Savoir gérer les risques dans le nucléaire

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Bernard BONIN (74)

Conçu ini­tiale­ment pour encadr­er la ges­tion des risques envi­ron­nemen­taux dont les prob­a­bil­ités d’occurrence sont faibles, mais dont les con­séquences sont graves, le principe de pré­cau­tion est de plus en plus invo­qué dans le débat sur les éner­gies et, plus par­ti­c­ulière­ment, sur le nucléaire.

Le risque asso­cié à l’utilisation civile de l’énergie nucléaire est induit par le dan­ger de la radioac­tiv­ité et des ray­on­nements qui accom­pa­g­nent sa créa­tion et son exis­tence. Depuis un siè­cle, aucun dan­ger dû à la fois au milieu naturel orig­inel et aux activ­ités humaines n’a été plus étudié que celui-ci.

REPÈRES
Le nucléaire civ­il a mis en œuvre le principe de pré­cau­tion, inter­prété comme un principe d’action : « L’absence de cer­ti­tudes, compte tenu des con­nais­sances sci­en­tifiques et tech­niques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effec­tives et pro­por­tion­nées visant à prévenir un risque de dom­mages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économique­ment accept­able » (loi Barnier, 1995).
À l’opposé, de nom­breux opposants au nucléaire inter­prè­tent le principe de pré­cau­tion comme un principe d’inac­tion, et l’invoquent pour deman­der l’arrêt de l’activité (il y a des risques, donc on arrète). Exem­ple récent, le réseau « Sor­tir du nucléaire » réclame l’arrèt des trente-qua­tre réac­teurs 900 MW d’EDF au nom du principe de pré­cau­tion. L’argument est que les con­séquences d’un acci­dent nucléaire sont si graves que « la ques­tion de la pos­si­bil­ité [du risque tech­nologique majeur] éclipse celle de sa probabilité ».

Protéger d’abord

Les activ­ités nucléaires entraî­nent inévitable­ment l’exposition des tra­vailleurs du nucléaire, et même du pub­lic, à des dos­es radioac­tives, en général faibles pour les pre­miers et très faibles pour les sec­onds, sauf en cas d’accident. Cer­tains voudraient arrêter le nucléaire pour faire cess­er l’exposition à ces dos­es, au nom du principe de précaution.

Est-il pos­si­ble de démon­tr­er l’absence d’un phénomène qui n’existe peut-être pas ?

Pour les faibles dos­es, le risque n’est pas avéré. Pour fix­er les ordres de grandeur, la dose moyenne annuelle reçue du fait de la radioac­tiv­ité naturelle est de 2,4 mil­lisiev­erts (mSv), et la régle­men­ta­tion française pre­scrit que la dose rajoutée par les activ­ités humaines doit être inférieure à 1 mSv/an pour le pub­lic, et 100 mSv sur cinq ans pour les tra­vailleurs du nucléaire. Aucune étude épidémi­ologique n’a démon­tré de lien causal entre dose radioac­tive et effet pour des dos­es inférieures à une cen­taine de mil­lisiev­erts. Est-il pos­si­ble de démon­tr­er l’absence d’un phénomène qui n’existe peut-être pas ? En ce qui con­cerne les faibles dos­es, la démarche adop­tée par le lég­is­la­teur, fix­ant une lim­ite devant être inférieure à la radioac­tiv­ité naturelle, relève donc, par nature, d’une démarche de précaution.

Prévenir les accidents

La sûreté nucléaire repose sur le principe de défense en pro­fondeur. Par la redon­dance et la com­plé­men­tar­ité des dis­posi­tifs de sûreté mis en place, le principe de défense en pro­fondeur vise à prévenir les acci­dents, mais aus­si à lim­iter leurs con­séquences, ces deux aspects étant com­plé­men­taires. Les événe­ments rares sont pris en compte dans ce dis­posi­tif, et leurs caus­es sont éval­uées. Il est vrai que l’évaluation de la prob­a­bil­ité d’accident grave dans une instal­la­tion nucléaire est dif­fi­cile, mais l’exercice a cepen­dant été entre­pris (Études prob­a­bilistes de sûreté, EPS).

Radi­olo­gie : « Aus­si bas que possible »
La Com­mis­sion inter­na­tionale de pro­tec­tion radi­ologique a offi­cial­isé la démarche de pré­cau­tion en élab­o­rant le principe ALARA (As low as rea­son­ably achiev­able), dont l’ob­jec­tif est de « main­tenir les expo­si­tions aus­si bas que raisonnable­ment pos­si­ble compte tenu des con­traintes économiques et sociales ». Ce principe inter­na­tion­al, qui ressem­ble fort au principe de pré­cau­tion, a été repris dans les divers textes lég­is­lat­ifs qui régis­sent la pro­tec­tion con­tre le risque con­sti­tué par l’ex­po­si­tion aux ray­on­nements ionisants.

Force est d’admettre que les prob­a­bil­ités d’accident nucléaire sont obtenues au moyen d’un échafaudage intel­lectuel com­pliqué et frag­ile. Un ingénieur de chez Renault serait-il capa­ble d’évaluer la prob­a­bil­ité d’accident d’une Mégane à par­tir des plans de la voiture, du réseau routi­er et d’un mod­èle de com­porte­ment du con­duc­teur ? C’est pour­tant l’équivalent de ce que doit faire l’ingénieur nucléaire plongé dans les mod­èles prob­a­bilistes de sûreté. Les­dits mod­èles sont d’autant plus dif­fi­ciles à valid­er que les acci­dents qui per­me­t­traient de faire des sta­tis­tiques sont plus rares. Ces mod­èles visent l’exhaustivité des scé­nar­ios pos­si­bles. Pour­tant, l’accident de Fukushi­ma nous rend mod­estes, et nous rap­pelle qu’il est impos­si­ble de garan­tir que tout a cor­recte­ment été prévu et qu’un acci­dent nucléaire grave n’arrivera jamais.

D’où l’importance de l’autre volet de la défense en pro­fondeur, visant à lim­iter les con­séquences d’accidents graves.

Limiter les conséquences

Les prob­a­bil­ités d’accident nucléaire résul­tent d’un échafaudage intel­lectuel com­pliqué et fragile

La com­mu­nauté tech­nique du nucléaire a essayé (en par­ti­c­uli­er dans la con­cep­tion du réac­teur EPR) d’imaginer et de prévenir les con­séquences d’accidents à peine envis­age­ables sur des réac­teurs à eau pres­surisée occidentaux.

Elle est allée jusqu’à insér­er dans les réac­teurs de nou­velle généra­tion, comme l’EPR, des dis­posi­tifs dits core-catch­er des­tinés à récupér­er le cœur du réac­teur, à une tem­péra­ture de 2 800 degrés, en sorte que, même dans cette sit­u­a­tion qui paraît extrême­ment improb­a­ble, il existe une parade dès la conception.

L’expérience du nucléaire civ­il est mar­quée par une mise en appli­ca­tion du principe de pré­cau­tion érigé, non en dogme absolu, mais en cul­ture de tous au quo­ti­di­en. La défense en pro­fondeur est proche du principe de précaution.

Gérer les déchets

Le risque de prolifération
Le risque de pro­liféra­tion nucléaire existe, mais il est large­ment dis­so­cié du développe­ment du nucléaire civ­il car les matières fis­siles à met­tre en œuvre sont assez dif­férentes. Il est pos­si­ble de fab­ri­quer une bombe atom­ique sans dis­pos­er de la tech­nolo­gie des réac­teurs civils. His­torique­ment, c’est du reste dans cet ordre (mil­i­taire d’abord, civ­il ensuite) que le nucléaire s’est dévelop­pé. Face au risque de pro­liféra­tion, l’ar­rêt du nucléaire civ­il au nom du principe de pré­cau­tion est inopérant. Cela ne dis­pense pas de pren­dre toutes les pré­cau­tions raisonnables pour éviter le détourne­ment de matières ou de tech­nolo­gies nucléaires civiles. Là aus­si, la recherche peut aider à lim­iter les risques. Dernier exem­ple en date : la tech­nolo­gie COEX de traite­ment du com­bustible nucléaire usé per­me­t­tra bien­tôt de coex­traire l’u­ra­ni­um et le plu­to­ni­um et de les recy­cler ensem­ble, évi­tant ain­si la pro­duc­tion de plu­to­ni­um séparé.

La ges­tion des déchets nucléaires obéit elle aus­si au principe de pré­cau­tion dans sa for­mu­la­tion « active ». Le stock­age des déchets ultimes repose sur une philoso­phie visant à ne pas laiss­er aux généra­tions futures la charge de déchets dont nous sommes respon­s­ables, et sur un con­cept, dit « multi­bar­rières », con­sis­tant à inter­pos­er plusieurs bar­rières redon­dantes ou com­plé­men­taires entre les radionu­cléides et la biosphère. Pour les déchets à vie longue, les durées de con­fine­ment néces­saires se chiffrent en dizaines de mil­liers d’années.

Ces échelles de temps dépassent les cadres habituels de l’ingénierie et même l’imagination : il est impos­si­ble de démon­tr­er par des expéri­ences en vraie grandeur que les bar­rières joueront leur rôle comme prévu. Tout au plus peut-on accu­muler, grâce à une mod­éli­sa­tion solide, validée par des expéri­ences à échelle réduite et l’étude d’analogues naturels, des indi­ca­tions con­cor­dantes mon­trant que le sys­tème de stock­age est robuste et bien maîtrisé.

Mal­gré cette absence de démon­stra­tion au sens pro­pre du terme, les experts inter­na­tionaux s’accordent à dire que le stock­age pro­fond des déchets nucléaires ultimes est fais­able dans d’excellentes con­di­tions de sûreté. D’ailleurs, pour des raisons de sûreté, l’entreposage (tem­po­raire) actuelle­ment pra­tiqué dans l’attente du stock­age ne saurait être pro­longé trop longtemps, car les instal­la­tions d’entreposage, placées en sur­face et néces­si­tant une main­te­nance, sont plutôt plus vul­nérables aux agres­sions externes qu’une instal­la­tion de stock­age (défini­tif mais réversible) en for­ma­tion géologique profonde.

Une réduction drastique des rejets

Le stock­age pro­fond des déchets nucléaires ultimes est fais­able dans d’excellentes con­di­tions de sûreté

En matière de rejets dans l’environnement, les exploitants nucléaires appliquent le principe de pré­cau­tion (ver­sion « active ») de façon volon­tariste, tout en l’appelant autrement, puisqu’il s’agit là encore de la démarche ALARA (voir encadré plus haut). Après qu’EDF eut spon­tané­ment dimin­ué l’ensemble des rejets réels de ses cen­trales dans l’eau et dans l’air, une réduc­tion dras­tique des autori­sa­tions de rejets a pu être mise en place par l’administration, entre 1995 et 2000.

Quantifier les risques

Le principe de pré­cau­tion est qual­i­tatif. Pour­tant, il est impor­tant de quan­ti­fi­er le risque (prob­a­bil­ité d’occurrence et con­séquences), ce qui per­met de dos­er l’effort à fournir pour s’en pré­mu­nir (préven­tion ou mit­i­ga­tion). Cet exer­ci­ce de quan­tifi­ca­tion est dif­fi­cile mais fais­able. Les ingénieurs du nucléaire en sont coutumiers.

Garder une vue d’ensemble sur les risques

Peser les risques
Le principe de pré­cau­tion est sou­vent invo­qué par les anti­nu­cléaires pour refuser le stock­age pro­fond des déchets. Il con­vient de peser les risques. Il ne faudrait pas que l’interdiction de stock­er les déchets par appli­ca­tion du principe de pré­cau­tion expose à un dan­ger (intru­sion humaine ou défaut de main­te­nance dans une instal­la­tion d’entreposage à long terme) sous pré­texte d’en éviter un plus petit (brèche du dis­posi­tif multi­bar­rières du stockage).

Certes, le nucléaire civ­il com­porte des risques. Mais son arrêt est risqué aus­si, au plan envi­ron­nemen­tal comme au plan économique, car il devra alors être rem­placé par une autre forme d’énergie, peut-être plus chère (renou­ve­lables) ou plus pol­lu­ante (char­bon). Le raison­nement sou­vent enten­du selon lequel on peut se pass­er du nucléaire sans le rem­plac­er ne tient pas. Pour com­par­er des options énergé­tiques, il faut se plac­er à énergie pro­duite con­stante. Du point de vue de l’environnement, la con­tri­bu­tion du nucléaire à l’application par la France du pro­to­cole de Kyoto est un argu­ment qui, à mon sens, emporte les réti­cences. Il ne faudrait pas que l’arrêt du nucléaire par appli­ca­tion du principe de pré­cau­tion aggrave un dan­ger déjà grand (change­ment cli­ma­tique) sous pré­texte d’en éviter un plus petit (acci­dent nucléaire).

La psychologie collective

En insis­tant sur les risques, le principe de pré­cau­tion con­tribue à ren­forcer la peur et à plac­er la société dans un con­texte de crise. 10 000 morts répar­tis dans le temps sur 10 000 acci­dents dif­férents ont bien moins d’impact médi­a­tique qu’une seule cat­a­stro­phe sur la même péri­ode entraî­nant la mort simul­tanée de 10 000 personnes.

Les men­aces de la dépen­dance énergétique
La dépen­dance énergé­tique de la France, et plus générale­ment de l’Europe, est un fait lourd de men­aces, con­tre lequel il n’est pas prévu que puisse jouer le principe de pré­cau­tion. L’arrêt du nucléaire pour­rait con­duire à un grand dan­ger (régres­sion économique ou dépen­dance énergé­tique) sous pré­texte d’en éviter un plus petit.

Dans l’inconscient col­lec­tif, le sen­ti­ment d’insécurité devient exagéré­ment crois­sant avec la grav­ité, faisant abstrac­tion de la fréquence d’occurrence. C’est la voie ouverte à l’irrationalité et aux peurs qui prime sur la rai­son et l’entendement. Ce mécan­isme relayé par les médias est par­ti­c­ulière­ment à l’œuvre sur le nucléaire.

Le principe de pré­cau­tion focalise l’attention sur les risques, et occulte l’analyse des avan­tages. Ceux-ci doivent être pesés avec la même atten­tion que les incon­vénients. Cette opéra­tion d’évaluation (Paul Valéry : « Entre deux maux, il faut choisir le moin­dre ») amène à quan­ti­fi­er les avan­tages et les incon­vénients de chaque option (en l’occurrence, énergé­tique), qui toutes ont leurs risques. Cette démarche s’accommode mal d’un principe, util­isé sous cou­vert d’éthique et qui a valeur d’absolu.

Au nom de l’éthique

Bulle épiscopale
Bulle épis­co­pale : les évêques japon­ais et alle­mands se sont pronon­cés con­tre le nucléaire.

Les évêques alle­mands et japon­ais se sont pronon­cés con­tre le nucléaire, au nom de l’éthique et du principe de pré­cau­tion. Ce faisant, ils don­nent au débat une portée uni­verselle. Il ne s’agit plus seule­ment d’un choix de poli­tique énergé­tique con­cer­nant un pays, mais d’une con­damna­tion qui vaut pour tous les pays.

Les ingénieurs et chercheurs con­va­in­cus d’œuvrer pour le bien com­mun en amélio­rant la tech­nolo­gie nucléaire civile apprécieront à sa juste valeur cette bulle épis­co­pale. Notons par ailleurs que les évêques japon­ais ne se sont pas pronon­cés con­tre le char­bon, et pour­tant, ils auraient pu (6 000 morts par an dans les mines).

Non à l’idéologie de la peur

L’intérêt général
Il faut peser le pour et le con­tre de chaque option énergé­tique, sans per­dre de vue l’intérêt général. Or, c’est bien là que le bât blesse. Non con­tent de brouiller la vue d’ensemble sur les risques, le principe de pré­cau­tion nég­lige aus­si les risques qu’il y aurait à ne pas met­tre en œuvre les tech­nolo­gies nou­velles, par exem­ple l’énergie nucléaire, mais aus­si l’exploitation agri­cole des OGM ou la mise sur le marché de nou­veaux médica­ments. Sous cou­vert de préserv­er le bien com­mun, il peut le défa­voris­er, en paralysant les poli­tiques publiques.

Le principe de pré­cau­tion est appliqué depuis longtemps dans le nucléaire civ­il, comme une démarche d’action. J’observe avec inquié­tude les dérives d’interprétation du principe et l’utilisation qui en est faite par les opposants au développe­ment tech­nologique. Il faut dire fer­me­ment non aux ten­ants de l’idéologie de la peur. Pour tout dire, j’aurais préféré que la pré­cau­tion reste une démarche, sans être érigée en principe. Mais c’est désor­mais chose faite.

Alors puisse le principe de pré­cau­tion rester un principe de ges­tion publique des risques sans être élevé au rang d’une reli­gion, d’une valeur, d’un tal­is­man, d’une foi, qu’il faudrait partager au risque d’être traité de « con­ser­va­teur », de « réac­tion­naire » et autres invectives.

À voir sur le Net

Col­loque du 24 jan­vi­er 2006
www.fondation-res-publica.org/Lenucleaire- et-le-principe-de-precaution_r18.html

Commentaire

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Jean-Louis Armandrépondre
11 avril 2012 à 13 h 00 min

Au nom de l’éthique
Si la com­mis­sion d’éthique mise en place en 2011 par le gou­verne­ment alle­mand qui a recom­mandé l’a­ban­don pro­gres­sif du nucléaire com­pre­nait effec­tive­ment un car­di­nal et un évêque, elle com­pre­nait aus­si des représen­tants d’autres reli­gions ain­si que des mem­bres de la société civile, dont le philosophe Ulrich Beck. Quant aux évêques japon­ais aux­quels il est fait allu­sion, je doute qu’ils aient eu à inter­venir dans un pays où moins de 1% de la pop­u­la­tion se réclame de du christianisme.

L’éthique est chose à pren­dre au sérieux, et la rail­lerie n’est pas de mise, surtout lorsqu’elle se base sur des affir­ma­tions douteuses. 

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