Un homme de notre siècle

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°559 Novembre 2000Par : Jacques LESOURNE (48)Rédacteur : Jean-Claude MILLERON (58)

On attend générale­ment au début d’une analyse cri­tique que soit spé­ci­fié en peu de mots le “ genre lit­téraire ” auquel s’apparente l’ouvrage exam­iné. Je n’ai guère trou­vé mieux que “ his­toire d’une per­son­ne ”, traduisant mal­adroite­ment le titre de l’ouvrage récent de Kather­ine Gra­ham Per­son­al His­to­ry.

Ce dernier ouvrage fut un best­seller de la fin des années qua­tre-vingt-dix, prix Pulitzer, ouvrage salué par l’ensemble de la cri­tique comme sincère, émou­vant, cap­ti­vant, écrit par une per­son­ne qui, l’on s’en sou­vient, a joué un rôle impor­tant dans la vie poli­tique améri­caine, notam­ment en dirigeant le Wash­ing­ton Post dans une péri­ode tour­men­tée et riche en événements.

La com­para­i­son des deux ouvrages est frap­pante : même pari courageux de s’exprimer sans détour aus­si bien sur la vie famil­iale que sur la vie intel­lectuelle et pro­fes­sion­nelle, même for­mat, plus de six cents pages dans les deux cas, même remar­quable effort d’introspection. Quand on sait qu’il s’agit de deux per­son­nes ayant dirigé deux impor­tants organes de presse devenus des insti­tu­tions (Le Monde et le Wash­ing­ton Post), on ne peut que souhaiter le même suc­cès à Un homme de notre siè­cle qu’à Per­son­al His­to­ry.

À vrai dire, le pari de Jacques Lesourne est osé. Certes, comme il l’indique, ses “ divers­es vies, pro­fes­sion­nelle, famil­iale, publique, intel­lectuelle, furent aus­si enlacées que les brins d’une corde de chan­vre ”. C’est une voie dif­fi­cile et exigeante qu’il a prise “ en accep­tant d’évoquer vie con­ju­gale et famil­iale, mais avec l’éclairage d’une lumière dif­fuse, suff­isante pour con­serv­er l’intégrité de l’être, trop faible pour révéler les détails d’une intim­ité que rien n’oblige à dévoil­er ”. À cet égard, la com­para­i­son avec Per­son­al His­to­ry reste frap­pante, Kather­ine Gra­ham faisant état des mêmes exi­gences et des mêmes scrupules.

Ce choix, on le com­prend, cor­re­spond aux attentes de la jeune généra­tion : “ J’espère que ces mots, souhaités par mes enfants, réson­neront dans le silence de leur lec­ture, comme des pas sur le sol d’une église. ” Des esprits cha­grins s’indigneront peut-être que la sec­tion inti­t­ulée “ Odile (Madame Jacques Lesourne), Cather­ine et Jus­tine (ses deux filles) ” se retrou­ve en sand­wich entre deux autres inti­t­ulées pour l’une “ La SEMA, rue La Boétie ” et pour l’autre “ Les insti­tu­tions de la Cinquième ”. Mais, c’est la loi d’un genre dif­fi­cile, qui veut cela, et ce rac­cour­ci mon­tre bien dans quel esprit l’ouvrage a été conçu.

Ces mots sans doute n’ont pas été écrits seule­ment pour les proches de l’auteur. Pour les plus anciens par­mi les lecteurs, ils évo­quent un monde oublié, qui paraît aujourd’hui loin­tain. Rap­pelez-vous, mes cama­rades, le temps des découpages et du Mec­ca­no ; sou­venez-vous des séances de ciné­ma de quarti­er et de l’émerveillement devant les œuvres de Pag­nol et Sacha Gui­t­ry. Et pour les plus jeunes, il y a dans les sou­venirs de Jacques Lesourne comme une invi­ta­tion à décou­vrir un monde révolu, bien loin des jou­ets élec­tron­iques et des pos­si­bil­ités aujourd’hui ouvertes à la Jet Society.

Mais bien au-delà de l’anecdote, cette “ per­son­al his­to­ry ” nous touche parce qu’elle fait écho à l’histoire de cha­cun d’entre nous. Non seule­ment comme des pas sur le sol d’une église, mais comme les échos d’un morceau d’orgue dans une cathé­drale. J’ai été plus qu’ému à la lec­ture du réc­it de la mort du grand-père de Jacques ; mon grand-père aus­si a vécu à la mai­son et sa mort m’a mar­qué. J’ai fré­mi en décou­vrant la rela­tion à une mère, forte per­son­nal­ité, de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte ; pour moi aus­si ce fut par­fois dif­fi­cile. J’ai été touché par ce qui est dit – avec com­bi­en de pudeur – de l’amitié avec Georges Besse, peut-être sim­ple­ment parce qu’il s’agissait d’une grande fig­ure de notre temps.

Der­rière ces pages se pro­file sou­vent une réflex­ion sur la mort. Le point d’orgue est un acte d’agnosticisme non ambigu dans les dernières lignes de l’ouvrage. Ce n’est pour­tant pas le point final : la dernière phrase situe nos vies indi­vidu­elles dans la per­spec­tive plus longue d’une con­ti­nu­ité de nos ascen­dants à nos enfants et aux enfants de nos enfants.

Car l’histoire, la per­spec­tive his­torique, tient une place con­sid­érable dans la vie de Jacques Lesourne. Une His­toire dans laque­lle se situent nos his­toires per­son­nelles. Une cul­ture his­torique impres­sion­nante transparaît au détour de bien des pages. Une cul­ture qui appelle certes une bonne con­nais­sance des faits, mais qui n’exclut pas les posi­tions de syn­thèse, dans une per­spec­tive plus human­iste (Grous­set, Toyn­bee) qu’idéologique (Marx ou même Braudel).

Lecteur atten­tif de Sauvy, Lesourne nous donne par exem­ple une vision péné­trante de la France entre les deux guer­res qui aide à com­pren­dre bien des mal­heurs d’aujourd’hui. Une con­cep­tion de l’histoire où l’on refuse a pri­ori de con­sid­ér­er une tranche de vie comme achevée. C’est là que le prospec­tiviste mon­tre le bout de l’oreille comme dans cette attaque vio­lente et un peu sibylline à la relec­ture de Guerre et Paix : “Une fresque sociale superbe au ser­vice d’un mod­èle his­torique de qua­tre sous. Tol­stoï est tombé dans le piège : à qui refuse la prospec­tive, le passé sem­ble écrit d’avance puisqu’on ne peut en par­ler qu’après. ” De quoi faire planch­er les can­di­dats au bac­calau­réat de philoso­phie de l’an prochain !

Dans cette his­toire avec un grand “H”, la vie pro­fes­sion­nelle de Jacques Lesourne est riche de rebondisse­ments et d’enseignements.

D’abord l’École poly­tech­nique et le corps des Mines. Un régal, mes cama­rades ! La vie à l’École dans l’immédiat après-guerre, la pre­mière pro­mo­tion à béné­fici­er des nou­veaux “ caserts ”, les pre­mières armes au sein d’un corps des Mines qui n’a guère évolué, l’émerveillement de l’auteur qui décou­vre un bon bout des États-Unis et un petit morceau du Japon. À ce stade, je n’ai qu’un con­seil : lisez et prenez votre plaisir.

La sec­onde phase c’est la SEMA. Avec un envi­ron­nement intel­lectuel “ tiré ” dans le domaine économique par quelques anciens de grand tal­ent : Allais, Boi­teux, Massé et quelques autres. La révo­lu­tion néo­clas­sique com­mence lente­ment à faire son chemin dans notre pays. C’est l’âge d’or du “ cal­cul économique ”, avec tous les espoirs que cer­tains met­taient en lui.

Jacques Lesourne a le courage d’écrire sur un des sujets les plus dif­fi­ciles : les aspects dis­trib­u­tifs des choix économiques, un “ vrai sujet ”, dont on n’a pas fini de par­ler. La SEMA s’étend, s’ouvre à l’international ; le vocab­u­laire mil­i­taire du jeune Directeur général con­quérant sur­prend quand il s’agit du développe­ment du groupe en Bel­gique, en Espagne, au Roy­aume-Uni ou en Ital­ie, mais il y a sans doute eu du Bona­parte dans le jeune Jacques Lesourne.

Puis, la phase de crise, les grandes manœu­vres mis­érables des états-majors devant une néces­saire restruc­tura­tion. Plutôt que rester en sit­u­a­tion de canard boi­teux, Jacques Lesourne amorce le pre­mier grand virage de sa car­rière et revient vers l’étude économique et la recherche.

C’est une chance pour le Con­ser­va­toire nation­al des arts et métiers que Jacques Lesourne se trou­ve libre. À plus de cinquante ans, il met sur pied un enseigne­ment et s’engage dans divers­es dimen­sions de la recherche économique, dont la prospec­tive (une sorte de ren­dezvous avec l’histoire). Lorsque le Secré­taire général de l’OCDE doit – sous la pres­sion japon­aise – lancer un pro­jet glob­al de prospec­tive mon­di­ale, le pro­jet Inter­futurs, Jacques Lesourne est l’homme de la sit­u­a­tion. Avec une petite équipe, il s’impose et sous sa direc­tion émerge une étude qui restera pen­dant plus de dix ans une référence essentielle.

La qua­trième étape cor­re­spond à l’acceptation d’un nou­veau chal­lenge à soix­ante-deux ans à la tête du Monde. Le sen­ti­ment de jouer dans la cour des grands avec un accès direct au niveau des dirigeants de ce monde. En même temps la ges­tion déli­cate d’un grand jour­nal qui n’a pas encore bien réal­isé que la phase de vach­es grass­es est révolue et qu’il con­vient de procéder à des ajuste­ments dif­fi­ciles dans un envi­ron­nement qui a changé très vite.

Jacques Lesourne aime ce méti­er, sa répu­ta­tion d’exigence et d’intégrité s’y trou­ve con­fir­mée et il transparaît à chaque ligne qu’il y est heureux. La fin de cette his­toire vaut d’être lue avec atten­tion pour com­pren­dre com­ment les hommes à l’indépendance d’esprit affir­mée sont plus que les autres con­fron­tés à des coali­tions médiocres qui finale­ment por­tent atteinte aux insti­tu­tions les plus prestigieuses.

Le lecteur l’aura com­pris : c’est un ouvrage impor­tant, voire impres­sion­nant, dont Jacques Lesourne nous fait aujourd’hui le cadeau. Le texte en est tou­jours intéres­sant, sou­vent pro­fond, par­fois émouvant.

Il faut dire que, comme beau­coup de majors de l’X, notre auteur a une excel­lente plume. Le style est pré­cis, le choix des mots sub­til sans jamais tourn­er à la pédan­terie, le trait par­fois foudroy­ant quand il s’agit d’estoquer. La descrip­tion est métic­uleuse et pré­cise : les apparte­ments de sa jeunesse et d’après, les paysages qu’il a con­tem­plés ou devant lesquels il aimait à écrire, mais surtout les portraits.

L’art du por­trait est dif­fi­cile. Jacques Lesourne parvient à con­serv­er aus­si longtemps que pos­si­ble l’a pri­ori favor­able à l’égard de son sujet, mais par­fois, surtout lorsque le por­trait fait suite à une ren­con­tre en chair et en os, il atteint un niveau d’indignation qui ne peut être totale­ment endigué, et lorsque les digues se rompent, le trait de plume peut tuer. C’est un art très dif­fi­cile que maîtrisent peu de jour­nal­istes ou d’hommes de plume. Jacques Lesourne y excelle sou­vent et, au fil des lignes, se pro­file par­fois l’ombre de grands prédécesseurs, tel Vians­son- Ponté.

Dans ses derniers chapitres, l’ouvrage ren­ferme quelques pépites sur la vieil­lesse avec une réflex­ion faite de sagesse et de sérénité. Peut-être aus­si un appel à une autre forme d’amour. Mais Jacques Lesourne est beau­coup trop réservé pour nous le dire sans détour.

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