 

Répondre à l’accélération des mutations

À l’aune de l’hu­man­ité, les dernières années ont tou­jours été celles où l’ac­céléra­tion d’un pro­grès, d’une dis­sémi­na­tion tech­nologique a été la plus forte. Les change­ments qu’ils induisent s’im­posent à la majorité des cul­tures et des groupes soci­aux sans qu’il soit pos­si­ble de s’y oppos­er durable­ment, le temps du change­ment socié­tal appa­rais­sant comme plus court que le temps du change­ment individuel.

Un par­a­digme mon­di­al résol­u­ment indi­vidu­el et individualiste 

La mon­di­al­i­sa­tion, sous l’ac­cep­tion de l’ex­pan­sion et de la recherche de per­for­mances par des sociétés multi­na­tionales, affecte le tis­su social des nations. Il en est ain­si des phénomènes soci­aux (grèves, con­flits, voire guer­res civiles), des délo­cal­i­sa­tions et des atteintes à l’en­vi­ron­nement, pour ne citer que quelques-unes des con­séquences de la mon­di­al­i­sa­tion. Le par­a­digme mon­di­al n’est plus économique et social mais, à l’in­star d’Alain Touraine2, résol­u­ment indi­vidu­el et indi­vid­u­al­iste. Avec les meilleures inten­tions du monde, la mod­erni­sa­tion amène son lot de ” bar­barie douce3 ” dans les entre­pris­es, désta­bil­isant indi­vidus et collectifs.

Force en effet est de con­stater que la con­séquence sur le per­son­nel des entre­pris­es ne s’est pas fait atten­dre. Sous la poussée de telles forces exogènes affaib­lis­sant le lien social, le tra­vail a évolué vers des formes plus flex­i­bles, moins pro­tégées, en prof­i­tant des dif­férences de lég­is­la­tion et de droit du tra­vail entre les nations. 

La voix du client

La recherche de la meilleure per­for­mance économique des sociétés dans ce nou­v­el ensem­ble mon­di­al a ain­si con­tribué à mod­i­fi­er pro­fondé­ment l’or­gan­i­sa­tion des entreprises.

Un lien social affaibli
De nou­velles formes de tra­vail appa­rais­sent, affaib­lis­sant le lien social à l’en­tre­prise telles que le télé­tra­vail ou le tra­vail en pro­jet virtuel, les mem­bres du pro­jet étant répar­tis aux qua­tre coins du monde. Toutes ces nou­velles formes, alliées à une désil­lu­sion face à la rup­ture du con­trat tacite employé-employeur, affaib­lis­sent l’affec­tio soci­etatis, le sen­ti­ment d’ap­par­te­nance à l’entreprise.
La résis­tance au change­ment se généralise, nour­rie de peurs ancrées au plus pro­fond des psy­chés, provo­quant la résur­gence de com­porte­ments indi­vid­u­al­istes et par­ti­sans, au détri­ment de toute logique de péren­nité. Venant de jeunes employés faisant grève dans cette entre­prise de l’aéro­nau­tique pour une aug­men­ta­tion salar­i­ale, non suiv­is en cela par leurs aînés, le directeur du site s’en­ten­dit répon­dre : ” On ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, tout ce qui est pris est bon à prendre. ”

Alors que celles-ci avaient pu attein­dre dans les années cinquante le degré ultime d’or­gan­i­sa­tion pour faire face à une demande alors large­ment prévis­i­ble, elles doivent main­tenant faire face à la demande extrême­ment volatile de con­som­ma­teurs plus capricieux que jamais. Les proces­sus et la chaîne de la valeur font entr­er la ” voix du client ” jusqu’au cœur d’or­gan­i­sa­tions matricielles ou en réseau, et ils induisent un nou­veau stress des cadres.

Comme le souligne François Dupuy4, ces uniques relais de la parole des dirigeants, jadis pro­tégés des clients au sein des bureau­craties, s’aperçoivent qu’ils ne déti­en­nent plus le mono­pole de cette parole. Celle-ci a été sup­plan­tée par la voix du client, omniprésente et relayée par la strate dirigeante et les process own­ers. Elle est en out­re relayée par des moyens de com­mu­ni­ca­tion qui déval­u­ent les cadres au rang de sim­ples exé­cu­tants, puisque les mes­sages de la direc­tion touchent désor­mais et instan­ta­né­ment tous les per­son­nels de manière uni­forme. La réten­tion d’in­for­ma­tion, réminis­cence d’une vision passéiste des cadres, n’est donc plus de mise. Le risque pour le cadre de se trou­ver à l’é­cart des déci­sions s’ac­croît au moment même où son rôle de relais devient moins cri­tique. Il lui reste cepen­dant son rôle d’or­gan­isa­teur, de moti­va­teur et de relais priv­ilégié pour com­pren­dre les besoins du client et tenir compte de la capac­ité de l’or­gan­i­sa­tion à y répon­dre. Out­re le stress induit par la réso­lu­tion d’ex­i­gences par­fois antin­o­miques entre le ser­vice au client et l’obéis­sance aux direc­tives de la hiérar­chie, le tra­vail quo­ti­di­en des cadres exige aus­si qu’ils se con­fron­tent quo­ti­di­en­nement à leurs pairs alors qu’ils restaient jusqu’alors can­ton­nés dans leur tour d’ivoire. Qui n’a pas con­nu le trau­ma­tisme des ingénieurs-cadres dans les bureaux d’é­tude lorsqu’ils ont eu à ” descen­dre ” s’in­staller au plus près de la pro­duc­tion, c’est-à-dire des ouvri­ers et des techniciens ? 

L’individualisme des cadres

Les cadres subis­sent une forme avancée de dépro­tec­tion sociale

Face à ces pres­sions exer­cées sur leur envi­ron­nement et leur cadre de tra­vail, les cadres subis­sent une forme avancée de dépro­tec­tion sociale, tant ces muta­tions affectent les formes d’i­den­tité au tra­vail et la per­cep­tion des appar­te­nances sociales5. L’in­di­vid­u­al­isme des cadres, apanage de leur fonc­tion dans le respect du con­trat tacite con­clu avec leur hiérar­chie dirigeante pour leur ascen­sion sociale et dans la droite ligne de leur ambi­tion, les a empêchés de se regrouper au sein d’or­gan­ismes soci­aux, comme les ouvri­ers ont pu le faire.

Face à de tels change­ments, le con­sul­tant human­iste se doit de com­pren­dre les raisons de la résis­tance au change­ment de tout indi­vidu ou groupe d’in­di­vidus de l’en­tre­prise, avant même que de pou­voir faire oeu­vre utile de conseil. 

Conviction personnelle et souci du substrat humain

En pre­mier lieu, l’hu­man­isme résulte d’une con­vic­tion individuelle.

Une réor­gan­i­sa­tion inspirée par les con­sid­érants humains
Lors de la réor­gan­i­sa­tion du site de pro­duc­tion de la société X, la sélec­tion du con­sul­tant a été faite sur son approche des hommes, une approche soucieuse des con­di­tions de tra­vail des uns et de la recon­ver­sion ou de la mobil­ité des autres. La perte de com­péti­tiv­ité a été l’oc­ca­sion de réduire le time-to-mar­ket des pro­duits et de lancer une recherche de nou­veaux marchés pour dévelop­per une stratégie de niche, en élar­gis­sant le champ des marchés pos­si­bles plutôt qu’en liant la pro­duc­tion au déclin de la demande. Bien que tra­di­tion­nelle, la démarche était human­iste car elle a asso­cié très rapi­de­ment les hommes aux enjeux, en met­tant claire­ment en avant les préal­ables de l’ex­er­ci­ce : pas de licen­ciement sec, temps lim­ité pour trou­ver une solu­tion, mobil­i­sa­tion com­mune des équipes…, que tout un cha­cun se devait d’ac­cepter en son âme et con­science. L’échap­pa­toire était pos­si­ble mais le sens de l’équipe, du groupe social a pré­valu, entraîné en cela par la con­vic­tion du directeur et de son conseil.

Au sein du con­seil, comme de toute entre­prise, il peut néan­moins procéder d’un choix col­lec­tif, au tra­vers de l’ex­pres­sion de valeurs favorisant la sélec­tion des con­sul­tants et la genèse de com­porte­ments souhaités. Il est d’ailleurs intéres­sant de con­stater que la sélec­tion s’opère désor­mais, non seule­ment sur les savoirs et les savoir-faire, mais aus­si sur les savoir être ou l’in­tel­li­gence émo­tion­nelle. L’émer­gence d’un human­isme col­lec­tif n’est pas non plus sans rap­pel­er les car­ac­téris­tiques de la ” société de con­fi­ance ” d’Alain Peyr­e­fitte6, société dans laque­lle la con­fi­ance est une com­posante essen­tielle du développe­ment économique.

Le con­seil pro­pose une presta­tion de ser­vices pro­fes­sion­nels, il opère sur un sub­strat humain au tra­vers d’un rela­tion­nel client fondé sur le par­cours, la crédi­bil­ité, la légitim­ité et un ensem­ble psy­chologique plus com­plexe, résumé sous forme de fit : on a envie ou pas de tra­vailler ensem­ble. Au tra­vers de ce pre­mier crible, l’aspect human­iste est déjà sous-jacent dans la recherche incon­sciente de valeurs communes.

L’hu­man­isme sup­pose le pari du long terme, par oppo­si­tion à des logiques de rentabil­ité économiques à court terme. En cela, il rejoint la com­posante humaine de con­cepts tels que le développe­ment durable ou de la per­for­mance respon­s­able. À leur instar, il peut con­stituer un puis­sant vecteur d’aligne­ment du cab­i­net et de l’en­tre­prise à des valeurs humaines essentielles.

L’humanisme sup­pose le pari du long terme 

Toute délo­cal­i­sa­tion n’est pas inéluctable. Au plus fort de la vague, l’ex­em­ple de l’u­sine de Nantes du groupe Vail­lant7 mon­tre qu’il a été pos­si­ble — en faisant le pari des hommes — de rap­a­tri­er de la pro­duc­tion du site slovène, alors même que le coût de revient en Slovénie était cinq fois inférieur au coût français. Depuis, l’aug­men­ta­tion des coûts de main-d’œu­vre dans les ex-pays à bas coût a con­duit plus d’une entre­prise à revoir sa logique de pro­duc­tion mondiale. 

Entre évidence et utopie

Le con­seil human­iste trou­ve à s’ap­pli­quer dans nom­bre de sit­u­a­tions, dans lesquelles il inter­vient dans le sens de l’in­térêt bien com­pris et de la con­vic­tion indi­vidu­elle puis col­lec­tive des con­seils et de leurs clients. Pour répon­dre aux défis d’un monde en pleine muta­tion et en rapi­de déstruc­tura­tion, l’analyse des sit­u­a­tions en entre­prise con­firme le cre­do human­iste : tout con­seil ne peut être qu’hu­man­iste, par con­vic­tion plus que par néces­sité. Évi­dence pour les uns, utopie pour les autres, l’hu­man­isme est por­teur de sens, une qual­ité rare dans un monde mod­erne où les cer­ti­tudes d’hi­er sont battues en brèche et où les évi­dences d’au­jour­d’hui sont déjà caduques avant d’avoir vécu. Par­i­ons qu’il béné­ficiera de la crois­sance expo­nen­tielle car­ac­térisant pour Pierre Noria le développe­ment de tout phénomène humain.

Bib­li­ogra­phie
1.
Man­ag­er human­iste, Philippe MASSON, Édi­tions d’Organisation.
2. Un nou­veau par­a­digme pour com­pren­dre le monde d’aujourd’hui, Alain TOURAINE, Édi­tions Fayard.
3. La bar­barie douce, la mod­erni­sa­tion aveu­gle des entre­pris­es et de l’école, Jean-Pierre LE GOFF, Édi­tions La Découverte.
4. La fatigue des élites, le cap­i­tal­isme et ses cadres, François DUPUY, Édi­tions Seuil.
5. L’égalité des pos­si­bles, Éric MAURIN, Édi­tions Seuil.
6. La société de con­fi­ance, Alain PEYREFITTE, Édi­tions Odile Jacob.
7. « Vail­lant parachève sa réor­gan­i­sa­tion indus­trielle », Les Échos du 4 mai 2005.

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