Un concept arrivé à péremption ?

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Olivier GODARD

Pour assur­er la sécu­rité ali­men­taire et la bonne san­té des pop­u­la­tions, les pro­duits ali­men­taires de nos super­marchés ont une date de péremp­tion. En serait-il de même avec les con­cepts ? Deux inven­tions de ces trente dernières années pour­raient le laiss­er penser : le développe­ment durable et le principe de pré­cau­tion. Bien que tous deux con­sti­tu­tion­nal­isés en France en 2005 par la Charte de l’environnement, on peut se deman­der s’ils ne sont pas déjà bons à envoy­er au musée Grévin, en sou­venir des mythes d’un autre temps.

REPÈRES
Le principe de pré­cau­tion a été inven­té dans les années 1980. Il lui incom­bait de tranch­er le nœud gor­di­en d’une rhé­torique qui englu­ait l’action publique : l’engagement d’une poli­tique de préven­tion des risques pour l’environnement était con­di­tion­né à l’acquisition de cer­ti­tudes sci­en­tifiques sur l’existence des dom­mages et sur les liens de causal­ité impliqués. Les poches d’incertitude sci­en­tifique résidu­elle étaient sys­té­ma­tique­ment mobil­isées par les représen­tants de l’industrie ou par les gou­ver­nants pour reporter à plus tard toute ini­tia­tive publique, en con­fi­ant hyp­ocrite­ment à la sci­ence la mis­sion d’établir des cer­ti­tudes posées comme préal­ables à l’action. Lorsque l’action inter­ve­nait finale­ment, elle était beau­coup trop tar­dive pour empêch­er la réal­i­sa­tion de l’essentiel des dommages.

Une idée déjà usée

Comme la pile Won­der qui ne s’usait que si l’on s’en ser­vait, le développe­ment durable est usé parce que, plutôt de com­pren­dre ses exi­gences et de les pren­dre au sérieux, on s’en est beau­coup servi dans le dis­cours pub­lic­i­taire, qu’il s’agisse des entre­pris­es ou des poli­tiques. Quant au principe de pré­cau­tion, il est à la fois la cible priv­ilégiée de ceux qui en dénon­cent les grands méfaits pour la crois­sance, le pro­grès, la sci­ence, la rai­son, l’Occident, la société indus­trielle ou l’État de droit, au choix, et de ceux qui le trou­vent trop tiède, pas assez rad­i­cal avec son tro­pisme ges­tion­naire, bref pas révolutionnaire.

Un principe usé d’avoir été mal util­isé et invo­qué à tort et à travers

Surtout, il est usé d’avoir été mal util­isé et invo­qué à tort et à tra­vers tant par les gou­ver­nants que par divers groupes d’activistes. Après le cafouil­lage de la grippe A‑H1N1 en 2010, mais aus­si les trois décen­nies d’inertie hon­teuse des pou­voirs publics face à la pol­lu­tion des eaux par les nitrates en Bre­tagne et la pro­liféra­tion des algues vertes sur cer­taines côtes, quel respon­s­able poli­tique peut encore, sans être pris de fou-rire, annon­cer publique­ment qu’il prend telle mesure de ges­tion de risques san­i­taires et envi­ron­nemen­taux « au nom du principe de précaution » ?

Éviter la paralysie

Le cas de l’amiante
Des obser­va­tions anci­ennes, remon­tant au début du XXe siè­cle, avaient été faites sur les patholo­gies créées par le tra­vail de ce matéri­au. Dès le milieu du siè­cle, la réal­ité du risque de can­cer était diag­nos­tiquée. Peu de mesures ont été pris­es. En France, un comité d’échange d’information et de con­cer­ta­tion a été mis en place en 1982 à l’initiative des milieux pro­fes­sion­nels. Ce Comité per­ma­nent ami­ante (CPA) asso­ci­ait les dif­férentes par­ties « insti­tu­tion­nelles » : représen­tants du patronat et des syn­di­cats, du monde médi­cal et sci­en­tifique et de l’État. Por­teurs d’une doc­trine de l’usage con­trôlé de l’amiante, ses ani­ma­teurs sont amenés à devoir ren­dre des comptes devant la jus­tice dans une procé­dure aujourd’hui en cours. Ce précé­dent devrait vac­cin­er gou­ver­nants et citoyens con­tre toute mytholo­gie de la con­cer­ta­tion avec les par­ties prenantes, présen­tée comme le nec plus ultra d’une ges­tion avisée des risques collectifs.

À l’origine, le principe était un principe de réac­tion à la paralysie publique devant l’incertitude sci­en­tifique sur les impacts envi­ron­nemen­taux. Dif­férentes crises san­i­taires con­nues en France et en Europe depuis les années 1980 ont pareille­ment mis en évi­dence la faib­lesse des démarch­es de préven­tion en san­té publique, con­fron­tées au même obsta­cle de l’incertitude sci­en­tifique. Le cas de l’amiante est ici emblématique.

Éviter l’attentisme

Le principe de pré­cau­tion peut se com­pren­dre comme une image inver­sée de l’attentisme. La pré­coc­ité de la prise en compte des risques, sans atten­dre le stade des cer­ti­tudes sci­en­tifiques, doit se sub­stituer à l’inertie à laque­lle l’attente de cer­ti­tude don­nait un ali­bi facile. La prin­ci­pale inno­va­tion apportée par ce principe con­cerne donc la ges­tion du cal­en­dri­er de l’action. À cet égard, l’article 5 de la Charte de l’environnement rap­pelle les autorités publiques à leurs respon­s­abil­ités : il leur incombe de veiller à une bonne ges­tion des risques, en dépit de l’incertitude, sans se défauss­er ni sur des instances d’expertise, fussent-elles médi­cales, ni sur des instances de con­cer­ta­tion, ce qui ne veut pas dire que leur action ne doive pas être éclairée par les unes et par les autres.

Agir de façon précoce, oui mais comment ?

Un équili­bre essen­tiel entre la pré­coc­ité de la prise en charge et le car­ac­tère pro­por­tion­né et pro­vi­soire des mesures

L’inversion du cas « ami­ante » ne va pas jusqu’à enjoin­dre de recourir à l’interdiction d’une activ­ité ou d’une tech­nique dès qu’un doute non étayé est for­mulé sur son innocuité. Le principe de pré­cau­tion con­sti­tu­tion­nel demande l’adoption de mesures « pro­vi­soires et pro­por­tion­nées ». Ce principe instau­re ain­si un équili­bre essen­tiel entre la pré­coc­ité de la prise en charge, qui l’oblige à se con­fron­ter à l’incertitude sci­en­tifique, et la nature mesurée et hum­ble des mesures à engager dans un proces­sus con­tinu et adap­tatif d’accompagnement de l’innovation technique.

L’incertitude sci­en­tifique se prête en effet à l’inflation des risques imag­i­naires aux­quels, sans éval­u­a­tion, sans fil­tre et sans dis­cerne­ment, les pou­voirs publics ne pour­raient répon­dre que par une démesure arbi­traire dans l’emploi de l’interdit, comme l’a con­fir­mé l’expérience des biotech­nolo­gies agri­coles dans ce pays.

Confusion et improvisation

Mesures pro­por­tion­nées et provisoires
L’article 5 du texte con­sti­tu­tion­nel énonce : « Lorsque la réal­i­sa­tion d’un dom­mage, bien qu’incertaine en l’état des con­nais­sances sci­en­tifiques, pour­rait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veil­lent, par appli­ca­tion du principe de pré­cau­tion et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procé­dures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures pro­vi­soires et pro­por­tion­nées afin de par­er à la réal­i­sa­tion du dommage. »

La con­fu­sion per­sis­tante des idées, l’improvisation et la ges­tion politi­ci­ennes des dossiers les plus médi­a­tiques ont pro­gres­sive­ment mis le principe de pré­cau­tion sur la voie du dis­crédit. En effet, sur le plan des idées coex­is­tent encore en France au moins deux principes de pré­cau­tion : la ver­sion pro­por­tion­née, déposée dans les textes (loi Barnier 95–101, Charte de l’environnement), qui est celle de la doc­trine validée par les insti­tu­tions poli­tiques européennes et français­es ; et une ver­sion « érad­i­ca­trice du risque » revendiquée par des ONG ou des groupes de pop­u­la­tion en sit­u­a­tion de crise et reprise de temps à autre par des respon­s­ables publics.

Cette dernière, dont le car­ac­tère irra­tionnel a été démon­tré il y a de nom­breuses années, prend à la let­tre le dic­ton Dans le doute abstiens-toi et, deman­dant la preuve de l’absence de risque, fait de l’inversion de la charge de la preuve son éten­dard en igno­rant que la plu­part des sit­u­a­tions impliquent un arbi­trage « risque con­tre risque » et que la preuve sci­en­tifique d’une absence ne peut être apportée par une sci­ence tou­jours impar­faite et inachevée.

Catastrophisme éclairé ?

À la ver­sion pro­por­tion­née de la doc­trine s’est égale­ment opposé le rad­i­cal­isme philosophique du « cat­a­strophisme éclairé », focal­isé sur l’évitement absolu du scé­nario du pire cat­a­strophique, prôné par Jean-Pierre Dupuy, aux yeux duquel le principe de pré­cau­tion ne serait que bouil­lie pour les chats. Dans ces con­di­tions, il est heureux que le principe de pré­cau­tion ne soit pas un cat­a­strophisme pour aider nos con­tem­po­rains à faire face con­crète­ment à des sus­pi­cions de risques graves et irréversibles pour la san­té et l’environnement : qu’aurait don­né le « cat­a­strophisme éclairé » face aux risques émer­gents de la grippe avi­aire il y a quelques années, puis de la grippe porcine H1N1 en 2009, ou face à l’état des con­nais­sances sur les risques des antennes relais ? Faudrait-il inter­dire toute recherche et toute inno­va­tion sur les nan­otech­nolo­gies, les biotechnologies ?

La cri­tique « cat­a­strophiste » du principe de précaution
Le principe de pré­cau­tion serait erroné en exp­ri­mant la croy­ance que l’incertitude serait épistémique et que plus de sci­ence per­me­t­trait de la réduire, voire de la lever, alors que l’incertitude à affron­ter serait rad­i­cale et objec­tive ; mais aus­si en faisant de l’incertitude le prob­lème à sur­mon­ter alors qu’elle n’est qu’un ali­bi, croit pou­voir affirmer l’auteur, face à l’obstacle prin­ci­pal que serait l’impossibilité de croire notre savoir sur la cat­a­stro­phe à venir. Il nous faudrait, paraît-il, adopter une nou­velle méta­physique du temps où le passé serait ouvert et le futur fixé sur la cat­a­stro­phe à venir pour avoir peut-être une petite chance d’éviter sa réalisation.
Inter­pré­ta­tion osée
L’implantation des antennes relais de télé­phonie mobile a don­né lieu à une étrange comédie judi­ci­aire faisant de l’angoisse créée par l’absence de garantie publique quant à l’innocuité totale des­dites antennes un « trou­ble anor­mal de voisi­nage », oblig­eant à la fois à répa­ra­tion et à ces­sa­tion de la source du dom­mage via le déman­tèle­ment des antennes, alors même que les opéra­teurs con­cernés avaient respec­té l’ensemble des normes en vigueur et qu’aucun dom­mage n’avait été con­staté. Dans ce dernier cas, le principe de pré­cau­tion n’était pas directe­ment invo­qué, mais l’interprétation osée de la théorie du trou­ble anor­mal de voisi­nage a débouché sur la recon­nais­sance d’une sorte de droit des per­son­nes à la garantie du risque poten­tiel zéro pour la san­té, décrédi­bil­isant d’un coup l’idée de pro­por­tion­nal­ité déposée dans le texte constitutionnel.

Une doctrine inappliquée

En pra­tique, selon les cas et le niveau d’émotion du pub­lic, les autorités publiques se sont écartées sans retenue, par défaut ou par excès, de la doc­trine qu’elles avaient adoubée et qui est cen­sée leur servir de guide. Elles n’ont pas hésité non plus à se réclamer dudit principe dans des cir­con­stances où il n’avait pas à être con­vo­qué. On a ain­si assisté à la con­fu­sion de ce principe avec un slo­gan max­i­mal­iste : « On n’en fait jamais trop pour la sécu­rité » (ges­tion de la vac­ci­na­tion con­tre la grippe A‑H1N1 ; plans de destruc­tions d’habitations en zone inond­able après le pas­sage de la tem­pête Xynthia).

On a con­nu l’instrumentalisation de l’expertise sci­en­tifique et de la ges­tion des risques au prof­it de com­pro­mis poli­tiques, comme dans le cas de la sus­pen­sion de l’autorisation de mise en cul­ture du maïs OGM MON 810 de la société Mon­san­to, en fait décidée avant toute analyse des risques dans le cadre du Grenelle de l’environnement. On a pu observ­er l’inertie face au développe­ment rapi­de et opaque des usages indus­triels des nan­otech­nolo­gies et nanopro­duits, alors que les pro­priétés nou­velles acquis­es par la matière à cette échelle nano engendraient une sit­u­a­tion nou­velle, aux risques mal iden­ti­fiés et insuff­isam­ment étudiés pour la san­té et l’environnement.

Carences d’organisation

La plu­part des sit­u­a­tions impliquent un arbi­trage « risque con­tre risque »

En pra­tique, en France, le principe de pré­cau­tion est ain­si demeuré une sorte de jok­er au con­tenu vari­able, mobil­isé pour con­ve­nance poli­tique en fonc­tion des sit­u­a­tions et des intérêts et des buts de ceux qui s’en empar­ent sans que cela ne reflète la pro­por­tion­nal­ité raison­née et de bon aloi qui était attendue.

Cette sit­u­a­tion est notam­ment attribuable au fait que les pou­voirs publics n’ont pas mis en place, par une loi que la loi Barnier 95–101 appelait explicite­ment dès 1995, l’organisation admin­is­tra­tive et les procé­dures d’application qui auraient don­né à l’usage de ce principe une ratio­nal­ité min­i­male, comme elles le font dans les autres domaines de l’administration publique.

Remises en cause

Rap­port Attali
En 2008, le pre­mier rap­port de la Com­mis­sion pour la libéra­tion de la crois­sance française présidée par Jacques Attali demandait « d’abroger, ou à défaut de pré­cis­er très stricte­ment la portée de l’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004 » (p. 92).

Com­ment s’étonner, dans ce con­texte, que depuis 2007 dif­férents groupes d’influence aient pris des ini­tia­tives visant à remet­tre en cause soit l’énoncé du texte con­sti­tu­tion­nel, soit le statut de norme con­sti­tu­tion­nelle, soit l’existence même du principe dans le cor­pus des normes juridiques. En mai 2010, vingt-deux députés de la majorité prési­den­tielle dépo­saient une propo­si­tion de com­mis­sion d’enquête sur les impacts du principe de pré­cau­tion dans la société française. Ils moti­vaient leur démarche par le dan­ger représen­té par l’incorporation au bloc de con­sti­tu­tion­nal­ité de ce con­cept mal défi­ni : la plas­tic­ité d’interprétation qu’il autori­sait leur sem­blait de nature à lim­iter l’initiative sci­en­tifique, le pro­grès tech­nique et le développe­ment économique et social.

Retrouver les bases conceptuelles

De telles démarch­es ne pou­vaient certes qu’avoir une portée sym­bol­ique dans la mesure où, inscrit dans le traité de Maas­tricht en 1992, le principe de pré­cau­tion a été recon­nu comme norme générale du droit com­mu­nau­taire par la Cour de jus­tice européenne. Pour s’en libér­er, la France devrait soit obtenir son retrait des traités en vigueur, soit quit­ter l’Union européenne.

Se dégager de tous les malen­ten­dus et débats piégés que le principe charrie

Toute­fois, en attribuant au principe ce qui n’était imputable qu’à des con­di­tions déplorables d’application infidèle, elles n’ont con­cou­ru ni à clar­i­fi­er le débat pub­lic ni à restau­r­er la vérité con­ceptuelle du principe. De façon plus intéres­sante, après six mois d’auditions, d’enquête et de réflex­ion, le Comité d’évaluation et de con­trôle des poli­tiques publiques de l’Assemblée nationale con­clu­ait dans son rap­port de juil­let 2010 spé­ci­fique­ment dédié à ce principe, non à la néces­sité de le remet­tre en cause ou de revenir sur sa con­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion, mais à celle d’en organ­is­er de façon effec­tive l’application, en par­ti­c­uli­er dans le domaine de la san­té publique. Comme l’art de la guerre pour Napoléon, l’art de la pré­cau­tion est tout d’exécution, et c’est là que le bât blessait.

Bâtir une gestion raisonnée des risques hypothétiques

Con­ver­gences de vues
Les con­clu­sions établies par le Comité d’évaluation et de con­trôle des poli­tiques publiques de l’Assemblée nationale con­ver­gent avec l’avis rédigé en mars 2010 par le Comité de préven­tion et de pré­cau­tion, rat­taché au min­istère de l’Écologie, sur la néces­sité de don­ner un cadre d’application au principe de précaution.

Nous en sommes là et il est bien tard pour redress­er la barre. Nous auri­ons besoin que soit mise en place une instance de sai­sine des risques sus­pec­tés et d’instruction de ceux qui méri­tent un traite­ment plus appro­fon­di, laque­lle instance con­fierait à un référent le soin de dis­tribuer les rôles dans les dif­férentes direc­tions (éval­u­a­tion sci­en­tifique, con­cer­ta­tion, iden­ti­fi­ca­tion de mesures con­ser­va­toires, expéri­men­ta­tion, lance­ment de pro­grammes de recherche, suivi des impacts des pro­duits et tech­niques autorisés, veille) qu’implique l’application de ce principe. Mais ne dit-on pas que la con­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion du principe de pré­cau­tion comme principe d’application directe empêcherait désor­mais le lég­is­la­teur d’organiser sa mise en œuvre dans le champ de l’environnement ?

Peut-être le mieux serait-il alors de laiss­er le principe de pré­cau­tion là où il est, et de bâtir une ges­tion des risques hypothé­tiques qui, tout en s’inspirant étroite­ment des idées qu’il cristallise, n’y ferait pas explicite­ment référence et, ce faisant, pour­rait se dégager de tous les malen­ten­dus et débats piégés qu’il char­rie désormais.

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