Une dérive négative à l’usage

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par André AURENGO (67)

L’inscription du principe de pré­cau­tion dans la Con­sti­tu­tion a sus­cité de nom­breux débats.

REPÈRES
La dis­tinc­tion entre risques avérés et hypothé­tiques est essen­tielle, notam­ment pour bâtir une poli­tique de san­té. Elle per­met de déter­min­er ce qui relève de la recherche, de la pré­cau­tion ou de la préven­tion. Le principe de pré­cau­tion, induisant une pro­jec­tion dans un futur incer­tain, con­duit à une sacral­i­sa­tion des risques hypothé­tiques. Tout risque étant con­sid­éré comme exis­tant a pri­ori, il devient inutile d’en établir la réal­ité et seule son inex­is­tence mérite d’être démon­trée. Ain­si, toute esti­ma­tion n’est infor­ma­tive que si elle est pos­i­tive et ren­force l’impression de risque. Cette démarche aboutit à une impasse, car prou­ver qu’une sit­u­a­tion ou un pro­duit ne présente pas de risque dans le présent et a for­tiori dans l’avenir est sci­en­tifique­ment impos­si­ble, sauf si le fac­teur de risque sus­pec­té est en réal­ité béné­fique. Nous sommes donc en présence d’un ren­verse­ment de la charge de la preuve et, du point de vue judi­ci­aire, d’un dan­ger de rétroac­tiv­ité quand aux con­séquences de risques non pris en compte car inconnus.

Risques avérés et hypothétiques

Le risque que cette inscrip­tion ferait peser sur l’innovation et la recherche a été soulevé à maintes repris­es. Au-delà de ces dis­cus­sions, j’ai choisi d’examiner com­ment le principe de pré­cau­tion pou­vait influ­encer, sou­vent néga­tive­ment, la con­struc­tion de la per­cep­tion indi­vidu­elle et col­lec­tive du risque.

Le risque hypothé­tique acquiert pro­gres­sive­ment un statut sim­i­laire à celui du risque avéré, et les faits sont déval­orisés et relégués au rang des croy­ances et des opinions.

Des études menées avec légèreté

Le risque hypothé­tique acquiert pro­gres­sive­ment un statut sim­i­laire à celui du risque avéré

Une sec­onde dérive est une cer­taine légèreté dans de nom­breuses études épidémi­ologiques, du fait de l’état d’esprit ambiant qui con­sid­ère comme établi, avec la faveur des médias, tout risque hypothé­tique. Si elles con­clu­ent à l’existence d’un risque, les insuff­i­sances méthodologiques devi­en­nent fautes vénielles, en quelque sorte légitimées. Un biais avoué est par­don­né ; les fac­teurs de con­fu­sion sont trop sou­vent nég­ligés et les incer­ti­tudes sur les expo­si­tions, très fréquentes, sont rarement pris­es en compte dans les cal­culs sta­tis­tiques. Il en résulte des études con­tra­dic­toires qui désori­en­tent les décideurs et le pub­lic. Les études « per­vers­es » se mul­ti­plient. Elles con­cer­nent des risques si faibles (voire inex­is­tants) qu’il n’y a pra­tique­ment aucune chance de les met­tre en évi­dence, même s’ils exis­tent, et inverse­ment, si l’étude con­clut à l’existence du risque, cela relèvera plus vraisem­blable­ment du hasard.

Évaluer et gérer le risque

Quelques études perverses
Une étude sur la respon­s­abil­ité des essais nucléaires sur la sur­v­enue de can­cers de la thy­roïde en Polynésie, à l’origine d’une flam­bée médi­a­tique, illus­tre les dérives pos­si­bles. Une com­mis­sion de l’Académie de médecine a mon­tré que la dosimétrie était plus qu’approximative, qu’il exis­tait une prob­a­bil­ité majeure de biais d’interrogatoire et que les incer­ti­tudes dosimétriques avaient été nég­ligées. Cette étude, en réal­ité, ne prou­vait rien.
De même, l’étude Inter­phone, con­sacrée à l’impact éventuel des télé­phones mobiles sur la san­té, ne prend pas en compte les grandes incer­ti­tudes sur l’exposition (que les auteurs d’Interphone ont pour­tant eux-mêmes mis­es en évi­dence) et présente un risque impor­tant de biais d’interrogatoire.
Citons égale­ment les études sur le radon, gaz radioac­t­if can­cérogène pour le poumon à forte con­cen­tra­tion. Le tabac représente en la matière un risque près de trente fois plus élevé. Or aucune étude épidémi­ologique con­cer­nant le radon ne prend cor­recte­ment ce fac­teur en con­sid­éra­tion. Cer­tains travaux sures­ti­ment ain­si les risques du radon en lui attribuant des patholo­gies qui sont en réal­ité dues au tabagisme.

L’évaluation du risque relève d’une exper­tise com­plexe, mul­ti­dis­ci­plinaire qui tente de déter­min­er le niveau de risque le plus vraisem­blable, avec un inter­valle de con­fi­ance. Elle doit être trans­par­ente et référencée. Aux sci­en­tifiques égale­ment revient la tâche, non pas de choisir entre les dif­férents scé­nar­ios de ges­tion du risque, mais d’analyser leur fais­abil­ité, leur coût, leurs béné­fices et leurs incon­vénients afin qu’un débat ouvert mais éclairé puisse se tenir et que ceux qui en ont la respon­s­abil­ité et la légitim­ité démoc­ra­tique puis­sent choisir en con­nais­sance de cause.

Or, une con­fu­sion s’opère peu à peu entre éval­u­a­tion et ges­tion. Les risques sont sou­vent éval­ués comme s’il s’agissait de les gér­er, c’est-à-dire non de manière neu­tre et sci­en­tifique, mais avec une atti­tude de pru­dence qui con­stitue une dis­tor­sion par rap­port à la réal­ité de l’évaluation.

Un récent rap­port sur les caus­es du can­cer en France illus­tre ce pro­pos. Il s’attachait à met­tre en évi­dence la part évitable des can­cers liés à des fac­teurs de risque avérés. Le tabac représen­tait sans sur­prise 30 % des caus­es avérées de can­cer chez les hommes, con­tre moins de 1 % pour la pol­lu­tion. Cette étude, qui s’inscrit dans une démarche d’évaluation et non de ges­tion du risque, a reçu un très bon accueil, mais a égale­ment été l’objet de quelques cri­tiques éton­nantes. Il lui a ain­si été reproché d’être une exper­tise non citoyenne. Il est nor­mal qu’une exper­tise soit sci­en­tifique, jus­ti­fie ses choix, mais par­ler d’expertise citoyenne témoigne d’une grande con­fu­sion et n’a pas plus de sens que d’évoquer une démon­stra­tion non citoyenne du théorème de Pythagore !

Cercle vertueux et cercle vicieux

L’OMS a mon­tré en 2004 ce que pou­vait être une approche raisonnable, réal­iste et effi­cace du principe de pré­cau­tion. Elle se car­ac­térise par l’évaluation des risques, la mise au point de méth­odes pour les con­tr­er, la mise en débat de ces options, leur mise en œuvre, l’évaluation de l’action choisie et la remise en con­texte des prob­lèmes de san­té afférents.

Le principe de pré­cau­tion légitime par­fois des esti­ma­tions erronées

Mais la pra­tique courante est plus sou­vent con­forme au cer­cle vicieux décrit par Stephen Brey­er. Sur­git tout d’abord, dans un con­texte d’incertitude, une dimen­sion émo­tion­nelle, que les sci­en­tifiques ne sont pas accou­tumés à gér­er. Ils réalisent donc des esti­ma­tions du risque qu’ils jugent pru­dentes, mais qui sont en réal­ité des sures­ti­ma­tions. Face à ces annonces alarmistes, la pop­u­la­tion réclame logique­ment aux pou­voirs publics des actions de pro­tec­tion con­tre le risque. Des régle­men­ta­tions plus con­traig­nantes sont donc adop­tées et les lim­ites abais­sées, générant des coûts par­fois con­sid­érables. Ces inter­ven­tions dras­tiques con­for­tent le pub­lic dans son inquié­tude : la diminu­tion des normes est con­sid­érée comme la preuve que le risque était réel et impor­tant et la nou­velle norme comme un seuil non de pro­tec­tion pru­dente, mais de dan­gerosité. L’opinion publique demande donc davan­tage de mesures, et ain­si de suite.

Il existe ain­si, entre la réal­ité du risque et sa per­cep­tion dans l’opinion, un décalage prob­a­ble­ment aggravé par le principe de pré­cau­tion qui donne au risque une exis­tence qui n’a plus besoin d’être prouvée.

L’exemple des faibles doses
Le risque des faibles dos­es de ray­on­nements ion­isants con­stitue un bon exem­ple. Il est avéré que des expo­si­tions élevées entraî­nent un risque de can­cer « radio-induit ». Mais, en radio­pro­tec­tion médi­cale ou indus­trielle se pose la ques­tion du risque de très faibles dos­es qu’aucune étude épidémi­ologique n’a mis en évi­dence. On peut l’estimer, par une sim­ple règle de trois, en sup­posant une stricte pro­por­tion­nal­ité (rela­tion linéaire sans seuil) entre dose et excès de risque. Mais si la rela­tion dose – excès de risque est par exem­ple qua­dra­tique, le risque des faibles dos­es sera grossière­ment sures­timé. Des phénomènes d’hormésis (effet béné­fique de ray­on­nement à faible dose) peu­vent même sur­venir, avec une diminu­tion du risque pour de faibles expo­si­tions, qui stim­u­lent les défens­es naturelles con­tre les cel­lules can­céreuses. La ges­tion du risque pos­tule une rela­tion linéaire sans seuil, choix par cer­tains aspects raisonnable. Mais on con­state que, par­al­lèle­ment, l’estimation du risque des faibles dos­es (par exem­ple délivrées en radio­di­ag­nos­tic) utilise une telle rela­tion sim­pliste, même lorsque des don­nées solides prou­vent qu’elle n’est pas per­ti­nente. Le principe de pré­cau­tion légitime de telles esti­ma­tions, même si elles sont erronées. Cette sures­ti­ma­tion du risque des faibles dos­es n’est nulle­ment « pro­tec­trice », car elle peut avoir des con­séquences graves en con­duisant à renon­cer à des exa­m­ens médi­caux utiles.

Un émoussement de la gestion rationnelle des risques

Le principe de pré­cau­tion place éval­u­a­tion et ges­tion du risque dans un cadre non sci­en­tifique et non hiérar­chisé. Aucune dif­férence n’étant faite entre hypothèse et cer­ti­tude, la per­cep­tion des risques est sou­vent en con­tra­dic­tion avec la dan­gerosité objec­tive des fac­teurs incrim­inés. Tout devient pri­or­i­taire : un risque mis en évi­dence doit être traité comme s’il s’agissait d’un péril majeur.

La ges­tion des risques laisse sa place à une lutte d’influence

Le risque n’est plus quan­tifi­able et les mesures de san­té publique des­tinées à s’en pré­mu­nir ne sont plus évalu­ables. La ges­tion du risque n’est plus un prob­lème de choix mais une quête d’absolu où les études coût-béné­fice ou béné­fice-risque ne sont pas les bien­v­enues. Il devient impos­si­ble de mesur­er en aval l’efficacité des mesures pris­es, puisque ces risques n’ont pas par nature été mis en évi­dence. Cette sit­u­a­tion con­duit à un risque sans prix, sans coût, et qui doit bal­ay­er toutes les restrictions.

La ges­tion rationnelle des risques cède donc peu à peu la place à une lutte d’influence qui pose de réels prob­lèmes éthiques. Celle-ci voit s’opposer indus­triels, chercheurs, médias, admin­is­tra­tions, thérapeutes, asso­ci­a­tions, écolo­gie poli­tique et groupes poli­tiques. Nous sommes bien loin d’une élab­o­ra­tion col­lec­tive des straté­gies de lutte con­tre les risques. Bien sou­vent sont ain­si priv­ilégiés des risques totale­ment hypothé­tiques, au détri­ment de dan­gers bien réels. Les déci­sions pris­es peu­vent se révéler arbi­traires, coû­teuses, dépourvues de béné­fice san­i­taire, trompeuses, voire dan­gereuses. Les moyens sont affec­tés aux grandes peurs plutôt qu’aux grands fléaux.

Pol­lu­tion, tabac et alcool
Lorsque les repères dis­parais­sent, s’installe peu à peu une vision des risques très éloignée de la réal­ité. L’IRSN pub­lie chaque année un baromètre ren­dant compte de la manière dont la pop­u­la­tion perçoit les risques. La crainte de la pol­lu­tion atmo­sphérique, qui provoque vraisem­blable­ment moins de 1% des can­cers, arrive dans ce sondage devant le tabag­isme des jeunes et l’alcoolisme alors que le tabag­isme cause quelque 60 000 morts par an et l’alcoolisme 45 000.
Un exem­ple d’absurdité en radioprotection
À la Pitié-Salpêtrière, il existe un petit trot­toir sur lequel, en trente ans, je n’ai jamais vu per­son­ne. Lorsque des travaux ont été réal­isés dans mon ser­vice où l’on utilise des pro­duits radioac­t­ifs, il m’a été expliqué qu’il fal­lait mur­er les fenêtres don­nant sur ce trot­toir, au motif que si quelqu’un venait à y pass­er 35 heures par semaine pen­dant toute l’année, la dose d’irradiation admis­si­ble du pub­lic serait dépassée ! Les per­son­nels du ser­vice tra­vail­lent donc désor­mais privés de la lumière du jour devant un trot­toir tou­jours désert.

Des intérêts individuels

Le principe de pré­cau­tion est, enfin, sou­vent mis au ser­vice d’intérêts indi­vidu­els con­tre des intérêts col­lec­tifs, par exem­ple quand il est ques­tion d’implanter une route, un inc­inéra­teur, une éoli­enne, une antenne de télé­phonie mobile ou une ligne à haute tension.

En bran­dis­sant quelques études inquié­tantes sou­vent biaisées, sur­in­ter­prétées et non con­fir­mées, comme on en trou­ve quel que soit le sujet, les opposants à l’installation accrédi­tent l’idée d’un débat sci­en­tifique majeur et exi­gent que l’on prou­ve l’absence de risque et que l’on n’en décou­vri­ra pas dans le futur. Cette exi­gence étant évidem­ment impos­si­ble à sat­is­faire, le principe de pré­cau­tion est alors invo­qué dans sa forme la plus extrême : s’abstenir (inc­inéra­teur), démon­ter (antenne relais) ou arracher (OGM).

L’arrêt de la vac­ci­na­tion con­tre l’hépatite B
Le car­ac­tère oblig­a­toire de la vac­ci­na­tion a été inter­rompu en rai­son d’un hypothé­tique risque de sclérose en plaques. Cette « pré­cau­tion » con­duira à de nom­breux décès par can­cer du foie posthépatite.

La recherche génomique du HIV avant transfusion
Elle s’est révélée très coû­teuse au regard du béné­fice attendu.

Le rem­place­ment des canal­i­sa­tions plombées
Ces canal­i­sa­tions qui, dans la majorité des cas, n’avaient aucun rap­port avec le sat­ur­nisme, ont été rem­placées par des canal­i­sa­tions ne dis­posant pas des mêmes effets bac­tério­sta­tiques. Des cen­taines de mil­lions d’euros ont ain­si été dépen­sées sans aucune assur­ance en ter­mes de béné­fice sanitaire.

L’éloignement des antennes de télé­phonie mobile des centres-villes
Cette déci­sion est emblé­ma­tique des démarch­es trompeuses : elle con­duit à aug­menter la puis­sance d’émission des télé­phones porta­bles et elle a en réal­ité aug­men­té l’exposition des pop­u­la­tions aux ondes électromagnétiques.

La Direc­tive européenne de 2004 sur la pro­tec­tion con­tre les champs électromagnétiques
Ce texte com­prend un volet dont l’application rendrait impos­si­ble la pra­tique de l’IRM. Un mil­liard d’examens IRM ont pour­tant été réal­isés sans que le moin­dre prob­lème soit décelé. Face à cette sit­u­a­tion, dénon­cée notam­ment par les académies de médecine européennes, la Com­mis­sion européenne a dû revoir cette direc­tive et retarder sa transposition.

Une suspicion généralisée

Cette sit­u­a­tion de risques omniprésents con­duit à un cli­mat de sus­pi­cion général­isée, très néfaste pour la société, vis-à-vis de l’action publique. L’une des ques­tions posées dans le cadre du baromètre 2007 de l’IRSN était : « Avez-vous con­fi­ance dans les autorités français­es pour leurs actions de pro­tec­tion des per­son­nes dans les domaines suiv­ants ? » Les répons­es mon­trent que la con­fi­ance ne domine que dans quelques secteurs : acci­dents de la route, incendies de forêt, ter­ror­isme, canicule ou trans­port de matières dangereuses.

Pour la grande majorité des risques, réels ou sup­posés, la défi­ance l’emporte

Pour la grande majorité des risques, réels ou sup­posés, la défi­ance l’emporte, qu’il s’agisse des instal­la­tions chim­iques, de la drogue, des mal­adies pro­fes­sion­nelles, des déchets radioac­t­ifs, chim­iques ou encore des antennes relais. Plus grave encore, il se développe une sus­pi­cion sur la trans­parence. Dans ce même baromètre, les répons­es à la ques­tion « Estimez-vous que l’on vous dit la vérité ? » ne sont pos­i­tives que sur des sujets comme les inon­da­tions (qui ne peu­vent assuré­ment pas pass­er inaperçues), l’obésité des jeunes ou la canicule. Sur tous les autres sujets, les per­son­nes inter­rogées pensent que les pou­voirs publics mentent aux citoyens, qu’il s’agisse de grippe avi­aire, de radi­ogra­phies médi­cales, du ter­ror­isme ou du bruit.

Égaré dans la Constitution

Le principe de pré­cau­tion brouille ain­si les repères d’une ges­tion rationnelle et équitable des risques. Il a man­i­feste­ment ampli­fié cer­taines ten­dances frileuses de notre société, en leur don­nant une légitim­ité. Il favorise les intérêts indi­vidu­els con­tre les intérêts col­lec­tifs, les manip­u­la­tions, le principe du para­pluie et la sus­pi­cion général­isée. Le principe de pré­cau­tion s’est égaré dans la Con­sti­tu­tion. Cer­tains, et non des moin­dres, ont pro­posé de l’en retir­er. Peut-être aurait-ce été un bien­fait pour la san­té publique et l’innovation que de com­mencer par ne pas l’y mettre.

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