Un combattant dans la jungle des affaires

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°625 Mai 2007Par : Gilles COSSON (57)Rédacteur : Erik EGNELL (57)

Auteur pro­téi­forme, Gilles Cos­son nous entraîne d’un livre à l’autre des pures alti­tudes du monde spi­ri­tuel aux pro­fon­deurs démo­niaques de celui des affaires. Il se meut dans les deux avec une égale aisance, fami­lier des anges comme de Satan, hier fai­sant ses prières au Dieu loin­tain qu’il entre­voit dans l’harmonie de l’Univers, aujourd’hui déco­chant ses sar­casmes à d’entreprenants ter­riens qu’il connaît bien pour les avoir long­temps fré­quen­tés, déployant dans l’un et l’autre exer­cice la même atta­chante inten­si­té et sincérité.

Le « Com­bat­tant » qu’il nous pré­sente cette fois, Ber­trand Ducel­lier, magnat de la grande dis­tri­bu­tion, enga­gé dans une OPA sur une grande banque fran­çaise, n’est pas tendre pour les acteurs du milieu où il livre ses batailles. Voi­ci d’abord les membres du conseil de son hol­ding de contrôle :

« Tous ces anciens mana­gers sont tel­le­ment convain­cus de leur impor­tance qu’ils finissent par prendre leur absence de rôle au sérieux. Vous leur confiez une étude bidon sur n’importe quoi et ils vous la rendent comme s’il s’agissait d’une Ency­clique… Il faut les voir prendre pos­ses­sion de leurs fau­teuils : on dirait que leurs pos­té­rieurs sont cotés à Wall Street… »

Le ton est don­né. Vient le tour des hauts fonc­tion­naires : « Chez les hauts fonc­tion­naires, tout est dans le ton : ses membres peuvent gas­piller l’argent de la Répu­blique, abu­ser des passe-droits, confondre l’essentiel et l’accessoire, on leur par­don­ne­ra tout, mais pas de déro­ger à des règles de forme. Un sub­stan­tif mal choi­si, un adjec­tif mal pla­cé, et voi­là une répu­ta­tion fichue ! Comme autre­fois dans la vieille Chine, il s’agit avant tout de ne pas s’écarter des conve­nances impé­riales. »

Seuls échappent dans une cer­taine mesure à l’ironie du nar­ra­teur ses asso­ciés, les par­te­naires dont il a besoin – cer­tains sont exo­tiques, mon­dia­li­sa­tion exige – et aus­si Alain « Ingé­nieur des Mines, membre de plein droit de l’establishment, habi­tué des grandes affaires inter­na­tio­nales… c’est un homme qui aime le risque. Bref, un type sérieux… »

Com­bien se recon­naî­tront dans ces por­traits au vitriol ? Beau­coup par­mi les lec­teurs appar­te­nant aux caté­go­ries visées auront sans doute à l’esprit le mot de Tal­ley­rand : Tout ce qui est exces­sif est insi­gni­fiant. On note­ra que si Ber­trand Ducel­lier égra­tigne les énarques, il est dis­cret sur les poly­tech­ni­ciens (pour­tant l’ingénieur des Mines lui réser­ve­ra des sur­prises). Son leit­mo­tiv reste que l’État est le centre de toutes les vanités.

Voi­là, c’est par­ti : jets pri­vés, entre­tiens feu­trés, contacts au plus haut niveau de l’État, conseils d’administration et des ministres, clubs de réflexion, dîners en ville, dignes épouses, belles cour­ti­sanes, ser­vices secrets, enlè­ve­ment, agence de détec­tives, contre-OPA et sur­en­chère, fon­da­men­ta­lisme isla­mique et Mos­sad, mafia, pou­pée et autres pro­duits russes, règle­ments de comptes au som­met, tableaux de maîtres et romans por­no, j’en passe, et des meilleurs. Tout se com­plique… et s’explique, à la fin de ce polar de haut vol.

Une fin arri­vée trop vite à mon goût. J’aurais aimé cent pages de plus, péné­trer les moti­va­tions secrètes de Ducel­lier, savoir com­ment il en est arri­vé à cette hargne contre son envi­ron­ne­ment, par­ta­ger ses réflexions devant les déve­lop­pe­ments impré­vus de son ini­tia­tive, com­prendre mieux son achar­ne­ment à pour­suivre une opé­ra­tion ris­quée, avoir le temps de vivre plus inti­me­ment avec lui, le sen­tir par­fois hési­ter au plus secret de lui-même… Mais Ducel­lier n’hésite pas, il agit. Nous devons attendre les der­nières pages pour appré­cier plei­ne­ment le per­son­nage, et c’est alors tout l’art de son créa­teur de lui avoir confé­ré une fas­ci­nante ambiguïté.

Le « Com­bat­tant » est donc bien un « Héros de notre temps », pour reprendre le titre du roman culte de Ler­mon­tov, qui se déroule en des lieux et à une époque bien dif­fé­rents. Plus que Pet­cho­rine, un médiocre séduc­teur, à qui l’appellation s’applique iro­ni­que­ment, Ducel­lier, mal­gré ses com­men­taires grin­çants – mais dans le cadre de cette fic­tion lar­ge­ment jus­ti­fiée par les faits et méfaits qui nous sont racon­tés – sur les mœurs de notre com­plexe poli­ti­co-indus­triel, me semble bien méri­ter cette qualification.

Chas­sez le natu­rel, il revient au galop. Gilles Cos­son n’a pas résis­té à la ten­ta­tion de réin­tro­duire la méta­phy­sique dans une intrigue vio­lem­ment tem­po­relle. L’associé chi­nois de son grand capi­ta­liste, fai­sant fonc­tion de sage de ser­vice, met en garde l’Occident (auquel il rat­tache l’Orient proche) contre l’antagonisme sui­ci­daire de ses reli­gions révé­lées. Seul Confu­cius sau­ra tirer son épingle du jeu. Notre cas n’est pour­tant pas abso­lu­ment déses­pé­ré : « Je crois qu’il vous reste une chance si vous débar­ras­sez vos mono­théismes de leurs pré­ten­tions à la per­fec­tion. Croyez en un Dieu unique, c’est une voie esti­mable. Mais admet­tez vos fai­blesses, et ces­sez de vou­loir conver­tir le monde à vos idées ! »

Dans un « Point de vue de l’auteur », qui méri­te­rait d’être cité in exten­so, Gilles Cos­son nous livre sa propre conclu­sion : « Que la catas­trophe menace un monde livré à l’appétit de ce genre de pré­da­teurs ne fait pas de doute comme l’urgence pour l’humanité de reve­nir à un code de conduite plus rai­son­nable… Seul le retour à la pri­mau­té du spi­ri­tuel et le dépas­se­ment de doc­trines reli­gieuses obso­lètes peuvent per­mettre d’éviter la catas­trophe qui se pro­file sous nos yeux. »

Voi­là une bien sévère leçon, Gilles, tirée de ta réjouis­sante fable !

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