Portrait de Thomas Jefferson

Thomas Jefferson et l’École polytechnique : à la recherche des chaînons manquants

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998
Par Robert RANQUET (72)

A lire cette réflex­ion, très “Siè­cle des lumières”, de Thomas Jef­fer­son sur l’in­flu­ence de l’évo­lu­tion des sci­ences sur l’éveil des idées révo­lu­tion­naires en Europe, on com­prend la pro­fonde sym­pa­thie intel­lectuelle qui a pu lier le jeune ambas­sadeur des États-Unis aux milieux poli­tiques et sci­en­tifiques parisiens les plus avancés de son époque. La créa­tion de l’É­cole poly­tech­nique fut la con­créti­sa­tion la plus exem­plaire de cet esprit de révo­lu­tion par et pour la sci­ence. On sait par ailleurs le rôle de Thomas Jef­fer­son dans l’étab­lisse­ment de ces insti­tu­tions d’é­d­u­ca­tion améri­caines pres­tigieuses que sont l’a­cadémie mil­i­taire de West Point et l’u­ni­ver­sité de Vir­ginie à Charlottesville. 

Dès lors, la ques­tion se pose : y a‑t-il un lien, direct ou indi­rect, entre l’É­cole poly­tech­nique et Jef­fer­son ? Certes, Jef­fer­son était déjà de retour depuis cinq ans aux États-Unis quand la Con­ven­tion créait Poly­tech­nique. Mais il a con­nu, per­son­nelle­ment ou par leurs travaux, bon nom­bre de per­son­nal­ités liées à l’É­cole, admin­is­tra­teurs, pro­fesseurs ou élèves. L’ob­jet de cet arti­cle est la recherche de ce lien hypothé­tique. Il nous con­duira de Paris à Mon­ti­cel­lo en pas­sant par Genève, Wash­ing­ton, West Point et Char­lottesville, et nous met­tra en présence de per­son­nal­ités d’ex­cep­tion comme Joseph Lagrange, Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Marc-Auguste Pictet ou Claude Crozet. 

Nous essayerons de pressen­tir — sinon de déter­min­er — quel rôle ces per­son­nages ont pu jouer dans les liens ténus mais, on le ver­ra, indu­bita­bles, qui relient l’É­cole poly­tech­nique au “Sphinx” de Monticello. 

Jefferson diplomate (1784–1789) et les sciences à Paris : la “Lagrange connection”

Lorsque Thomas Jef­fer­son arrive le 6 août 1784 à Paris, pour assis­ter Ben­jamin Franklin dans sa charge d’am­bas­sadeur, il a large­ment fait preuve de son intérêt pour les sci­ences, dont il avait appris les rudi­ments au vénérable col­lège de William et Mary à Williams­burg. En témoigne en par­ti­c­uli­er l’achat qu’il fit effectuer, alors qu’il était gou­verneur de Vir­ginie, des vol­umes de la grande Ency­clopédie de Diderot et d’Alem­bert ; Jef­fer­son fut aus­si l’un des pre­miers souscrip­teurs de l’En­cy­clopédie méthodique de Charles Panck­ouke (qui paraît à par­tir de 1782). 

Thomas Jef­fer­son, por­trait par Charles Will­son Peale, 1791
(Inde­pen­dence Nation­al His­tor­i­cal Park).

Cet intérêt pour les sci­ences s’est en par­ti­c­uli­er exprimé dans la rédac­tion des célèbres Notes sur l’É­tat de Vir­ginie, par l’am­pleur et la pro­fondeur des obser­va­tions sci­en­tifiques de tous ordres qui jalon­nent cet ouvrage. Il n’au­ra d’ailleurs de cesse, dès son arrivée, de faire enfin pub­li­er et traduire en français ses “notes”, qui lui servi­ront, du moins l’e­spère-t-il, de sésame pour son intro­duc­tion auprès de l’élite intel­lectuelle de la Cap­i­tale. Et, en effet, les “notes” seront l’oc­ca­sion de nom­breuses dis­cus­sions dans le céna­cle améri­canophile qui l’ac­cueille à Paris, autour de La Rochefou­cauld et Lafayette. Ce sera pour Jef­fer­son l’oc­ca­sion de con­naître non seule­ment les milieux poli­tiques, mais aus­si les milieux sci­en­tifiques, ces deux milieux étant en étroite com­mu­ni­ca­tion. Par exem­ple, c’est chez La Rochefou­cauld qu’il ren­con­tre Con­dorcet, secré­taire per­pétuel de l’A­cadémie des sciences. 

À son arrivée à Paris, Thomas Jef­fer­son renoue aus­si avec François de Chastel­lux, qu’il a con­nu aux États-Unis comme général de l’é­tat-major de Rocham­beau et qu’il a cor­diale­ment reçu à Mon­ti­cel­lo en 17821. Celui-ci l’in­tro­duira dans de nom­breux milieux sci­en­tifiques, comme par exem­ple auprès de Buf­fon, avec qui Jef­fer­son polémique sur les opin­ions du célèbre nat­u­ral­iste sur les caus­es pré­ten­dues de la dégénéres­cence des espèces ani­males en Amérique. On sait l’in­térêt de Jef­fer­son pour les sci­ences de la nature : il sera quelque­fois inti­t­ulé le père de la paléon­tolo­gie améri­caine, et, de fait, réu­ni­ra d’im­por­tantes col­lec­tions de fos­siles qui orneront sa mai­son de Mon­ti­cel­lo ou dont il fera don à l’u­ni­ver­sité de Virginie. 

Son intérêt se porte sur les domaines les plus divers, qu’il abor­de avec à la fois un grand sens du pra­tique (son pre­mier souci est d’ex­porter des con­nais­sances et des tech­niques directe­ment applic­a­bles aux États-Unis), mais aus­si une pro­fonde per­cep­tion des impli­ca­tions poli­tiques des décou­vertes dont il est le témoin. 

C’est ain­si qu’il s’in­téresse aux débuts de l’aéro­nau­tique et rap­porte à James Mon­roe, en juin 1785, le mal­heureux acci­dent de Pilâtre de Rozi­er. Il s’in­téresse à l’in­ven­tion de l’hélice, dont il observe des essais sur la Seine. Du coup, il s’in­ter­roge sur la con­cep­tion de la Con­necti­cut Tur­tle de Bus­nell, pro­to­type de navire sous-marin expéri­men­té pen­dant la guerre d’indépen­dance améri­caine. Il se pas­sionne pour la presse à copi­er de Watt, les appareils d’op­tique de l’ab­bé Rochon et le “plexi­chronomètre” (une espèce de métronome) de Renaudin. Il com­prend immé­di­ate­ment l’in­térêt des travaux de Blanc à Saint-Éti­enne sur la stan­dard­i­s­a­tion des pièces de mous­quet, idée qui fera plus tard la gloire de Gribeau­val. Il ira jusqu’en Ital­ie pour étudi­er les mérites du riz du Pié­mont, qu’il juge supérieur au riz de Car­o­line, et dont il expédiera — en fraude — plusieurs sacs en Amérique afin d’y intro­duire cette espèce. Pas­sion­né d’as­tronomie, il rap­porte les travaux de Laplace sur les irrégu­lar­ité de mou­ve­ment de la Lune ; il achète pour ses cor­re­spon­dants améri­cains la “Con­nais­sance du Temps”, avec ses tables de Her­schel, et cherche à se pro­cur­er un “Lunar­i­um” (que nous appel­le­ri­ons plutôt aujour­d’hui un planétarium). 

Il s’en­t­hou­si­asme pour les débats qui mar­quent l’ac­ces­sion de la chimie au rang de sci­ence, en sou­tenant Lavoisi­er, qu’il con­naît par l’A­cadémie des sci­ences et qui fait par­tie des proches de Ben­jamin Franklin, con­tre les cri­tiques hau­taines de Buffon : 

I think it (the chem­istry), on the con­trary, among the most use­ful of sci­ences, and big with future dis­cov­er­ies for the util­i­ty and savety of the human race.

Lavoisi­er lui fait-il con­naître son ami Pierre-Samuel Dupont de Nemours, que nous retrou­verons plus tard out­re-Atlan­tique ? C’est pos­si­ble. De toute façon, les hautes fonc­tions publiques exer­cées par Dupont de Nemours dans les derniers temps de la monar­chie, et son rôle émi­nent pen­dant la tenue des États généraux suff­isent à expli­quer que Jef­fer­son ait fait sa connaissance. 

Nous cer­nons de plus près notre lien recher­ché avec Poly­tech­nique lorsque nous apprenons qu’il con­naît per­son­nelle­ment Joseph Lagrange2, que Louis XVI installe au Lou­vre à son retour de Berlin en 1787, et avec qui il dis­cute les travaux de sa Mécanique ana­ly­tique parue en 1788. 

Par Lagrange ou Con­dorcet, a‑t-il con­nu per­son­nelle­ment les Lam­blardie, Mon­ge, Carnot et Prieur, qui seront à l’o­rig­ine de la créa­tion de l’É­cole en 1794 ? Rien ne l’indique. Mais c’est pos­si­ble : Mon­ge, par exem­ple, avait été asso­cié à l’A­cadémie des sci­ences dès 1780, et enseignait l’hy­draulique au Louvre. 

On ver­ra d’ailleurs que Jef­fer­son a con­nu les travaux de cer­tains d’en­tre eux, ain­si que de plusieurs futurs pro­fesseurs à l’É­cole. Les a‑t-il fréquen­tés alors par l’in­ter­mé­di­aire de Chastel­lux ou de Lagrange ? Ou bien en a‑t-il eu con­nais­sance indi­recte grâce à son infati­ga­ble curiosité sci­en­tifique alors que, ren­tré aux États-Unis, il con­tin­ue de s’in­former du pro­grès des sci­ences sur le vieux con­ti­nent ? Il est dif­fi­cile d’être affir­matif sur ce point. Retenons sim­ple­ment que, par son activ­ité diplo­ma­tique et par sa curiosité ency­clopédique naturelle, Thomas Jef­fer­son a été en con­tact étroit avec les milieux sci­en­tifiques parisiens de ces années, ter­reau d’où devait naître l’É­cole poly­tech­nique quelque cinq ans après son retour en Amérique. 

Jefferson président et l’éducation aux États-Unis (1801–1809) : la “Dupont-Pictet connection”

Quelques années après son retour, Jef­fer­son est élu à la prési­dence des États-Unis. Dans cette fonc­tion, il pour­suiv­ra le pro­jet de dot­er son pays de hautes insti­tu­tions d’é­d­u­ca­tion. Pour ce faire, il se référ­era bien sûr aux mod­èles qu’il a pu con­naître en Europe et en par­ti­c­uli­er en France (il faut cepen­dant ren­dre à la vérité que Jef­fer­son, si fran­cophile qu’il fût, tira aus­si de nom­breux enseigne­ments utiles de sa con­nais­sance du sys­tème bri­tan­nique, même s’il lui est arrivé de le juger sévère­ment).3

C’est ici que reparaît Pierre-Samuel Dupont de Nemours, qui arrive aux États-Unis en 1800, chargé par l’In­sti­tut d’une mis­sion sur le développe­ment des sci­ences aux États-Unis (à moins qu’il ne cherche plutôt à fuir la France napoléoni­enne… ou les deux ?). Il y retrou­ve son fils Éleuthère-Irénée, qui fondera la célèbre entre­prise à Wilm­ing­ton, Delaware. Thomas Jef­fer­son, qui mûrit alors son pro­jet de grande uni­ver­sité en Vir­ginie (pro­jet qui ne ver­ra le jour que bien plus tard, comme on le ver­ra), lui demande quelques sug­ges­tions à ce sujet. Dupont répond à cette requête par un mon­u­men­tal “Plan sur l’É­d­u­ca­tion nationale” (1802). Jef­fer­son trou­vera ce tra­vail de peu d’u­til­ité, mais gardera néan­moins toute son estime à Dupont, dont il appré­cie les idées. 

C’est aus­si prob­a­ble­ment Dupont qui avait fait con­naître à Jef­fer­son Marc-Auguste Pictet4, autre fig­ure illus­tre des “post-lumières” européennes. Les deux hommes ne se sont peut-être pas ren­con­trés lors du séjour de Jef­fer­son en France, Pictet séjour­nant alors à Genève. Ce n’est que plus tard que Pictet fait son entrée sur la scène parisi­enne, mem­bre asso­cié de l’In­sti­tut à par­tir de 1802, puis inspecteur général de l’U­ni­ver­sité impéri­ale en 1808. Il sera exam­i­na­teur en physique pour les grands lycées parisiens en 1809 en com­pag­nie de Biot et Gay-Lus­sac, et fréquentera Ampère, Ara­go, Laplace et Lagrange. Mais, dès 1795, Jef­fer­son écrivait à George Wash­ing­ton, en évo­quant le fon­da­teur de la Bib­lio­thèque bri­tan­nique (future Bib­lio­thèque universelle) : 

The names of Mou­chon, Pictet, and De Saus­sure are well known to me as stand­ing fore­most among the literati of Europe.

Quelques années plus tard, en 1801, Pictet écrit à Thomas Jef­fer­son, en évo­quant le pro­jet qu’il avait eu d’émi­gr­er aux États-Unis : 

Je me rap­pelle qu’il y a six ans, il me répon­dit très oblig­eam­ment et m’en­gagea par ses sages avis à sus­pendre la déter­mi­na­tion de m’établir en Amérique, ce dont je me suis ensuite applau­di. J’e­spère que le Prési­dent des États-Unis se rap­pellera ce que Mon­sieur Jef­fer­son a écrit à Pictet.

Jef­fer­son con­sulte Pictet pour son pro­jet d’u­ni­ver­sité, comme il l’avait fait avec Dupont, et le ques­tionne sur l’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment à Genève, où Pictet occu­pait depuis 1786 la chaire du grand De Saus­sure. Les con­seils de Pictet n’ont pu laiss­er de côté l’es­time dans laque­lle le Genevois tenait l’É­cole poly­tech­nique, comme en témoigne cet éloge qu’il fit de Pierre Dupin5 :

Voici encore un vigoureux ath­lète qui se dis­tingue dans la vaste et utile car­rière d’ap­pli­ca­tion des hautes sci­ences à ces arts qui embel­lis­sent et adoucis­sent la vie et avan­cent la civil­i­sa­tion… Dupin se présente dans la vie revê­tu des armes fournies par le riche arse­nal si juste­ment nom­mé Poly­tech­nique, l’é­cole célèbre dont Mon­ge fut le fon­da­teur et l’un des pro­fesseurs les plus habiles.

On voit donc con­verg­er, en réponse à la quête de Jef­fer­son des meilleures idées sur l’é­d­u­ca­tion sci­en­tifique mod­erne, un fais­ceau d’ex­péri­ences liées à Poly­tech­nique, que ces expéri­ences s’of­frent à lui directe­ment (Lagrange, Mon­ge…) ou par l’in­ter­mé­di­aire de per­son­nages illus­tres comme Dupont ou Pictet. Cette quête de Jef­fer­son ne se con­cré­tis­era pas tout de suite à l’u­ni­ver­sité de Vir­ginie, qui ne ver­ra le jour que dans la décen­nie suiv­ante. Mais il aura l’oc­ca­sion de jouer entre-temps un rôle per­son­nel décisif dans la créa­tion d’une autre insti­tu­tion pres­tigieuse : West Point. 

Assez curieuse­ment en effet pour un homme aus­si naturelle­ment sus­picieux du monde mil­i­taire que Jef­fer­son, c’est au nou­veau prési­dent que revien­dra la charge de con­cré­tis­er le pro­jet qu’avait for­mé George Wash­ing­ton d’une grande insti­tu­tion de for­ma­tion de l’élite des officiers de l’ar­mée améri­caine. Ce sera, en 1801, la trans­for­ma­tion de la mod­este académie mil­i­taire provin­ciale de West Point en “Unit­ed State Mil­i­tary Acad­e­my”. Ce pro­jet, sous l’in­flu­ence per­son­nelle de Jef­fer­son, incor­por­era bien des traits emprun­tés à l’en­seigne­ment sci­en­tifique en France. En par­ti­c­uli­er, Joseph G. Swift, chef de “l’Army corps of engi­neers” (le Génie) et super-inten­dant de l’a­cadémie à l’époque de la refon­da­tion de l’in­sti­tu­tion après la tour­mente de la guerre de 1812, enver­ra son futur suc­cesseur Syl­vanus Thay­er en mis­sion en France (1815). Celui-ci revien­dra très impres­sion­né de ses con­tacts avec Laplace et Mon­ge, et ce sera lui qui recrutera le poly­tech­ni­cien Claude Crozet comme pro­fesseur de génie mil­i­taire pour le nou­veau West Point. 

Jefferson “sage” et l’université de Virginie (1809–1826) : la “Crozet connection”

Claude Crozet(6) (1790–1864), poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1805, arrive donc à West Point en 1816, entraîné sur le nou­veau con­ti­nent par son ami le général Simon Bernard, poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1794 et ancien aide de camp de Napoléon. Bernard fera tem­po­raire­ment car­rière aux États-Unis comme adjoint de Swift à la tête du “corps of army engi­neers” (le Génie), avant de ren­tr­er en France en 1830. Crozet, lui, est engagé comme pro­fesseur de génie mil­i­taire à West Point, où l’on goûte beau­coup la sci­ence mil­i­taire française7. Les cadets de West point por­tent d’ailleurs un uni­forme très inspiré de l’u­ni­forme des Poly­tech­ni­ciens de l’époque, que Crozet intro­duira plus tard au VMI. 

Daguerreotype de Claude CrozetSur un plan plus académique, Crozet intro­duit à West Point les leçons de géométrie descrip­tive reçues de Mon­ge. Il com­posera lui-même un traité sur cette matière à l’usage de ses étu­di­ants, traité dont il fera un envoi à Thomas Jef­fer­son en 1821 lorsque, lassé de ses diver­gences d’opin­ion avec l’au­tori­taire Thay­er, qui devient super-inten­dant en 18178, il ten­tera d’obtenir de Jef­fer­son un poste de pro­fesseur à la toute récente uni­ver­sité de Vir­ginie, fondée en 1816–1817. Las, Jef­fer­son l’é­con­duit aimable­ment, sous le motif que la jeune uni­ver­sité ne peut encore s’of­frir le luxe d’un corps pro­fes­so­ral nombreux. 

La fon­da­tion de l’u­ni­ver­sité de Vir­ginie con­cré­tise les aspi­ra­tions per­son­nelles les plus élevées de Jef­fer­son à la jonc­tion de l’é­d­u­ca­tion, de la sci­ence et du poli­tique : il n’est pas inter­dit d’y voir une trans­po­si­tion assez exacte, mais dans un “génie nation­al” bien dif­férent, de la créa­tion de Poly­tech­nique en France quelques années aupar­a­vant par Mon­ge. Alors qu’il tra­vaille avec acharne­ment à cette fon­da­tion, Jef­fer­son sem­ble se référ­er explicite­ment à la tour­nure très mil­i­taire que prit l’É­cole sous Napoléon, quand il écrit à George Tic­knor en novem­bre 1817 : 

I had before heard of the mil­i­tary ingre­di­ents which Bona­parte had infused into all the school of France, but had nev­er so well under­stood them as from your let­ter. The penance he is now doing for all his atroc­i­ties must be sooth­ing for every vir­tous heart.

En réponse à l’en­voi du pre­mier vol­ume de sa géométrie descrip­tive, Jef­fer­son com­pli­mente Crozet par une let­tre de novem­bre 1821 : 

I felic­i­tate the stu­dent of the present day on this impor­tant sup­ple­ment to his knowl­edge of the the­o­rie of geom­e­try, and those of our coun­try par­tic­u­lar­ly on their for­tu­nate acqui­si­tion of so able an instruc­tor in it.9

Crozet quitte finale­ment West Point en 1823 pour pren­dre la tête du Vir­ginia Board of Pub­lic Works (la direc­tion des travaux publics) à Rich­mond, où il pour­suiv­ra une grande car­rière d’ingénieur au ser­vice de l’équipement de cet État. Il se rap­proche donc géo­graphique­ment de Jef­fer­son, mais celui-ci n’a plus que trois années à vivre. Les deux hommes ne sem­blent pas avoir eu de rap­ports durant cette dernière péri­ode de la vie de Jef­fer­son. Celui-ci reste cepen­dant très atten­tif à l’évo­lu­tion des sci­ences en Europe. Une let­tre qu’il adresse en 1824 à Patrick K. Rogers, pro­fesseur à William and Mary, sur les mérites com­parées des écoles math­é­ma­tiques français­es et bri­tan­niques, témoigne d’une famil­iar­ité remar­quable avec ce sujet : 

The Eng­lish gen­er­al­ly have been very sta­tion­ary in lat­er times, and the French, on the con­trary, so active and suc­cess­ful, par­tic­u­lar­ly in prepar­ing ele­men­tary books, in math­e­mat­ics and nat­ur­al sci­ences, that those who wish for instruc­tion with­out car­ing from what nation they get it, resort uni­ver­sal­ly to the lat­ter lan­guage. Besides the ear­li­er and invalu­able works of Euler and Bezout, we have lat­ter­ly that of Lacroix(10) in math­e­mat­ics, of Legendre in geom­e­try, Lavoisi­er in chem­istry, the ele­men­tary works of Haüy(11) in physics, Biot(12) in exper­i­men­tal physics and phys­i­cal astron­o­my, Dumer­il in nat­ur­al his­to­ry, to say noth­ing of many detached essays of Mon­ge and oth­ers, and the tran­scen­dant labors of Laplace.

On le voit, Jef­fer­son cite ici une mois­son de poly­tech­ni­ciens ou proches de Poly­tech­nique, sur un mode qui ne laisse aucun doute sur l’es­time dans laque­lle il tient l’é­cole sci­en­tifique française en général, et sa com­posante poly­tech­ni­ci­enne en par­ti­c­uli­er. Se sera-t-il ren­seigné auprès de Crozet, plus proche de lui géo­graphique­ment que ses rela­tions en France ? Peut-être… 

Gravure du Virginia Military Institute
Vir­ginia Mil­i­tary Insti­tute, gravure de Casimir Bohn, 1857
(cour­toisie du Vir­ginia Mil­i­tary Institute).


Quinze ans plus tard, en 1839, ce sera la Fon­da­tion du Vir­ginia Mil­i­tary Insti­tute à Lex­ing­ton, dont Crozet sera le pre­mier prési­dent (prési­dent du con­seil de “vis­i­teurs”). De cette fon­da­tion naîtront les liens entre le VMI et Poly­tech­nique, liens encore bien vivants aujour­d’hui. En 1843, Crozet, qui envis­age alors de s’ex­pa­tri­er à nou­veau — vers la Nou­velle-Orléans — pro­posera de ven­dre sa bib­lio­thèque au VMI, tout comme Jef­fer­son lui-même avait cédé sa bibliothèque(13) à sa chère uni­ver­sité de Vir­ginie. Ce geste était-il un hom­mage pos­tume à l’il­lus­tre Vir­ginien ? On dirait que Crozet a voulu ain­si ten­ter une fer­me­ture de la boucle qui lie Jef­fer­son, Crozet, West Point et le VMI dans l’au­ra de Polytechnique. 

BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE
 
The cor­re­spon­dance of Jef­fer­son and Du Pont de Nemours, Ed. Chi­nard, New York, 1979.
Thomas Jef­fer­son, States­man of Sci­ence, Sil­vio A. Bedi­ni, Macmil­lan Pub­lish­ing Com­pa­ny, New York, 1990.
The Paris Years of Thomas Jef­fer­son, William Howard Adams, Yale Uni­ver­si­ty Press, New Haven, 1997.
Thomas Jef­fer­son­’s Trav­els in Europe, 1784–1789, George Green Shack­elfor, The Johns Hop­kins Uni­ver­si­ty Press, Bal­ti­more, 1995.
The Life and Select­ed Writ­ings of Thomas Jef­fer­son, Ed. Adri­enne Koch and William Peden, The Mod­ern library, New York, 1993.
Claudius Crozet Papers, Vir­ginia Mil­i­tary Insti­tute Archives.
Claudius Crozet, French engi­neer in Amer­i­ca, R. Hunter and Edwin Doo­ley, Uni­ver­si­ty Press of Vir­ginia, 1989.
Syl­vanus Thay­er of West Point, George Field­ing Eliot, Mess­ner, New York, 1959.
Syl­vanus Thay­er, USMA, West Point, 1960.
Marc-Auguste Pictet, ou Le ren­dez-vous de l’Eu­rope uni­verselle : 1752–1825, Jean Ril­li­et et Jean Cas­saigneau, Édi­tions Slatkine, Genève 1995.
His­toire de l’É­cole poly­tech­nique, Jean-Pierre Cal­lot, Lavauzelle, Paris, 1982.
Réper­toire poly­tech­ni­cien 1794–1994, Société ami­cale des anciens élèves de l’É­cole poly­tech­nique, Paris, 1994. 

 
1.
C’est à cette occa­sion que Chastel­lux fit l’ob­ser­va­tion depuis célèbre que : … Mr. Jef­fer­son is the first Amer­i­can who has con­sult­ed the Fine Arts to know how to shel­ter him­self from the weather.
2. Pro­fesseur de mécanique à l’X de 1794 à 1798.
3. Témoin ce con­seil don­né à J. Ban­ista qui le ques­tion­nait sur le meilleur endroit où envoy­er un jeune homme faire ses études : If he goes to Eng­land, he learns drink­ing, horse rac­ing and box­ing. Those are the pec­u­lar­i­ties of Eng­lish edu­ca­tion. Let­tre à J. Ban­ista, Jr. (Paris, oct. 85).
4. Marc-Auguste Pictet, 1752–1825, avo­cat, physi­cien, homme poli­tique, un des fon­da­teurs de la Bib­lio­thèque universelle. 
5. Pierre Charles François baron Dupin, 1784–1873, pro­mo­tion 1801, l’une des gloires du Génie mar­itime français, auteur en par­ti­c­uli­er d’une étude his­torique sur les travaux de Monge.
6. Curieuse­ment, le Réper­toire poly­tech­ni­cien le men­tionne sous l’i­den­tité de son frère Benoît, mort quelques mois avant la nais­sance de Claude. Il y a là un prob­lème d’é­tat civ­il que je n’ai pas cher­ché à élucider.
7. En 1816, qua­tre des sept pro­fesseurs de West Point sont français.
8. À l’is­sue d’un con­flit mémorable avec son prédécesseur, le non moins autori­taire Alden Partridge.
9. Claudius Crozet Papers, VMI Archives.
10. Pro­fesseur de mécanique à l’X de 1799 à 1808.
11. René Just Haüy, fon­da­teur de la cristal­lo­gra­phie, qui enseigna au Col­lège de Navarre.
12. Pro­mo­tion 94, élu à l’A­cadémie des sci­ences en 1803 ; à l’A­cadémie des inscrip­tions et belles-let­tres en 1841.
13. Sa deux­ième bib­lio­thèque, pour être exact, la pre­mière ayant été, comme on le sait, don­née au Con­grès des États-Unis pour devenir le noy­au de la nou­velle “Library of Con­gress” après la perte de la pre­mière lors de la guerre de 1812. 

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