Vérités sur les 35 heures

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°583 Mars 2003Par : Jean BOUNINE (44)Rédacteur : Gérard de LIGNY (43)

Quand Jean Bou­nine a annon­cé la sor­tie de son livre sur les “35 heures”, cer­tains d’entre nous lui ont dit : “Tu retardes. Aujourd’hui les jeux sont faits ! C’est con­sid­éré comme une “con­quête sociale” sur laque­lle on ne revien­dra pas ; et puis, il faut le recon­naître, ça va dans le sens de l’histoire. ”

Mais d’autres – dont je suis – ont for­mulé un avis inverse qui tient en 3 arguments :

1) Au temps des dis­cus­sions sur les pro­jets de loi Aubry, les débat­teurs n’ont énon­cé sur les con­séquences de cette loi en ges­ta­tion que des pronos­tics : les uns euphoriques, les autres cat­a­strophiques, en tout cas tous incer­tains. Or, aujourd’hui on peut apporter des faits cer­tains, car les pre­mières con­séquences sont arrivées. J. Bou­nine cite 21 témoignages de chefs d’entreprise, qui ne sont pas des grincheux chroniques et dont cer­tains ont même trou­vé intérêt à regarder de plus près leur organ­i­sa­tion interne à l’occasion de la RTT. Ils racon­tent sim­ple­ment ce qu’ils ont vécu et con­tin­u­ent à vivre.

2) En fait de con­quête sociale, la loi des 35 heures est ressen­tie par la majorité des ouvri­ers et employés comme un pla­fon­nement dras­tique des heures sup­plé­men­taires dont ils ont besoin pour rem­bours­er leurs crédits ; pour d’autres, c’est un ser­rage de vis qui a rac­cour­ci les paus­es café et accéléré les cadences.

3) Dans le sens de l’histoire, les 35 heures ? Dans moins de dix ans, cha­cun sait que l’évolution démo­graphique oblig­era la pop­u­la­tion active à tra­vailler net­te­ment plus.

faire demi-tour que Jean Bou­nine a écrit son livre : il est plutôt en avance qu’en retard.

Curieuse­ment, les chefs d’entreprise qu’il a inter­viewés ne se plaig­nent pas beau­coup de l’accroissement immé­di­at de leurs prix de revient. C’est peut-être pour ne pas paraître grippe-sous, mais cela leur paraît sec­ondaire par rap­port à la détéri­o­ra­tion du cli­mat de leur entre­prise, sur deux points très sensibles :

a) La polar­i­sa­tion sur la durée du tra­vail alors que ce qui compte aujourd’hui, surtout dans les activ­ités de ser­vices, c’est le résul­tat du tra­vail. Le salarié n’est plus un pousseur de brou­ette, payé au temps passé, mais un “ chargé de mis­sion ” dont on attend le max­i­mum d’esprit créatif. C’est ce qui fait dire à Michel Hervé, chef d’entreprise et ancien député social­iste : “ Je crains que les 35 heures procè­dent d’une logique périmée. ”

b) La déval­ori­sa­tion du tra­vail par rap­port au loisir, surtout chez les cadres, est le deux­ième grand souci. Bou­nine cite Bernard Kouch­n­er déclarant au Parisien en juil­let dernier : “ Per­son­ne n’a jamais défendu devant moi les 35 heures, sauf des cadres supérieurs qui en étaient, eux, très heureux ”… car ceux-ci ont les moyens de bien employ­er leurs qua­tre semaines de loisir sup­plé­men­taires en y con­sacrant le meilleur de leur créa­tiv­ité. L’énergie dépen­sée dans le tra­vail s’en ressent.

Out­re les témoignages des 21 chefs d’entreprise ren­con­trés qui, je le répète, ne s’enferment pas dans la sim­ple com­plainte, mais expliquent plutôt com­ment “ ils s’en sont tirés ” (cha­cun à sa façon), l’auteur con­sacre une trentaine de très bonnes pages à “ ce qui se voit ” et “ ce qui ne se voit pas ” (ou pas encore) dans les effets des 35 heures. Ce qui se voit incite à l’optimisme : “ Les dif­fi­cultés sont pas­sagères ”, “ Tout s’arrangera avec quelques assou­plisse­ments ”, “ L’esprit d’entreprise repren­dra le dessus. ”

Ce qui ne se voit pas, Bou­nine le voit et le fait voir : ce qui ne le rend pas pes­simiste mais com­bat­if. Les Français, dit-il en sub­stance, ne sont pas des imbé­ciles, ils com­pren­nent déjà – comme les com­mu­nistes en 1946 – qu’il va fal­loir “ retrouss­er les manch­es ”, et lâch­er les rênes à ceux qui ont envie d’entreprendre. Dès les pre­miers signes de recul de l’économie française, l’usine à gaz des 35 heures sera déman­telée. On réalis­era qu’au lieu d’apporter les 400 000 emplois annon­cés, elle en a apporté au mieux 40 000 dans le secteur privé, pour un coût total à la charge des con­tribuables de 10 mil­liards d’euros. Ça ne tien­dra pas.

François Dalle a don­né à l’ouvrage une pré­face sub­stantielle, forte­ment inspirée par la vaste étude sur la résorp­tion du chô­mage qu’il a con­duite, avec Bou­nine en 1986, à la demande du chef de l’État. Dans cette pré­face, il explique claire­ment com­ment les gou­ver­nants sont passés à côté des solu­tions pré­con­isées dans cette étude et ont échoué lam­en­ta­ble­ment sur la plage des 35 heures. Mais pour lui, comme pour Jean Bou­nine, rien n’est défini­tive­ment per­du : la loi des 35 heures est réversible

Poster un commentaire