Un principe légitime et fondamental, d’application exceptionnelle

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Dominique BOURG
Par Alain PAPAUX

Le principe de pré­cau­tion est la tran­scrip­tion, en droit posi­tif, de l’idée selon laque­lle, face à des dom­mages poten­tielle­ment graves et irréversibles, et cela dans un con­texte d’incertitude sci­en­tifique, il con­vient de prévenir le dan­ger sans atten­dre d’avoir levé cette incer­ti­tude. Sans atten­dre car, face à cer­tains risques, rel­e­vant de l’environnement ou de la san­té, l’attente peut se révéler fatale.

REPÈRES
Le con­cept juridique de « principe de pré­cau­tion » est con­sacré dans les textes juridiques depuis les années 1970 en Alle­magne sous la dénom­i­na­tion de Vor­sorgeprinzip. La logique de pré­cau­tion a con­nu des appli­ca­tions antérieures, en droit améri­cain notam­ment, dès les années 1960. L’expression alle­mande con­tient aus­si bien la préven­tion que la pré­cau­tion. Les textes inter­na­tionaux qui suivirent dis­tin­guèrent plus claire­ment les deux accep­tions de cette pru­dence mod­erne, lucid­ité dont fit preuve égale­ment la lég­is­la­tion française laque­lle, sans définir le principe, en livre les con­di­tions d’application. L’interprétation actuelle du principe con­naît une rechute, accen­tu­ant jusqu’à la sot­tise la con­fu­sion entre préven­tion et pré­cau­tion. Le principe est som­mé de régir des sit­u­a­tions nulle­ment pénétrées d’incertitude sci­en­tifique ou ne présen­tant aucun enjeu d’environnement ou de san­té publique.

Après l’éclatement en Grande-Bre­tagne de l’affaire de l’encéphalopathie spongi­forme bovine, dite affaire de la vache folle, on finit par crain­dre l’explosion d’une forme nou­velle de la mal­adie de Creutzfeldt-Jakob, et on esti­ma durant un temps jusqu’à un mil­lion le nom­bre de vic­times poten­tielles en Europe. Cette affaire est exem­plaire de la pré­cau­tion, et du rap­port au temps qui lui est essen­tiel. D’un côté, il était ques­tion de pos­si­bles dom­mages graves et irréversibles, puisque cette mal­adie neu­rodégénéra­tive est incur­able et mortelle. De l’autre, nous étions con­fron­tés à une véri­ta­ble incer­ti­tude sci­en­tifique, et donc à un défaut de connaissances.

Dans l’affaire de la vache folle, il était oppor­tun d’agir en dépit des incertitudes

C’est en fait un nou­veau pan du réel qui se dévoilait puisqu’une pro­téine, le pri­on, appa­rais­sait pour la pre­mière fois infec­tieuse ; en out­re, nous ne con­nais­sions alors pas exacte­ment la manière dont cette mal­adie pou­vait se dif­fuser à par­tir des pro­duits tirés des ani­maux infec­tés, ni par principe le décompte mor­tel final. Il y avait donc une incer­ti­tude tant théorique que pra­tique qui rendait extrême­ment déli­cates les parades pos­si­bles ; et dans le même temps l’inaction parais­sait lourde de con­séquences san­i­taires. Il était donc oppor­tun d’agir en dépit de ces incertitudes.

Graves et irréversibles

Un con­stat inquiétant
L’Agence européenne de l’environnement a recen­sé il y a une dizaine d’années qua­torze cas où, faute d’avoir voulu enten­dre les sig­naux pré­co­ces et autres indices dans les domaines san­i­taires ou envi­ron­nemen­taux, nous nous sommes con­damnés à con­stater une dégra­da­tion impor­tante du milieu ou de l’état de san­té de la pop­u­la­tion. Out­re l’amiante, il était notam­ment ques­tion des ressources halieu­tiques (pêche), de la con­t­a­m­i­na­tion chim­ique des grands lacs, de la couche d’ozone, etc. La pré­cau­tion appa­raît ain­si comme une réponse à de grands prob­lèmes écologiques ou san­i­taires décou­verts à compter de la sec­onde moitié du XXe siècle.

L’usage légitime du principe de pré­cau­tion requiert des con­di­tions et des modal­ités d’application exigeantes. D’où le car­ac­tère lim­ité de ses appli­ca­tions pos­si­bles. Deux con­di­tions doivent en pre­mier lieu être sat­is­faites pour un recours légitime au principe. La pre­mière con­cerne la qual­ité des dom­mages red­outés : ils doivent pou­voir être qual­i­fiés de « graves et irréversibles ». La sec­onde con­cerne les con­nais­sances mobil­isées : la réal­i­sa­tion des dom­mages ne doit pas sim­ple­ment être incer­taine, ce qui est le cas pour n’importe quel risque, mais ren­voy­er à un défaut de con­nais­sances scientifiques.

« Graves » et « irréversibles » sont ici indis­so­cia­bles. Les dom­mages dont il s’agit sont à la fois impor­tants et irré­para­bles ; il en irait tout autrement s’ils étaient soit l’un, soit l’autre. Il est en revanche plus dif­fi­cile de com­pren­dre en quoi l’incertitude sci­en­tifique dif­fère de l’incertitude tech­nique, poli­cière, poli­tique, diplo­ma­tique, etc. L’incertitude est une car­ac­téris­tique générale de nos exis­tences, pour autant qu’on porte le regard au-delà des con­séquences immé­di­ates de nos actions. L’incertitude sci­en­tifique n’en reste pas moins un phénomène rare. Il y a incer­ti­tude sci­en­tifique en matière de risque quand on ne com­prend pas (ou très par­tielle­ment) un phénomène ; a pos­te­ri­ori, la réal­i­sa­tion du dom­mage ou sa com­préhen­sion dévoilent un phénomène nou­veau, jusqu’alors inconnu.

Évaluer les connaissances

Incer­ti­tude et prévention
L’emploi de deux méthodolo­gies dif­férentes d’analyse du car­ac­tère comestible d’huîtres peut don­ner des résul­tats con­tra­dic­toires. L’infirmation a pos­te­ri­ori de l’un de ces résul­tats n’apportera aucune con­nais­sance nou­velle sur les huîtres et les mal­adies qui les affectent. Il s’agit d’une incer­ti­tude tech­nique. Décider qu’il vaut mieux inter­dire la con­som­ma­tion des huîtres en ques­tion, même si une seule des méth­odes con­clut à un dan­ger, relève de la sim­ple prévention.

La mise en œuvre du principe de pré­cau­tion appelle des modal­ités non moins con­traig­nantes. Les pre­mières con­cer­nent l’évaluation préal­able des con­nais­sances ; les sec­on­des, la mise en œuvre stric­to sen­su de pré­cau­tion. La pre­mière étape de la mise en œuvre du principe réside en un état des lieux des con­nais­sances disponibles. Pour bal­ay­er les pos­si­bles, l’expertise doit être trans­dis­ci­plinaire. Con­fi­er, par exem­ple, l’expertise de tel OGM exclu­sive­ment à des généti­ciens molécu­laires serait absurde, puisque ce seul niveau de con­nais­sances ne per­met pas de com­pren­dre ce qui peut se pro­duire sur les plans agronomique et écosys­témique. La con­tri­bu­tion de biol­o­gistes de l’évolution, d’entomologistes, d’écologues, etc., est néces­saire à une éval­u­a­tion plau­si­ble des risques.

Des mesures provisoires

La sec­onde étape con­siste en l’adoption de mesures des­tinées à réduire le risque. Ces mesures doivent être « pro­vi­soires et proportionnées ».

Pour bal­ay­er les pos­si­bles, l’expertise doit être transdisciplinaire

Il est dif­fi­cile de revenir sur l’adjectif « pro­vi­soire », « révis­able » serait préférable. « Pro­vi­soire » sup­pose que l’on puisse sys­té­ma­tique­ment éradi­quer l’incertitude, ce qui est une illu­sion. Cet adjec­tif induit encore la ten­ta­tion de déter­min­er la durée du pro­vi­soire. On peut com­pren­dre la rai­son, à savoir ne pas pro­longer indéfin­i­ment des mesures d’urgence insuff­isam­ment fondées et très douloureuses pour cer­tains acteurs économiques. Que l’on songe à l’effondrement de la con­som­ma­tion de viande bovine au plus fort de la crise de la vache folle. C’est une des dif­fi­cultés posées par la mise en œuvre du principe.

L’adjectif « révis­able » ren­voie en revanche à la dynamique des con­nais­sances pro­pres aux sit­u­a­tions d’incertitude ; il exprime la néces­sité pour les autorités publiques de réex­am­in­er les mesures de pro­tec­tion adop­tées à la lumière de l’évolution des con­nais­sances, de l’espoir raisonnable de leur effi­cac­ité et du refus de l’arbitraire.

Des mesures proportionnées

Un principe de poli­tique publique
Au-delà de l’évaluation des con­nais­sances à un moment don­né, il con­vient de soulign­er l’importance de l’évolution de ces con­nais­sances. Moins l’ignorance est grande et plus les mesures de réduc­tion du risque sont effi­caces. Le principe de pré­cau­tion est un principe de poli­tique publique, que seule une autorité publique dotée de moyens impor­tants peut met­tre en oeuvre.

Le sec­ond qual­i­fi­catif, « pro­por­tion­nées », est cap­i­tal. Il con­vient en pre­mier lieu de pro­por­tion­ner les mesures à la qual­ité générale du risque. Le mora­toire a, par exem­ple, un sens (sociale­ment) par rap­port à un type par­ti­c­uli­er de plante géné­tique­ment mod­i­fiée, mais n’en a aucun vis-à-vis de la télé­phonie mobile. Il con­vient en sec­ond lieu de pro­por­tion­ner les mesures à la qual­ité du dossier sci­en­tifique. Paraî­trait arbi­traire l’interdiction d’une sub­stance quel­conque au nom de la sim­ple con­jec­ture d’un chercheur isolé. Il con­viendrait avant toute chose de chercher à éprou­ver une telle hypothèse.

Le troisième sens pos­si­ble de « pro­por­tion­nées » ren­voie à la néces­sité de con­former les mesures au principe de la ratio­nal­ité économique. Elle peut être exprimée en détour­nant de son sens le principe de l’esthétique leib­nizi­enne : le max­i­mum d’effet avec le min­i­mum de moyens.

Les limites juridiques

Ren­dre rai­son des lim­ites juridiques du principe se révèle décisif en ce qu’il s’agit d’un principe juridique pré­cisé­ment, dis­tinct d’une poli­tique de pré­cau­tion. Celle-ci, défend­able, relève toute­fois d’un autre ordre, mais non des tribunaux.

Mesures et conséquences
Il est néces­saire de faire précéder toute appli­ca­tion du principe par une com­para­i­son des con­séquences atten­dues des mesures envis­agées et de l’absence d’action. L’arrêt momen­tané de la cam­pagne de vac­ci­na­tion par les autorités publiques français­es con­tre l’hépatite B, pour les indi­vidus de plus de deux ans, du fait du risque de mal­adie neu­rodégénéra­tive, eut des con­séquences malen­con­treuses. Compte tenu de la mau­vaise appli­ca­tion de ladite cam­pagne, à savoir la sus­pen­sion générale de la vac­ci­na­tion, l’action de pré­cau­tion con­duisit à un net sur­croît, de l’ordre de 10 000, du nom­bre d’hépatites B.

Dans la pra­tique, seul un dom­mage matériel sem­ble pour l’heure déclencher une inter­ven­tion, exclu­ant notam­ment tous les risques sym­bol­iques. Ceux-ci, qui affecteraient de grandes valeurs comme l’égalité, sans qu’il y ait à pro­pre­ment par­ler de dom­mages matériels, ne relèvent pas d’une appré­ci­a­tion sci­en­tifique. Il faut dis­tinguer le plan du juste de celui du vrai, départ sig­nant l’originalité même du principe de pré­cau­tion. Le plan du vrai étant neu­tral­isé par l’ignorance (fût-elle momen­tanée), à tout le moins l’incertitude, la néces­sité ressen­tie de pren­dre une déci­sion pour affron­ter le risque con­sid­éré ne peut trou­ver de jus­ti­fi­ca­tion que sur le plan du juste.

Cette con­sid­éra­tion d’épistémologie juridique échappe mal­heureuse­ment à beau­coup de juristes, lesquels adoptent de sur­croît une con­cep­tion dépassée de la sci­ence. Celle-ci ne donne pas de cer­ti­tude absolue. Elle est très large­ment « indi­ci­aire », retenant le mod­èle le plus vraisem­blable ou le plus pertinent.

L’innovation responsable

La pré­cau­tion ne saurait don­ner lieu à une appli­ca­tion mécanique

L’inscription du principe de pré­cau­tion dans le bloc con­sti­tu­tion­nel insuf­fle un esprit général de pru­dence à l’ensemble de la lég­is­la­tion française. Elle dote les poli­tiques publiques d’un principe général de retenue face aux inno­va­tions techno­sci­en­tifiques tous azimuts, antic­i­pant de plusieurs années le thème désor­mais omniprésent de « l’innovation respon­s­able ». Cette atti­tude de retenue n’équivaut à de la techno­pho­bie que pour les esprits cha­grins et mal­in­gres. Cette atti­tude induit une direc­tion dif­fuse, dif­fu­sion autorisée par le rang con­sti­tu­tion­nel, per­me­t­tant un pas­sage de la sphère juridique à la sphère poli­tique. Dans chaque déci­sion sin­gulière (l’autorisation de telle sub­stance, l’interdiction de telle activ­ité tech­nique), elle fait réson­ner le bien-vivre ensem­ble du jour et du futur ; elle réin­tro­duit les ques­tions techno­sci­en­tifiques dans la politique.


Pol­lu­ant la nature, l’homme se pol­lue lui-même.
Algues vertes sur la plage de Loc­quirec (29). © FB JUILLET 1999

Protéger notre milieu

Des normes supérieures
La rai­son ini­tiale et pre­mière de l’élévation con­sti­tu­tion­nelle du principe de pré­cau­tion relève de la volon­té du chef de l’État d’alors, Jacques Chirac, de plac­er au plus haut des normes les grands principes du droit de l’environnement, à savoir les principes de préven­tion, de pré­cau­tion et du pol­lueur-payeur, sans ren­voy­er à la loi, et de les trans­former ain­si en principes d’application directe et en normes supérieures, à égal­ité avec les normes les plus élevées. « Je pro­poserai d’inscrire le droit à l’environnement dans une charte adossée à la Con­sti­tu­tion, aux côtés des droits de l’homme et des droits économiques et soci­aux. […] La pro­tec­tion de l’environnement devien­dra un intérêt supérieur qui s’imposera aux lois ordinaires. »

Le principe de pré­cau­tion par­ticipe en ce sens de la plus clas­sique ratio­nal­ité, en tant qu’incarnée, affir­mant que l’individu n’est pas pre­mier, que sa pro­pre iden­tité s’édifie à l’intérieur de la cité, du col­lec­tif. L’homme arrive tard sur Terre, émergeant du milieu auquel il demeure intrin­sèque­ment lié, volens nolens ; pol­lu­ant la nature, il se pol­lue donc lui-même. Il con­ve­nait dès lors d’arrêter dans un texte au moins de même rang que les droits fon­da­men­taux de l’individu ce droit recon­nu au col­lec­tif, à la cité. Non pour con­tr­er les pre­miers, mais pour finalis­er l’homme au bien-vivre ensem­ble, c’est-à-dire l’exhausser à la qual­ité de citoyen.

Pas d’innovation sans garde-fou

Un droit sans lim­ites à l’innovation a quelque chose d’éminemment dangereux

La reven­di­ca­tion à l’encontre du principe de pré­cau­tion d’un droit sans lim­ites à l’innovation a quelque chose d’éminemment dan­gereux au moment où nos tech­niques d’un côté devi­en­nent hyper­puis­santes, et de l’autre met­tent à mal des valeurs comme l’égalité devant la mal­adie avec la fuite en avant tech­nologique qui emporte les coûts de la san­té et la via­bil­ité des sys­tèmes d’assurance mal­adie, etc.

Distinguer politique et principe

La plus grande amélio­ra­tion envis­age­able du principe de pré­cau­tion réside dans sa lec­ture et son appli­ca­tion rigoureuse, dis­tin­guant net­te­ment poli­tique de pré­cau­tion et principe de pré­cau­tion. Le principe rede­viendrait ce qu’il n’aurait jamais dû cess­er d’être, à savoir un principe légitime et fon­da­men­tal, mais aux cas d’application rel­a­tive­ment exceptionnels.

Commentaire

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Charles G.répondre
14 janvier 2013 à 1 h 16 min

Vous explicitez avec brio ce
Vous explicitez avec brio ce principe, mais les cri­tiques des esprits cha­grins et mal­in­gres ne sont pas tant dirigées con­tre le principe lui-même, qui en soi est même un encour­age­ment à l’in­no­va­tion, ren­forçant le dia­logue entre autorités publiques et sci­en­tifiques, mais plutôt con­tre son appli­ca­tion méthodologique floue. 

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