Un principe du droit européen depuis le traité de Maastricht

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Marc CLÉMENT

REPÈRES

REPÈRES
Le principe de pré­cau­tion s’ajoute, depuis le traité de Maas­tricht de 1992, aux trois autres principes sur lesquels est fondé le droit de l’environnement de l’Union européenne. En cela l’Union européenne se con­for­mait au principe 15 adop­té par le som­met de Rio de 1992 for­mulé en ces ter­mes : « Pour pro­téger l’environnement, des mesures de pré­cau­tion doivent être large­ment appliquées par les États selon leurs capac­ités. En cas de risque de dom­mages graves ou irréversibles, l’absence de cer­ti­tude sci­en­tifique absolue ne doit pas servir de pré­texte pour remet­tre à plus tard l’adoption de mesures effec­tives visant à prévenir la dégra­da­tion de l’environnement. »

Gérer le risque de façon cohérente

Le principe de pré­cau­tion est trop sou­vent analysé en dehors du con­texte juridique dans lequel il s’insère. Or, si l’on peut s’interroger sur la portée économique ou philosophique du principe, les con­clu­sions opéra­tionnelles que l’on peut tir­er de son appli­ca­tion trou­vent d’abord leur source dans la façon dont le juge intè­gre ce principe. En effet, tant que le principe reste un mode d’action de l’administration dont l’application n’est pas sanc­tion­née par un tri­bunal, cha­cun peut choisir sa pro­pre ver­sion du principe, con­sid­érant qu’il lui appar­tient de décider de son niveau d’aversion au risque.

Jurispru­dence
La Cour européenne for­mule ain­si le principe de pré­cau­tion : «[…] Lorsque des incer­ti­tudes sub­sis­tent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la san­té des per­son­nes, des mesures de pro­tec­tion peu­vent être pris­es sans avoir à atten­dre que la réal­ité et la grav­ité de ces risques soient pleine­ment démon­trées. » La for­mu­la­tion de la Cour est proche de celle du principe de la déc­la­ra­tion de Rio.

Mais si ce principe entre dans le champ juridique, alors il n’est plus pos­si­ble de s’accommoder de déf­i­ni­tions fluc­tu­antes ; il faut ten­ter de faire émerg­er une approche cohérente de la ges­tion du risque en sit­u­a­tion d’information incom­plète. Le droit européen per­met d’illustrer ce point.

Ain­si, l’article 191 du traité sur le fonc­tion­nement de l’Union européenne men­tionne le principe de pré­cau­tion mais il n’en donne aucune déf­i­ni­tion. Celle-ci résulte de la jurispru­dence de la Cour qui fait avant tout du principe une règle de déci­sion opérationnelle.

Le principe est d’abord une règle de déci­sion opérationnelle

L’idée est alors sim­ple : les sociétés mod­ernes doivent faire face à la mise en oeu­vre de tech­niques de plus en plus com­plex­es, la ges­tion du risque est alors un élé­ment cru­cial de la prise de déci­sion dont il faut tenir compte, y com­pris en l’absence de cer­ti­tudes. Mais pourquoi faire appel au principe de pré­cau­tion ? Quel est le prob­lème juridique qu’il entend résoudre ?

Éclairer le travail du juge

La déci­sion judi­ci­aire s’accommode mal de l’incertitude. Et pour­tant le juge doit tranch­er : il lui faut donc com­pos­er avec des argu­ments plus ou moins con­va­in­cants asso­ciés à des exper­tis­es con­tra­dic­toires. Des tech­niques procé­du­rales comme la notion de charge de la preuve per­me­t­tent de faire pencher la bal­ance en faveur de telle ou telle par­tie, en con­sid­érant qu’un des pro­tag­o­nistes doit apporter les élé­ments décisifs pour espér­er con­va­in­cre le juge. Ain­si le doute béné­fi­cie à l’accusé.

Lim­ites procédurales
Les mécan­ismes juri­dic­tion­nels tra­di­tion­nels trou­vent leurs lim­ites lorsque, du fait des incer­ti­tudes sci­en­tifiques, la preuve d’une affir­ma­tion ou d’un risque ne peut être apportée. En effet, le mécan­isme de charge de la preuve con­duit alors sys­té­ma­tique­ment à l’échec pour la par­tie qui la sup­porte et qui s’appuie sur des faits qui ne sont pas prou­vables. C’est sou­vent le cas pour l’environnement et plus générale­ment pour les sci­ences du vivant.
Pol­lu­tion de l’air
À titre d’exemple, il existe un lien non prou­vé mais vraisem­blable entre la qual­ité de l’air et l’espérance de vie. Il sem­ble alors raisonnable que l’on puisse invo­quer devant le juge les risques que la pol­lu­tion atmo­sphérique fait courir à de très nom­breuses personnes.

Causalité et légalité

Cette sit­u­a­tion ne serait pas gênante – et de nom­breux sys­tèmes juri­dic­tion­nels s’en accom­mod­ent – si la con­jonc­tion de deux fac­teurs ne con­dui­sait à ce qu’il ne soit plus pos­si­ble de se sat­is­faire de l’approche juridique traditionnelle.

Les déci­sions publiques doivent faire l’objet de justifications

Le pre­mier élé­ment réside dans le fait que si l’incertitude pèse sur le lien de causal­ité, elle pèse aus­si sur les dom­mages. Ces dom­mages pou­vant être poten­tielle­ment con­sid­érables, l’incertitude sur leur occur­rence ne per­met pas de ne pas pren­dre en con­sid­éra­tion un risque même très faible s’il est asso­cié à des dom­mages très impor­tants. À ce stade, remar­quons qu’il ne s’agit pas de don­ner sys­té­ma­tique­ment rai­son à l’invocation de telles causal­ités, mais seule­ment de leur per­me­t­tre d’éviter d’être écartées d’emblée.

Le deux­ième fac­teur con­duisant à l’introduction dans le droit du principe de pré­cau­tion est d’une tout autre nature : l’action publique s’est trou­vée pro­gres­sive­ment con­fron­tée au principe de légal­ité et les déci­sions publiques doivent alors faire l’objet de jus­ti­fi­ca­tions et, plus encore, peu­vent être annulées par le juge.

L’administration ne peut avoir une approche de pré­cau­tion que si celle-ci s’insère ellemême dans les principes juridiques applicables.

Un principe pas seulement européen

Le cas de la Chine
Le droit chi­nois n’a pas réelle­ment à invo­quer le principe de pré­cau­tion puisqu’il est essen­tielle­ment un droit pour l’administration qui n’est que peu con­trôlée par le juge. En effet, si l’administration dis­pose d’une large marge d’appréciation pour choisir son approche du risque, il n’y a pas lieu de véri­ta­ble­ment par­ler de « principe de pré­cau­tion» ; tout au plus pour­ra-t-on iden­ti­fi­er des approches fondées sur le principe. À ce stade, peu impor­tent la qual­i­fi­ca­tion et la gra­da­tion entre des mesures préven­tives ou des mesures de pré­cau­tion : l’action publique n’a pas à jus­ti­fi­er son choix.

Dans les sys­tèmes libéraux, où le juge inter­vient, la ques­tion de l’utilisation du principe se pose. Ain­si l’action de l’administration aux États-Unis se trou­ve con­fron­tée à cette prob­lé­ma­tique ; depuis les années 1970, les agences fédérales doivent faire face à la néces­sité de pren­dre en compte les incer­ti­tudes pesant sur les normes indus­trielles autant pour la pro­tec­tion de l’environnement que pour la pro­tec­tion de la san­té humaine. La Cour suprême améri­caine encadr­era cette approche dans un arrêt célèbre de 1980 « Indus­tri­al Union Depart­ment ver­sus Amer­i­can Petro­le­um Insti­tute ». Il n’en reste pas moins que la ques­tion de la ges­tion du risque est très présente dans la jurispru­dence améri­caine, même si le principe de pré­cau­tion n’y est pas for­mal­isé. De même, la Cour suprême indi­enne a inté­gré explicite­ment dans son approche le principe de pré­cau­tion dès 1996 (« Vel­lore Cit­i­zens Wel­fare Forum ver­sus Union of India »), liant directe­ment l’usage du principe avec le ren­verse­ment de la charge de la preuve au prof­it du défenseur de l’environnement.

Un principe précisé par le juge européen

Le juge doit appréci­er si le recours au principe est fondé

Cepen­dant, c’est au sein de l’Union européenne que l’usage du principe de pré­cau­tion est le plus dévelop­pé, ne serait-ce que par l’inscription explicite du principe dans la lég­is­la­tion de l’Union. La jurispru­dence de la Cour offre donc la pos­si­bil­ité d’évaluer con­crète­ment la porté e du principe et notam­ment de véri­fi­er si, dans la pra­tique, les craintes sus­citées par son util­i­sa­tion incon­sid­érée sont fondées. C’est en effet la ques­tion récur­rente en la matière : est-ce que le juge dis­posant du principe de pré­cau­tion ne l’applique pas de façon rad­i­cale pour inter­dire tout pro­grès tech­nologique ou pour impos­er des mesures de pré­cau­tion exces­sives et coûteuses ?

Déchets
Lorsque la Cour doit inter­préter ce qu’est un déchet en droit de l’Union européenne, elle se réfère à la direc­tive qui pro­pose une déf­i­ni­tion et con­state que le lég­is­la­teur européen a invo­qué le principe de pré­cau­tion dans ce texte. Dès lors, la Cour en déduit qu’il con­vient d’adopter une déf­i­ni­tion large du con­cept de déchet, et un sol con­t­a­m­iné par des hydro­car­bu­res sera un déchet. Il con­vient de bien com­pren­dre que la Cour ne va se pos­er la ques­tion de la portée du con­cept de déchet que si elle se trou­ve con­fron­tée à un cas con­cret : il ne s’agit pas pour elle de se pronon­cer sans y avoir été invitée par une sit­u­a­tion précise.

On peut dis­tinguer deux util­i­sa­tions du principe de pré­cau­tion par la Cour. D’une part elle utilise le principe lorsqu’elle doit éval­uer la portée d’une notion juridique. Le juge ne cherche pas à pro­duire des con­cepts, mais à tranch­er des prob­lèmes posés dans des cas pré­cis. Le principe de pré­cau­tion est alors un out­il per­me­t­tant, si le lég­is­la­teur l’a explicite­ment invo­qué, de faire pencher la bal­ance dans une direc­tion don­née. La notion de ges­tion du risque dans cette approche est lim­itée à la con­stata­tion par le juge d’une prise en compte de ce risque incer­tain par le législateur.

Contrôler l’action administrative

L’autre util­i­sa­tion du principe est plus directe­ment liée à une éval­u­a­tion par la Cour de la ges­tion du risque opérée par le décideur : le juge est alors amené à con­trôler l’action de l’administration et à met­tre en bal­ance les intérêts en jeu. On con­stat­era que, pour une très large part, l’application du principe de pré­cau­tion porte sur des cas con­cer­nant la san­té humaine comme, par exem­ple, pour les mesures pris­es par la Com­mis­sion dans le cadre de la lutte con­tre l’encéphalite spongi­forme bovine. Le juge doit alors appréci­er si le recours au principe est fondé.

Pouvoir apprécier le risque

ESB
Lors de la crise de la vache folle, la Com­mis­sion avait dû pren­dre des mesures inter­dis­ant l’exportation de viande bovine par le Roy­aume- Uni. Or, au moment où cette déci­sion rad­i­cale était prise, il n’était pas pos­si­ble de déter­min­er avec cer­ti­tude les liens de causal­ité et les risques pour la san­té humaine. La déci­sion devait donc se fonder sur l’application du principe de pré­cau­tion pour per­me­t­tre de faire pass­er la pro­tec­tion de la san­té humaine devant les dom­mages économiques cer­tains affec­tant la fil­ière, alors même que la Com­mis­sion ne dis­po­sait pas de preuves absolues.

Ces cas ont per­mis à la Cour de pré­cis­er la portée et l’utilisation du principe. Elle con­sid­ère que le principe ne doit être appliqué « que dans des sit­u­a­tions de risque, notam­ment pour la san­té humaine, qui, sans être fondé sur de sim­ples hypothès­es sci­en­tifique­ment non véri­fiées, n’a pas encore pu être pleine­ment démon­tré ». La for­mu­la­tion n’est pas sans ambiguïté : qu’est-ce qu’une hypothèse sci­en­tifique véri­fiée mais non démon­trée ? Il faut d’abord con­stater que ce con­cept s’applique à la fois au lien de causal­ité générant le risque et au dom­mage. Il y a bien deux niveaux d’incertitude potentielle.

Trois degrés de connaissance

Une pre­mière approche per­me­t­tant de clar­i­fi­er la sit­u­a­tion pour­rait être de con­sid­ér­er trois degrés de con­nais­sance : la cer­ti­tude, la con­nais­sance en loi de prob­a­bil­ité et l’impossibilité de se pronon­cer. La Cour exclut que le principe de pré­cau­tion puisse être invo­qué lorsqu’on ne peut qu’émettre des hypothès­es gra­tu­ites sur le lien de causal­ité ou les dom­mages. Nous sommes alors plutôt dans l’ordre du choix éthique ou poli­tique ; par exem­ple, on peut refuser de s’engager dans telle ou telle voie de recherche bio­médi­cale. À l’inverse, lorsque le lien de causal­ité est bien établi et que les dom­mages peu­vent être soit par­faite­ment quan­tifiés, soit con­nus en loi de prob­a­bil­ité, on est alors dans le reg­istre de la préven­tion, comme pour ce qui con­cerne la ges­tion des crues.

Restent tous les cas inter­mé­di­aires pour lesquels on dis­pose d’une cer­taine infor­ma­tion mais pas de toute l’information. Le principe de pré­cau­tion trou­ve alors à s’appliquer. Mais la Cour prend soin de rap­pel­er que le principe sup­pose non seule­ment que l’on iden­ti­fie un niveau raisonnable d’information, mais égale­ment que l’action admin­is­tra­tive soit mod­i­fiée au fur et à mesure que les don­nées matérielles pré­cisent le risque.

Un outil au service de l’action

Appel à la science
L’usage du principe de pré­cau­tion exige de l’administration, quand elle prend des mesures de sauve­g­arde, de faire par­al­lèle­ment appel à la sci­ence pour affin­er les hypothès­es et éventuelle­ment mod­i­fi­er les mesures pris­es. C’est claire­ment la leçon que l’on peut tir­er de la jurispru­dence de la Cour sur la suc­ces­sion de juge­ments pris à pro­pos de l’ESB.

On le voit, l’application du principe de pré­cau­tion au plan européen ne jus­ti­fie pas les réti­cences que l’on peut par­fois ren­con­tr­er : bien au con­traire, il est aujourd’hui une solu­tion juridique raisonnable pour l’action admin­is­tra­tive dans des sociétés démoc­ra­tiques con­fron­tées à la com­plex­ité technique.

Le juge de l’Union a du reste fait du principe de pré­cau­tion un principe général du droit de l’Union européenne, le principe ne s’appliquant pas seule­ment au droit de l’environnement. L’absence d’une déf­i­ni­tion pré­cise du principe dans le droit de l’Union n’est pas une dif­fi­culté, mais per­met au con­traire au juge de l’Union d’en faire un principe d’interprétation effi­cace qui n’interviendra que lorsque d’autres méth­odes plus tra­di­tion­nelles ne peu­vent don­ner satisfaction.

Poster un commentaire