Une machine à fabriquer des territoires

Dossier : Le Grand Paris : Les territoires, espaces d‘anticipationMagazine N°676 Juin/Juillet 2012
Par Daniel BÉHAR

Le pro­jet du Grand Paris semble avoir réglé – ou du moins tran­ché dura­ble­ment – la ques­tion récur­rente de la bonne échelle pour l’intervention publique dans le contexte de la région-capi­tale. Pour­tant, para­doxa­le­ment, en pré­ten­dant ain­si avoir défi­ni l’échelle per­ti­nente d’action, le pro­jet du Grand Paris a lan­cé la machine à fabri­quer des territoires.

REPÈRES
La ban­lieue pèse main­te­nant bien davan­tage que Paris intra-muros. Il était néces­saire d’intégrer ces deux ter­ri­toires selon un péri­mètre qui va peu ou prou jusqu’aux villes nou­velles et aux aéroports.
Avec le tra­cé du réseau du métro auto­ma­tique et la marque « Grand Paris », la repré­sen­ta­tion poli­tique paraît s’ajuster à la réa­li­té vécue.

Échelle pertinente ou mouvement brownien

Relance des inter­com­mu­na­li­tés, créa­tion des péri­mètres sui gene­ris des Contrats de déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial aux­quels s’ajoutent les démarches plus infor­melles à l’échelle de très grands ter­ri­toires (Grand Rois­sy, Nord métro­po­li­tain, Cône sud de l’innovation, etc.), sans oublier les dis­po­si­tifs de coopé­ra­tion inter­ré­gio­nale à l’échelle du Bas­sin pari­sien : le mil­le­feuille ins­ti­tu­tion­nel fran­ci­lien paraît s’être enga­gé dans un mou­ve­ment brow­nien de recherche désor­don­née de la cohé­rence territoriale.

La métro­po­li­sa­tion pro­longe et trans­forme le pro­ces­sus d’extension et de dila­ta­tion urbaine

Pour le géo­graphe, cela n’a rien d’étonnant : l’échelle per­ti­nente abso­lue – hori­zon du poli­tique – n’existe pas et la cohé­rence ter­ri­to­riale est fonc­tion de l’enjeu à traiter.

Or, la métro­po­li­sa­tion – dont cha­cun s’accorde à pen­ser qu’elle consti­tue l’arrière-fond du Grand Paris – a lar­ge­ment com­plexi­fié les enjeux pour l’action publique ter­ri­to­riale. Certes, la métro­po­li­sa­tion pro­longe le pro­ces­sus conti­nu d’extension et de dila­ta­tion urbaine qui carac­té­rise l’agglomération – la ville en plus grand –, mais elle sub­sti­tue à l’emboîtement fonc­tion­nel des ter­ri­toires une orga­ni­sa­tion plus sophis­ti­quée, d’ordre sys­té­mique, faite de spé­cia­li­sa­tions et d’interdépendances des territoires.

Faire territoire : le local métropolitain

Une maî­trise d’ouvrage urbaine
Le long du tra­cé du Grand Paris Express, l’État avec son offre d’un dis­po­si­tif inédit, le Contrat de déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial – hybride entre un cadre de pla­ni­fi­ca­tion, un docu­ment d’urbanisme et un contrat pro­gram­ma­tique – a sus­ci­té de nou­velles alliances inter­com­mu­nales, autour de Rois­sy ou de Marne-la-Val­lée notam­ment. Glo­ba­le­ment, c’est une véri­table maî­trise d’ouvrage urbaine qui paraît ain­si se constituer.

C’est en fonc­tion de cette réa­li­té nou­velle que l’on peut lire cette dyna­mique de mul­ti­pli­ca­tion des échelles de l’intervention publique. Ain­si, on assiste, en pre­mier lieu, en réponse à la dila­ta­tion des trans­for­ma­tions urbaines, à un chan­ge­ment d’échelle de l’action locale. C’est en quelque sorte le « local métro­po­li­tain » qui se met en place. Dans cer­tains cas, en pre­mière cou­ronne notam­ment, ce mou­ve­ment se situe direc­te­ment sur le plan ins­ti­tu­tion­nel avec la créa­tion de grandes inter­com­mu­na­li­tés, selon une maille de plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’habitants, tels « Grand Paris Seine Ouest », « Est Ensemble » ou « Plaine com­mune ». Cette dyna­mique est faci­li­tée par une rela­tive homo­gé­néi­té poli­tique, reflet des grandes spé­cia­li­sa­tions sociales his­to­riques de l’Île-de-France. Plus loin en péri­phé­rie, les situa­tions géo­po­li­tiques sont plus hétérogènes.

Faire système local : la cohérence des grands territoires

Orga­ni­ser la cohé­rence d’ensemble au tra­vers d’une géo­gra­phie prio­ri­taire des « ter­ri­toires à enjeux »

Simul­ta­né­ment, la métro­po­li­sa­tion dis­loque les ter­ri­toires, pas­sant de formes de « ségré­ga­tion asso­ciée », telle que la sym­bo­li­sait la ban­lieue rouge, avec l’adéquation locale entre acti­vi­tés indus­trielles et habi­tat popu­laire, à des pro­ces­sus de « ségré­ga­tion dis­so­ciée » qui voient se jux­ta­po­ser loca­le­ment des fonc­tions sociales et éco­no­miques indif­fé­rentes, voire contra­dic­toires entre elles, mais de plus en plus inté­grées glo­ba­le­ment à l’échelle de la métro­pole. Autre­ment dit, ce qui fait sys­tème à une échelle ter­ri­to­riale, ne le fait pas néces­sai­re­ment à une autre échelle.

Face à ces conflits d’échelles mul­tiples entre glo­bal et local, c’est à « faire sys­tème » à tous les niveaux que s’attachent les acteurs territoriaux.

Dans ce but, ils com­mencent par se mobi­li­ser pour retrou­ver des cohé­rences fonc­tion­nelles à l’échelle de grands territoires.

Roissy, symbole d’une maîtrise d’ouvrage urbaine réussie.
Rois­sy, sym­bole d’une maî­trise d’ouvrage urbaine réus­sie. © Art Build QuickIt

Faire système métropolitain : les complémentarités fonctionnelles

L’émergence de cadres de régu­la­tion à l’échelle de ces grands ter­ri­toires ne traite pas pour autant la ques­tion de la cohé­rence d’ensemble du sys­tème métropolitain.

La vision four­nie par Paul Delou­vrier de cette cohé­rence d’ensemble, fon­dée sur le double prin­cipe d’intégration, via le réseau radial des RER, et de poly­va­lence hié­rar­chi­sée entre centre et péri­phé­rie avec des « centres urbains secon­daires » (les villes nou­velles) n’est plus de mise.

Retrou­ver des cohérences
Dans le cas du Grand Rois­sy, entre trois dépar­te­ments et au-delà des fron­tières régio­nales jusqu’au sud de l’Oise, il faut ten­ter de maî­tri­ser un mode de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et logis­tique exten­sif pour envi­sa­ger sa mon­tée en gamme, à l’instar d’autres régions aéro­por­tuaires euro­péennes. Cela exige d’organiser ce déve­lop­pe­ment éco­no­mique de façon com­pa­tible avec d’autres fonc­tions aujourd’hui en panne ou fra­gi­li­sées, de l’installation rési­den­tielle au tou­risme d’affaires. De même, entre Saclay et Saint-Quen­tin-en-Yve­lines, la conver­gence entre les deux rives du pla­teau, entre recherche publique au sud et recherche pri­vée au nord, condi­tionne la mon­tée en puis­sance métro­po­li­taine atten­due. C’est aus­si à cette échelle qu’il fau­dra trou­ver la réponse à la panne rési­den­tielle obser­vée. Le Sché­ma de déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial impul­sé à cette échelle s’organise autour de ces deux questionnements. 

La pro­po­si­tion de Chris­tian Blanc d’une dizaine de clus­ters spé­cia­li­sés faci­lite le mar­ke­ting ter­ri­to­rial, en offrant une colo­ra­tion spé­ci­fique à chaque ter­ri­toire, et peut ain­si limi­ter indi­rec­te­ment la concur­rence entre eux, mais elle ne dit rien de leurs fonc­tions res­pec­tives dans un sys­tème d’ensemble. Une telle approche sys­té­mique ter­ri­to­ria­li­sée des fonc­tions métro­po­li­taines reste à explo­rer, par exemple en dis­tin­guant les ter­ri­toires concen­trant les fonc­tions mon­dia­li­sées, ceux déve­lop­pant les « fonc­tions-sup­port » de la métro­pole et ceux tirant davan­tage par­ti de fonc­tions domestiques.

La mon­tée en puis­sance du Grand Paris va de pair avec celle des grandes métro­poles régionales

Cette lec­ture du sys­tème métro­po­li­tain est aujourd’hui en ges­ta­tion. Elle appelle direc­te­ment la pré­ten­tion his­to­rique de la pla­ni­fi­ca­tion régio­nale – le SDRIF – à orga­ni­ser la cohé­rence d’ensemble au tra­vers de la défi­ni­tion (rétros­pec­ti­ve­ment illu­soire) d’une géo­gra­phie prio­ri­taire des « ter­ri­toires à enjeux ».

Enfin, la ques­tion de la cohé­rence ter­ri­to­riale ne peut être limi­tée à l’intérieur du Grand Paris, voire des fron­tières régio­nales. Les fonc­tions métro­po­li­taines ne décrivent plus un péri­mètre éten­du assi­mi­lable au Bas­sin pari­sien, mais davan­tage des « rhi­zomes » fonc­tion­nels, vers la val­lée de la Seine et Le Havre, ou au nord en inter­face avec le penta­gone nord-européen.

Mais sur­tout, dans le contexte natio­nal très inté­gré fran­çais, la mon­tée en puis­sance du Grand Paris ne peut être conçue indé­pen­dam­ment de celle des grandes métro­poles régio­nales. La méga-région, l’inter-métro­pole, il y a là d’autres échelles à investir.

Coopération territoriale et différenciation politique

La métro­po­li­sa­tion exa­cerbe la com­plexi­té ter­ri­to­riale contem­po­raine. En ce sens, le Grand Paris ne consti­tue pas une excep­tion mais un point d’observation pri­vi­lé­gié pour pen­ser les condi­tions actuelles de l’action publique et les exi­gences de réforme.

Les ter­ri­toires non contigus
Est d’actualité la mise en place de scènes de régu­la­tion entre ter­ri­toires non conti­gus, mais rem­plis­sant des fonc­tions métro­po­li­taines com­plé­men­taires. Com­ment pen­ser par exemple la cohé­rence des portes métro­po­li­taines entre Paris, les espaces aéro­por­tuaires et les futures gares TGV périphériques ?
Peut-on ima­gi­ner des conver­gences entre ter­ri­toires pro­duc­teurs et consom­ma­teurs des res­sources natu­relles, Paris et la Seine-et- Marne par exemple ?

Deux leçons découlent en par­ti­cu­lier de la lec­ture ici pro­po­sée de la ques­tion de la cohé­rence territoriale.

La pre­mière tient à ce que la com­plexi­té et l’évolutivité des enjeux de régu­la­tion ne per­mettent plus de rai­son­ner en termes d’optimum dimen­sion­nel et d’échelle per­ti­nente. Se joue davan­tage la capa­ci­té, pour des niveaux ins­ti­tu­tion­nels sta­bi­li­sés, à orga­ni­ser des cadres de coopé­ra­tion inter­ter­ri­to­riale à géo­mé­trie variable, et à inven­ter les outillages ad hoc.

En second lieu, le Grand Paris sou­ligne l’épuisement du modèle d’organisation ter­ri­to­riale issu de la décen­tra­li­sa­tion. Celui-ci avait pos­tu­lé une cor­res­pon­dance entre échelles ter­ri­to­riales et fonc­tions sec­to­rielles (aux uns l’économie, aux autres le social). Cette approche tay­lo­riste, très datée, s’était atta­chée à la dif­fé­ren­cia­tion des fonc­tions tech­niques des niveaux de pou­voirs, faute d’avoir pen­sé la dif­fé­ren­cia­tion de leurs fonc­tions politiques.

Lorsque les com­munes orga­nisent de façon coopé­ra­tive la maî­trise d’ouvrage urbaine locale, que les dépar­te­ments incitent à la struc­tu­ra­tion des grands ter­ri­toires et que la Région sus­cite la créa­tion de scènes inter­ter­ri­to­riales, c’est bien cette dif­fé­ren­cia­tion des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques qu’a impul­sée la dyna­mique du Grand Paris.

Le Synchrotron SOLEIL dans l’Essonne.
Mon­tée en puis­sance de la recherche publique au sud.
Le Syn­chro­tron SOLEIL dans l’Essonne. 
© SYNCHROTRON SOLEIL – CHRISTOPHE KERMARREC

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