Ceci n"est pas une pipe de Magritte

OGM et précaution, un mariage singulier

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Pierre-Benoît JOLY

REPÈRES

REPÈRES
Inter­roger les rap­ports entre OGM et pré­cau­tion est affaire com­plexe si l’on veut éviter de vers­er dans les dénon­ci­a­tions faciles ou dans un opti­misme béat. Pour com­mencer, il faut s’entendre sur une déf­i­ni­tion du principe. On se réfère habituelle­ment à celle qui fut inté­grée en févri­er dans la Con­sti­tu­tion française et notam­ment l’article 5 de la Charte de l’environnement. Bien évidem­ment, on ne doit pas s’en tenir au seul texte de loi, car le débat porte sur la mise en œuvre con­crète du principe et sur ses effets. C’est au titre de ses effets (sup­posés) sur la crois­sance que la com­mis­sion Attali recom­man­da que l’on retire le principe de pré­cau­tion de la Constitution.

Le dossier des OGM est assez con­nu pour qu’il ne soit pas néces­saire d’y revenir de façon détail­lée. On se lim­it­era à observ­er d’une part qu’en Europe, con­traire­ment aux États-Unis, nous avons adop­té une démarche de ges­tion des OGM fondée sur la nou­veauté de la tech­nique de la trans­génèse, et que cette démarche fait explicite­ment référence au principe de pré­cau­tion qui a con­nu en l’espèce une con­créti­sa­tion orig­i­nale ; et d’autre part que, dans ce cadre, le con­texte européen est un espace ouvert à toute une série de jeux qui se traduisent à ce jour par un blocage de la com­mer­cial­i­sa­tion des OGM. On pro­posera ensuite d’élargir l’analyse en exam­i­nant les rap­ports entre pré­cau­tion et maîtrise sociale de la technique.

Deux voies opposées

L’Europe a instau­ré un con­trôle sys­té­ma­tique de la tech­nolo­gie des OGM

Aux États-Unis, le com­pro­mis établi en 1986 par la Mai­son-Blanche (Coor­di­nat­ed Frame­work) con­clu­ait une longue con­tro­verse en con­sid­érant qu’il n’était pas néces­saire de soumet­tre les OGM à une régle­men­ta­tion spé­ci­fique. Il en alla dif­férem­ment en Europe. Parce que les OGM sont issus de tech­niques nou­velles, parce que leur développe­ment a d’emblée provo­qué une con­tro­verse et des dif­férences de posi­tion entre les dif­férents États mem­bres, la Com­mis­sion européenne a choisi de soumet­tre leur développe­ment à un con­trôle oblig­a­toire, depuis les pre­miers stades de la recherche jusqu’à leur mise sur le marché. Alors qu’aux États-Unis le con­trôle s’effectue sur les pro­duits, quels que soient les modes d’obtention, l’Europe instau­ra donc un con­trôle sys­té­ma­tique de la nou­velle tech­nolo­gie, avant même que les risques soient avérés. C’est pourquoi l’on a pu par­ler à ce pro­pos de l’application d’un « principe de pré­cau­tion pur ».

Grands principes

Les grands principes de la régle­men­ta­tion étaient les suiv­ants : éval­u­a­tion préal­able au cas par cas par un comité d’experts sci­en­tifiques ; dis­tinc­tion entre une util­i­sa­tion con­finée ou non et dis­tinc­tion de deux types de dis­sémi­na­tion des OGM dans l’environnement (expéri­men­tale et commerciale).

À par­tir de 1996, alors qu’aux États-Unis les plantes trans­géniques con­nais­sent leur pre­mière util­i­sa­tion à grande échelle, il se développe en Europe une grande con­tro­verse publique qui va avoir un impact majeur sur les poli­tiques con­duites. En juin 1999 est instau­ré un gel de l’autorisation des nou­veaux événe­ments trans­géniques (et un mora­toire de fait des OGM alors autorisés). Cette péri­ode est mise à prof­it pour toi­let­ter la régle­men­ta­tion européenne des OGM. En résulte un ensem­ble de textes qui pré­cisent et ren­for­cent le régime de précaution.

Régle­men­ta­tions européennes
Direc­tive CE/2001/18
L’évaluation implique une démarche sci­en­tifique d’analyse des risques ; elle procède par une approche com­par­a­tive (OGM ver­sus non-OGM isogénique); l’évaluation est révis­able en cas d’informations nou­velles. La direc­tive ren­force le car­ac­tère pro­gres­sif de la démarche : l’introduction d’OGM dans l’environnement doit se faire selon le principe d’une pro­gres­sion par étapes. En out­re, les autori­sa­tions sont tem­po­raires, elles sont assor­ties d’un plan de sur­veil­lance et l’ensemble des procé­dures fait l’objet d’une oblig­a­tion d’information du pub­lic. La direc­tive a été tran­scrite en droit français par la loi du 25 juin 2008 sur les OGM.
Règle­ments CE/1829/2003 et CE/1830/2003
Ces règle­ments intro­duisent des dis­po­si­tions nou­velles en matière de traça­bil­ité et d’étiquetage, de manière à garan­tir que les opéra­teurs et les con­som­ma­teurs dis­posent d’informations pré­cis­es qui leur per­me­t­tent d’exercer de manière effec­tive leur liber­té de choix, et qui per­me­t­tent le con­trôle et la véri­fi­ca­tion des indi­ca­tions fig­u­rant sur les étiquettes.
La com­mu­ni­ca­tion du com­mis­saire Fish­ler sur la coex­is­tence des cul­tures OGM, con­ven­tion­nelles et d’agriculture biologique vient com­pléter cet édi­fice juridique.

Analyse des risques

En men­tion­nant que l’évaluation des OGM implique « une démarche sci­en­tifique d’analyse des risques », le dis­posi­tif juridique européen s’inscrit dans l’esprit de la com­mu­ni­ca­tion de la Com­mis­sion sur le principe de pré­cau­tion, qui posi­tionne le principe au niveau de la ges­tion des risques et non au niveau de leur éval­u­a­tion. La ques­tion de la nature des con­nais­sances à pro­duire pour traiter des sit­u­a­tions d’incertitude ou d’ignorance n’est pas abor­dée et ne se dis­tingue pas de ce qui est fait dans un régime de préven­tion ; la seule inno­va­tion con­siste ici dans le car­ac­tère pro­gres­sif et réversible des mesures, au fur et à mesure que l’on obtient des infor­ma­tions sur l’OGM.

Libre choix

Organ­is­er de façon durable le plu­ral­isme technologique

Plus inno­vant est le volet con­cer­nant le libre choix, la traça­bil­ité, l’étiquetage et la coex­is­tence. Ce volet n’est pas une appli­ca­tion stricte du principe de pré­cau­tion, car la garantie du libre choix ne s’inscrit pas dans le reg­istre du droit à un envi­ron­nement sain mais dans celui du droit à l’information et au libre con­sen­te­ment. À cette fin, l’enjeu est d’organiser de façon durable le plu­ral­isme technologique.

Comme on le ver­ra ensuite, ce sec­ond volet rejoint le principe de pré­cau­tion en organ­isant la réversibil­ité des choix technologiques.

OGM, précaution et jeux stratégiques

Alors que la sus­pen­sion des autori­sa­tions d’OGM a pris fin en 2004, les prin­ci­paux pays agri­coles européens sont encore en 2012 – Espagne mise à part – dans un mora­toire de fait con­cer­nant la cul­ture des OGM. Que s’est-il passé ? Com­ment inter­préter cette sit­u­a­tion ? Quelle est l’influence du principe de pré­cau­tion dans cette affaire ?

Science contre politique ?

Ges­tion politique
Olivi­er Godard a fait une analyse dense de ce dossier en obser­vant que, dans la pra­tique, le principe de pré­cau­tion a eu un impact bien dif­férent de ce que l’on pou­vait en atten­dre. L’application du principe de pré­cau­tion a en réal­ité con­duit à une ges­tion poli­tique, sous l’influence des opposants aux OGM qui ont gag­né la bataille de l’opinion publique et s’imposent comme les pro­prié­taires du dossier.

Dans la longue saga des rap­ports tumultueux entre sci­ence et poli­tique, l’épisode du comité de pré­fig­u­ra­tion de la Haute Autorité est con­sid­éré comme l’exemple même de dérive liée au principe de pré­cau­tion. Ce comité fut con­sti­tué au lende­main du Grenelle de l’environnement afin de don­ner un avis sur le dossier du « MON 810 », un maïs résis­tant aux insectes. Le séna­teur Jean-François Legrand, prési­dent de ce comité, en présen­ta les con­clu­sions le 9 jan­vi­er 2008, faisant état de « faits sci­en­tifiques nou­veaux » et de « doutes sérieux » quant à l’innocuité du MON 810. Sur cette base, le gou­verne­ment acti­va la procé­dure de sus­pen­sion de l’autorisation de mise en cul­ture, procé­dure main­tenue en dépit des avis de l’AFSSA et de l’EFSA indi­quant que l’expertise du comité n’apportait aucun élé­ment probant de nature à remet­tre en cause les éval­u­a­tions antérieures.

Entre pressions et polémiques

La polémique qui s’engagea révéla qu’en réal­ité l’avis fai­sait état d’informations nou­velles, pas néces­saire­ment néga­tives (une des infor­ma­tions con­cer­nant la faible teneur en myco­tox­ines étant à l’avantage du MON 810), et aucune­ment de doutes sérieux. De plus, soumis à une pres­sion très forte, ce comité n’avait man­i­feste­ment pas eu le temps de tra­vailler sérieuse­ment, ce qui explique que l’une des infor­ma­tions nou­velles retenues (la tox­i­c­ité sur les lom­brics) s’appuie sur une base sci­en­tifique faible.

Désordres

Déci­sion politique
Comme l’indiquait le jour­nal Le Monde le 28 novem­bre 2011, le min­istre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, a assuré que le gou­verne­ment exam­in­erait « tous les moyens de ne pas cul­tiv­er le maïs Mon­san­to ». Il a déclaré que le gou­verne­ment restait « défa­vor­able » à cette cul­ture car « il reste encore trop d’incertitudes sur les con­séquences pour l’environnement ». On peut donc regret­ter que l’expertise sci­en­tifique (et avec elle la référence répétée à l’incertitude) soit instru­men­tal­isée pour jus­ti­fi­er une déci­sion qui, sur le fond, est de nature politique.

Après un recours con­tre la déci­sion de sus­pen­sion de l’autorisation et au terme de trois ans de procé­dure, la légal­ité de la sus­pen­sion est défini­tive­ment remise en cause par le Con­seil d’État. Celui-ci relève que le min­istre de l’Agriculture n’a pas apporté la preuve de l’existence d’un niveau de risque par­ti­c­ulière­ment élevé pour la san­té ou l’environnement, car l’avis du comité de pré­fig­u­ra­tion sur lequel il se fonde se borne à faire état d’interrogations. Les réac­tions des respon­s­ables poli­tiques con­fir­ment l’état de con­fu­sion dans lequel on se trouve.

Manipulations

Ce dévoiement résulte-t-il de l’application du principe de précaution ?

À toute nou­velle tech­nique est inévitable­ment asso­ciée une incer­ti­tude radicale

A pri­ori non, car les manip­u­la­tions dont l’expertise sci­en­tifique a en l’occurrence fait l’objet s’expliquent d’abord par les faibles marges de manœu­vre dont dis­pose le poli­tique dans le cadre régle­men­taire européen. La seule pos­si­bil­ité de s’opposer à une autori­sa­tion européenne sur le ter­ri­toire nation­al est d’activer la clause de sauve­g­arde. Or, pour ce faire, l’évaluation sci­en­tifique des risques con­stitue le point de pas­sage obligé car il est néces­saire d’établir « l’existence d’une sit­u­a­tion sus­cep­ti­ble de présen­ter un risque impor­tant met­tant en péril de façon man­i­feste la san­té humaine, la san­té ani­male ou l’environnement » (CJUE, Arrêt du 8 sep­tem­bre 2011).

Stigmatisation

En sec­onde analyse, on peut évidem­ment se deman­der si la dif­férence entre l’Europe et les États-Unis ne tient pas, au moins pour par­tie, au fait qu’ici nous avons con­sid­éré les OGM comme des entités nou­velles à con­trôler spé­ci­fique­ment quand là-bas ils ont été « invis­i­bil­isés ». La cristalli­sa­tion de l’opposition aux OGM doit en effet beau­coup à cette mise en vis­i­bil­ité qui a per­mis une stig­ma­ti­sa­tion. Mais il faut d’emblée ajouter que l’opposition ne s’explique pas prin­ci­pale­ment par la ques­tion des risques qui est pour­tant le seul motif qui puisse être invo­qué pour en restrein­dre l’utilisation. Et il faut ajouter que cette ges­tion de la nou­veauté s’inscrit dans une con­cep­tion pro­fondé­ment nou­velle de la maîtrise sociale des techniques.

La question de la réversibilité

Au fond, le principe de pré­cau­tion con­duit à pos­er deux prob­lèmes essen­tiels : le pre­mier con­cerne l’évaluation des risques elle-même ; le sec­ond la maîtrise sociale de la technique.

Con­cer­nant le pre­mier prob­lème, il con­vient de soulign­er qu’à toute nou­velle tech­nique est inévitable­ment asso­ciée une incer­ti­tude, au sens où l’on ne peut estimer des dan­gers que l’on ignore. Or, la démarche d’analyse des risques con­duit à réduire cette incer­ti­tude et à ne retenir que les dan­gers qui sont iden­ti­fi­ables et car­ac­téris­ables. Dans ce cadre, l’absence de preuve d’un risque ne peut être tenue comme la preuve de l’absence d’un risque1. L’évaluation des risques n’est val­able que dans un cadre cog­ni­tif néces­saire­ment lim­ité, et elle doit être révis­able avec le gain de connaissances.

« Ceci n’est pas une pipe »

René Magritte, 1927. © PHOTOTHÈQUE R. MAGRITTE

« Ceci n’est pas une pipe », indique le tableau de Magritte représen­tant une pipe. Tout comme un tableau, un mod­èle est une représen­ta­tion ; ce n’est pas la réal­ité. Il con­vient de ne pas réduire la réal­ité à la représen­ta­tion con­stru­ite dans une analyse de risque. Si le ren­verse­ment de la charge de la preuve n’est pas une solu­tion, il con­vient d’accorder la plus grande atten­tion aux hypothès­es encore non démon­trées, pourvu que celles-ci aient un degré de plau­si­bil­ité suffisant.

Une démarche adaptée

Il con­vient aus­si de dépass­er une logique binaire (innocuité ver­sus non-innocuité) et de retenir que la nou­velle tech­nique doit être con­sid­érée avec pru­dence, comme pou­vant recel­er un risque poten­tiel non encore démon­tré. Pour les OGM, c’est tout le sens des démarch­es de biovig­i­lance, de la mise en place de plans de sur­veil­lance, de la traça­bil­ité et des autori­sa­tions tem­po­raires. C’est aus­si tout le sens de la démarche de « décon­fine­ment » pro­gres­sive néces­saire pour acquérir la con­nais­sance sur les poten­tiels que peut révéler la tech­nique. Du point de vue du principe de pré­cau­tion, on ne peut que s’opposer aux actions qui remet­tent en cause cette démarche en détru­isant les essais de plantes trans­géniques, lorsque ceux-ci don­nent toutes les garanties néces­saires à un con­trôle strict des effets sur l’environnement et sur la san­té. Mais il est regret­table que l’étalon pour la prise de déci­sion en régime de pré­cau­tion reste une analyse clas­sique de risque. En lim­i­tant la pré­cau­tion à l’étape de la ges­tion, le droit européen n’incite pas à un tra­vail sérieux sur l’incertitude.

Accepter la coexistence

Le prob­lème de la maîtrise sociale de la tech­nique englobe celui du principe de pré­cau­tion. Il peut être raisonnable qu’une société s’oppose à une tech­nique même si celle-ci ne présente pas de risques graves (avérés ou poten­tiels) pour l’environnement ou pour la san­té. La nou­velle tech­nique peut être con­sid­érée comme entraî­nant des effets socio-économiques indésir­ables, elle peut avoir des impli­ca­tions morales, l’on peut crain­dre que cer­tains effets sec­ondaires soient pires que les pro­grès immédiats.

Débat cornélien

Le droit européen n’incite pas à un tra­vail sérieux sur l’incertitude

L’histoire des tech­niques révèle qu’en général les effets négat­ifs n’apparaissent qu’avec l’utilisation de la tech­nique et qu’alors il est impos­si­ble de revenir en arrière et de renon­cer à l’utilisation de la tech­nique. Ce prob­lème a été for­mulé dès 1980 par David Collingridge comme le « dilemme du con­trôle ». Collingridge con­sid­érait alors que, comme il est véri­ta­ble­ment impos­si­ble d’améliorer la prévis­i­bil­ité, la seule solu­tion con­siste dans l’organisation de la réversibil­ité sociale des engage­ments tech­nologiques. C’est l’enjeu de la coex­is­tence des OGM, des cul­tures con­ven­tion­nelles et des cul­tures biologiques. His­torique­ment, la coex­is­tence a été pen­sée comme une façon de s’accommoder d’une plu­ral­ité ren­due néces­saire compte tenu de désac­cords pro­fonds con­cer­nant les con­cep­tions de l’agriculture des dif­férents acteurs impliqués. Il est heureux qu’en œuvrant dans le sens d’un plu­ral­isme tech­nologique la coex­is­tence con­tribue aus­si à la réversibil­ité des choix tech­niques. Car c’est l’enjeu essen­tiel du point de vue de la maîtrise sociale de la technique.

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1.
Pour une illus­tra­tion, voir l’ar­ti­cle récent du jour­nal Le Monde au sujet des con­tro­ver­s­es sur les études de tox­i­colo­gie « Impact des OGM sur la san­té ani­male : le débat n’est tou­jours pas tranché » (Le Monde, 15/12/2011).

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