Trop de précautions nuisent-elles à la santé ?

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Maurice TUBIANA

Le prin­cipe de pré­cau­tion a été intro­duit en France par la loi Bar­nier en 1995, puis ins­crit dans la Consti­tu­tion en 2005.

REPÈRES
On attri­bue en géné­ral la pater­ni­té du prin­cipe de pré­cau­tion au phi­lo­sophe alle­mand Hans Jonas et à son ouvrage Prin­cipe Res­pon­sa­bi­li­té (1979), ins­pi­ré par le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té sus­ci­té par les bombes ato­miques tom­bées sur Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki. Celles-ci, causes de plus de 250 000 morts, avaient cepen­dant mis un terme à la guerre. Pour Jonas, la science a été res­pon­sable des armes de des­truc­tion mas­sive, des explo­sifs aux gaz asphyxiants et à l’atome. D’où l’idée de contrô­ler et maî­tri­ser la recherche scien­ti­fique afin d’éviter des recherches poten­tiel­le­ment nui­sibles. Il y a donc à l’origine du prin­cipe de pré­cau­tion une méfiance envers la science ; il y a aus­si des pro­blèmes concrets, notam­ment la pol­lu­tion des mers, par­ti­cu­liè­re­ment inquié­tante quand elle concerne des mers de petites dimen­sions, telles la mer Bal­tique et la mer du Nord.

La santé aussi

Ini­tia­le­ment, l’idée était répan­due que le prin­cipe de pré­cau­tion, des­ti­né à pro­té­ger l’environnement, ne s’appliquait pas à la méde­cine, fon­dée sur l’analyse des risques et des béné­fices. Mais, très vite, on consta­ta que la méde­cine serait concer­née. Ain­si, une per­sonne ayant pré­sen­té les symp­tômes d’une sclé­rose en plaques débu­tante, une quin­zaine de jours après une vac­ci­na­tion contre l’hépatite B, por­ta plainte, et le tri­bu­nal jugea en 1998 que cette mala­die pou­vait avoir été pro­vo­quée par la vaccination.

Un choix politique
Le pré­sident Chi­rac, qui espé­rait que le prin­cipe de pré­cau­tion rédui­rait la pol­lu­tion et ras­su­re­rait les Fran­çais, avait le choix entre deux modèles : l’un, celui du rap­port Kou­rils­ky-Viney, était fon­dé sur l’analyse des risques et des béné­fices des agents incri­mi­nés ; l’autre, radi­cal, ne pre­nait en compte que les risques et visait à ban­nir les pro­duits sus­cep­tibles d’en induire. C’est celui qui fut choi­si, même si, adop­té au XIXe siècle, il aurait empê­ché les pro­grès médi­caux de ce siècle et du XXe, qui tous impli­quaient des risques : les vac­ci­na­tions, l’anesthésie, les nou­veaux médi­ca­ments, la radio­lo­gie, etc.

Cet arrêt a été cas­sé par la Cour de cas­sa­tion en 2003, mais entre-temps il avait déclen­ché une tem­pête média­tique devant laquelle le gou­ver­ne­ment s’était incli­né : en 1998, la vac­ci­na­tion contre l’hépatite B dans les écoles fut défi­ni­ti­ve­ment inter­rom­pue. Cette déci­sion est le fruit du prin­cipe de pré­cau­tion, puisque le nombre de mala­dies cau­sées par la vac­ci­na­tion aurait été dans tous les cas infé­rieur au nombre de com­pli­ca­tions mor­telles de l’hépatite B évi­tées. Cette déci­sion a dis­cré­di­té la vac­ci­na­tion chez les Fran­çais. Alors que, dans les autres pays de l’Union euro­péenne, 85% des ado­les­cents sont vac­ci­nés, ce pour­cen­tage n’est que de 25 % en France, ce qui crée un excès de mor­ta­li­té d’environ 500 cas par an. De plus, bien qu’on ait mon­tré très vite que la vac­ci­na­tion n’était pas res­pon­sable de la sclé­rose en plaques, le minis­tère de la San­té n’a rien fait pour ras­su­rer et inci­ter les familles à faire vac­ci­ner leurs enfants.

Le prin­cipe de pré­cau­tion a été ins­crit dans la Consti­tu­tion en 2005

Cer­tains pensent que le prin­cipe de pré­cau­tion aurait empê­ché l’affaire du sang conta­mi­né au début de l’épidémie de sida. En fait, l’efficacité n’a été pos­sible que lorsque les décou­vertes scien­ti­fiques ont mis en évi­dence le rôle des virus et les méca­nismes de trans­mis­sion de la mala­die. Le prin­cipe de pré­cau­tion aurait pu accé­lé­rer les pro­cé­dures bureau­cra­tiques, mais le gain aurait été faible.

La recherche phar­ma­ceu­tique et celle des nou­velles tech­niques médi­cales sont aujourd’hui condi­tion­nées davan­tage par la recherche de l’innocuité que par celle de l’efficacité. Les bilans qui viennent d’être effec­tués ont mon­tré que le prin­cipe de pré­cau­tion radi­cal a accen­tué les peurs et les atti­tudes irrationnelles.

Quand la notion de preuve se renverse

Déci­sions irrationnelles
Dans l’affaire dite de la vache folle, on a inter­dit les farines ani­males au lieu de chan­ger leur mode de fabri­ca­tion, ce qui aurait été aus­si effi­cace et moins coû­teux. Pour ras­su­rer le public, le gou­ver­ne­ment a déci­dé d’abattre toutes les bêtes d’un trou­peau, même de 1000 à 1500 bêtes, quand une seule était atteinte, mesure coû­teuse que la France a été le seul pays au monde à adop­ter et qui a inquié­té au lieu de ras­su­rer. L’erreur bénigne d’un maga­sin Car­re­four met­tant en vente la viande d’un bœuf sain mais ayant appar­te­nu à un trou­peau condam­né (ce qui aurait été légal dans tous les autres pays) a déclen­ché une mévente qua­si totale de la viande pen­dant plu­sieurs semaines.

On espé­rait un pro­grès sani­taire grâce à l’amélioration de l’environnement et à l’exclusion des agents dan­ge­reux, mais il n’a pas été déce­lé. Les juge­ments des tri­bu­naux, par exemple sur les OGM ou les antennes relais pour télé­phones por­tables, ne tiennent aucun compte des don­nées scien­ti­fiques et ont inver­sé la notion de preuve. Autre­fois, les plai­gnants devaient appor­ter des argu­ments en faveur de la noci­vi­té du pro­duit incri­mi­né, aujourd’hui on demande à ceux qui fabriquent le pro­duit incri­mi­né de prou­ver l’absence de risque dans toutes les éven­tua­li­tés, ce qui est géné­ra­le­ment impos­sible : on accroît donc l’inquiétude et on han­di­cape l’innovation. Le texte du prin­cipe de pré­cau­tion insiste sur le carac­tère pro­vi­soire des déci­sions prises en son nom afin de tenir compte de l’accroissement des connais­sances. En fait, l’expérience (hépa­tite B et ESB) montre que les régle­men­ta­tions n’ont pas évo­lué en fonc­tion du pro­grès des connaissances.

Psychose du risque

Le prin­cipe de pré­cau­tion a accru les réti­cences envers la science

Mais le plus grave est que le prin­cipe de pré­cau­tion a accru les réti­cences envers la science et les pro­grès tech­niques. Il a favo­ri­sé les croyances irra­tion­nelles (par exemple, au sujet des régimes ali­men­taires) et la renais­sance de mythes rous­seauistes : la nature est bonne, ce sont la civi­li­sa­tion et la socié­té qui sont mau­vaises. Le prin­cipe de pré­cau­tion a engen­dré une véri­table psy­chose du risque. Or, comme l’a mon­tré U. Beck, l’invocation per­ma­nente des risques désta­bi­lise une socié­té. Dans la lutte contre l’épidémie de grippe, le catas­tro­phisme a entraî­né des com­mandes mas­sives de vac­cin avant que l’on puisse tenir compte de l’absence d’épidémie en Amé­rique du Sud pen­dant l’hiver aus­tral, puis ulté­rieu­re­ment la crainte de la vac­ci­na­tion à cause de ses risques puta­tifs a nui à la cam­pagne de vaccination.

La science contre l’irrationnel

Nuage de cendres
La ges­tion de la crise pro­vo­quée par le nuage de cendres du vol­can islan­dais Grim­svötn est plus inquié­tante encore. La simple évo­ca­tion des risques pro­vo­qués par ce nuage a fait inter­dire les vols, réflexe carac­té­ris­tique du prin­cipe de pré­cau­tion. Or, un risque s’étudie, se mesure, on cherche com­ment le réduire. Heu­reu­se­ment, les com­pa­gnies d’aviation ont effec­tué des vols expé­ri­men­taux sur les­quels on a bâti une stra­té­gie, mais plu­sieurs États auraient dû le faire dès les pre­mières heures. Fas­ci­nés par l’évocation d’un risque, ils n’ont rien fait.

Il faut se libé­rer de l’irrationalité et reve­nir à la concep­tion ini­tiale du prin­cipe de pré­cau­tion, lut­ter contre les risques graves mena­çant l’environnement sans attendre une cer­ti­tude scien­ti­fique mais en uti­li­sant la science à la fois pour esti­mer la plau­si­bi­li­té des risques et pro­po­ser des solu­tions. Il y a à l’origine du prin­cipe de pré­cau­tion à la fois une atti­tude ration­nelle (il est logique de vou­loir inter­ve­nir pré­co­ce­ment devant un risque plau­sible) et une pos­si­bi­li­té de dérive irra­tion­nelle si on lutte contre un risque peu plau­sible, en pri­mant des mesures qui inquiètent sans appor­ter de bénéfices.

Dérives

Il serait, hélas, facile de mul­ti­plier les exemples de dérives dues à des déci­sions non fon­dées ration­nel­le­ment et au fait qu’on se méfie de la science, comme l’ont fait les magis­trats à pro­pos des OGM en relaxant ceux qui avaient fau­ché le maïs trans­gé­nique « à cause de ses risques ». L’arrêt ignore déli­bé­ré­ment les don­nées scien­ti­fiques et les avan­tages indis­cu­tables de cette varié­té de maïs, puisqu’elle a un meilleur ren­de­ment et per­met de réduire l’usage des insec­ti­cides. Les arrêts des tri­bu­naux à pro­pos des antennes relais ou des expo­si­tions à des champs élec­tro­ma­gné­tiques sont encore plus inquié­tants, car ils n’ont tenu aucun compte des nom­breux rap­ports scien­ti­fiques mon­trant leur innocuité.

Responsabilité des magistrats

Les magis­trats ont la res­pon­sa­bi­li­té de mettre en œuvre le prin­cipe de pré­cau­tion, ils l’ont fait dans plu­sieurs cas, en fai­sant plus confiance aux thèses éco­lo­giques sans fon­de­ment fac­tuel qu’aux rap­ports scien­ti­fiques. Certes, dira-t- on, ces juge­ments ne deviennent défi­ni­tifs qu’après arrêt de la Cour de cas­sa­tion : mais l’expérience montre que cela peut prendre de longues années pen­dant les­quelles l’arrêt reste valable.

Des mesures proportionnelles

Erreurs coû­teuses
On peut, hélas, citer de nom­breux exemples d’attitudes irra­tion­nelles, tel l’arrêt de la vac­ci­na­tion contre l’hépatite B à cause du risque de sclé­rose en plaques qui n’était pas plau­sible. Ce qu’une enquête aurait pu rapi­de­ment mon­trer. Dans la mala­die de la vache folle, le sacri­fice de toutes les bêtes d’un trou­peau, quand une seule d’entre elles avait eu une encé­pha­lo­pa­thie spon­gi­forme n’avait aucune jus­ti­fi­ca­tion scien­ti­fique, cette déci­sion était très coû­teuse finan­ciè­re­ment et sen­ti­men­ta­le­ment ; nous sommes le seul pays à l’avoir prise. Même en Grande-Bre­tagne, où l’épidémie était beau­coup plus sévère, cette idée n’a pas été envisagée.

Un autre pro­blème majeur est que les dis­po­si­tions fon­da­men­tales du texte consti­tu­tion­nel ne sont pas mises en œuvre. Ce texte pré­voit que les mesures doivent être pro­por­tion­nelles, donc tenant compte de la gran­deur et de la plau­si­bi­li­té du risque. Cela exige une ana­lyse scien­ti­fique qui n’est jamais faite et ne pour­rait l’être que par une ins­tance scien­ti­fique qui n’existe pas. De plus, la mesure devrait être pro­vi­soire, il fau­drait donc qu’une ins­tance scien­ti­fique suive l’évolution des connais­sances. Cela n’a jamais été fait. Ain­si, bien que l’arrêt de la vac­ci­na­tion contre l’hépatite B ait été moti­vé par le risque de sclé­rose en plaques, quand ce risque s’est révé­lé inexis­tant, la vac­ci­na­tion dans les écoles n’a pas repris. Il serait indis­pen­sable pour res­pec­ter l’esprit du texte consti­tu­tion­nel qu’un comi­té scien­ti­fique ana­lyse la plau­si­bi­li­té du risque et sa gran­deur, puis suive l’évolution des connais­sances. Les conclu­sions des études de ce comi­té devraient être por­tées à la connais­sance des magis­trats qui seraient libres d’en tenir compte ou non, mais dans ce der­nier cas ils devraient expli­ci­ter pourquoi.

Confusion

Les dis­po­si­tions du texte consti­tu­tion­nel ne sont pas mises en œuvre

La situa­tion actuelle qui conduit des tri­bu­naux, face au même pro­blème, par exemple les antennes relais, à prendre des posi­tions oppo­sées, entre­tient la confu­sion. Ce comi­té ne devrait être com­po­sé que de scien­ti­fiques dont la com­pé­tence serait attes­tée par des publi­ca­tions dans des revues scien­ti­fiques avec comi­té de lec­ture et devrait bien dis­tin­guer les risques avé­rés et les risques res­sen­tis. Ces der­niers pour­raient être ana­ly­sés, mais par un autre comi­té car ce ne sont pas les mêmes experts qui sont com­pé­tents dans les deux cas. La confu­sion actuelle et l’incohérence des arrêts des tri­bu­naux sont graves. La Consti­tu­tion donne aux magis­trats des res­pon­sa­bi­li­tés énormes sans indi­quer com­ment ils peuvent faire face ; il en résulte inco­hé­rence et confu­sion. Il est urgent d’y remé­dier et de créer une ins­tance scien­ti­fique capable de don­ner au prin­cipe de pré­cau­tion les bases scien­ti­fiques dont il béné­fi­cie dans la plu­part des pays.

Commentaire

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jean-danielrépondre
9 mars 2012 à 11 h 42 min

Ton article

Une seule chose. Croire que faire un gou­ver­ne­ment par les savants ou les « sachants » résou­dra le pro­blème est une pure vue de l’es­prit. Tout expert va être contre­dit et par un autre expert « prix Nobel » qui aura une autre ana­lyse. Il faut orga­ni­ser la confron­ta­tion des points de vue et donc la « démo­cra­tie » plu­tôt que le recours aux savants. Pas d’ins­tance scien­ti­fique supplémentaire.

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