Portrait de Thomas Jefferson

Thomas Jefferson et l’École polytechnique : à la recherche des chaînons manquants

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998
Par Robert RANQUET (72)

A lire cette réflexion, très « Siècle des lumières », de Tho­mas Jef­fer­son sur l’in­fluence de l’é­vo­lu­tion des sciences sur l’é­veil des idées révo­lu­tion­naires en Europe, on com­prend la pro­fonde sym­pa­thie intel­lec­tuelle qui a pu lier le jeune ambas­sa­deur des États-Unis aux milieux poli­tiques et scien­ti­fiques pari­siens les plus avan­cés de son époque. La créa­tion de l’É­cole poly­tech­nique fut la concré­ti­sa­tion la plus exem­plaire de cet esprit de révo­lu­tion par et pour la science. On sait par ailleurs le rôle de Tho­mas Jef­fer­son dans l’é­ta­blis­se­ment de ces ins­ti­tu­tions d’é­du­ca­tion amé­ri­caines pres­ti­gieuses que sont l’a­ca­dé­mie mili­taire de West Point et l’u­ni­ver­si­té de Vir­gi­nie à Charlottesville. 

Dès lors, la ques­tion se pose : y a‑t-il un lien, direct ou indi­rect, entre l’É­cole poly­tech­nique et Jef­fer­son ? Certes, Jef­fer­son était déjà de retour depuis cinq ans aux États-Unis quand la Conven­tion créait Poly­tech­nique. Mais il a connu, per­son­nel­le­ment ou par leurs tra­vaux, bon nombre de per­son­na­li­tés liées à l’É­cole, admi­nis­tra­teurs, pro­fes­seurs ou élèves. L’ob­jet de cet article est la recherche de ce lien hypo­thé­tique. Il nous condui­ra de Paris à Mon­ti­cel­lo en pas­sant par Genève, Washing­ton, West Point et Char­lot­tes­ville, et nous met­tra en pré­sence de per­son­na­li­tés d’ex­cep­tion comme Joseph Lagrange, Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Marc-Auguste Pic­tet ou Claude Crozet. 

Nous essaye­rons de pres­sen­tir – sinon de déter­mi­ner – quel rôle ces per­son­nages ont pu jouer dans les liens ténus mais, on le ver­ra, indu­bi­tables, qui relient l’É­cole poly­tech­nique au « Sphinx » de Monticello. 

Jefferson diplomate (1784−1789) et les sciences à Paris : la « Lagrange connection »

Lorsque Tho­mas Jef­fer­son arrive le 6 août 1784 à Paris, pour assis­ter Ben­ja­min Frank­lin dans sa charge d’am­bas­sa­deur, il a lar­ge­ment fait preuve de son inté­rêt pour les sciences, dont il avait appris les rudi­ments au véné­rable col­lège de William et Mary à William­sburg. En témoigne en par­ti­cu­lier l’a­chat qu’il fit effec­tuer, alors qu’il était gou­ver­neur de Vir­gi­nie, des volumes de la grande Ency­clo­pé­die de Dide­rot et d’A­lem­bert ; Jef­fer­son fut aus­si l’un des pre­miers sous­crip­teurs de l’En­cy­clo­pé­die métho­dique de Charles Pan­ckouke (qui paraît à par­tir de 1782). 

Tho­mas Jef­fer­son, por­trait par Charles Will­son Peale, 1791
(Inde­pen­dence Natio­nal His­to­ri­cal Park).

Cet inté­rêt pour les sciences s’est en par­ti­cu­lier expri­mé dans la rédac­tion des célèbres Notes sur l’É­tat de Vir­gi­nie, par l’am­pleur et la pro­fon­deur des obser­va­tions scien­ti­fiques de tous ordres qui jalonnent cet ouvrage. Il n’au­ra d’ailleurs de cesse, dès son arri­vée, de faire enfin publier et tra­duire en fran­çais ses « notes », qui lui ser­vi­ront, du moins l’es­père-t-il, de sésame pour son intro­duc­tion auprès de l’é­lite intel­lec­tuelle de la Capi­tale. Et, en effet, les « notes » seront l’oc­ca­sion de nom­breuses dis­cus­sions dans le cénacle amé­ri­ca­no­phile qui l’ac­cueille à Paris, autour de La Roche­fou­cauld et Lafayette. Ce sera pour Jef­fer­son l’oc­ca­sion de connaître non seule­ment les milieux poli­tiques, mais aus­si les milieux scien­ti­fiques, ces deux milieux étant en étroite com­mu­ni­ca­tion. Par exemple, c’est chez La Roche­fou­cauld qu’il ren­contre Condor­cet, secré­taire per­pé­tuel de l’A­ca­dé­mie des sciences. 

À son arri­vée à Paris, Tho­mas Jef­fer­son renoue aus­si avec Fran­çois de Chas­tel­lux, qu’il a connu aux États-Unis comme géné­ral de l’é­tat-major de Rocham­beau et qu’il a cor­dia­le­ment reçu à Mon­ti­cel­lo en 17821. Celui-ci l’in­tro­dui­ra dans de nom­breux milieux scien­ti­fiques, comme par exemple auprès de Buf­fon, avec qui Jef­fer­son polé­mique sur les opi­nions du célèbre natu­ra­liste sur les causes pré­ten­dues de la dégé­né­res­cence des espèces ani­males en Amé­rique. On sait l’in­té­rêt de Jef­fer­son pour les sciences de la nature : il sera quel­que­fois inti­tu­lé le père de la paléon­to­lo­gie amé­ri­caine, et, de fait, réuni­ra d’im­por­tantes col­lec­tions de fos­siles qui orne­ront sa mai­son de Mon­ti­cel­lo ou dont il fera don à l’u­ni­ver­si­té de Virginie. 

Son inté­rêt se porte sur les domaines les plus divers, qu’il aborde avec à la fois un grand sens du pra­tique (son pre­mier sou­ci est d’ex­por­ter des connais­sances et des tech­niques direc­te­ment appli­cables aux États-Unis), mais aus­si une pro­fonde per­cep­tion des impli­ca­tions poli­tiques des décou­vertes dont il est le témoin. 

C’est ain­si qu’il s’in­té­resse aux débuts de l’aé­ro­nau­tique et rap­porte à James Mon­roe, en juin 1785, le mal­heu­reux acci­dent de Pilâtre de Rozier. Il s’in­té­resse à l’in­ven­tion de l’hé­lice, dont il observe des essais sur la Seine. Du coup, il s’in­ter­roge sur la concep­tion de la Connec­ti­cut Turtle de Bus­nell, pro­to­type de navire sous-marin expé­ri­men­té pen­dant la guerre d’in­dé­pen­dance amé­ri­caine. Il se pas­sionne pour la presse à copier de Watt, les appa­reils d’op­tique de l’ab­bé Rochon et le « plexi­chro­no­mètre » (une espèce de métro­nome) de Renau­din. Il com­prend immé­dia­te­ment l’in­té­rêt des tra­vaux de Blanc à Saint-Étienne sur la stan­dar­di­sa­tion des pièces de mous­quet, idée qui fera plus tard la gloire de Gri­beau­val. Il ira jus­qu’en Ita­lie pour étu­dier les mérites du riz du Pié­mont, qu’il juge supé­rieur au riz de Caro­line, et dont il expé­die­ra – en fraude – plu­sieurs sacs en Amé­rique afin d’y intro­duire cette espèce. Pas­sion­né d’as­tro­no­mie, il rap­porte les tra­vaux de Laplace sur les irré­gu­la­ri­té de mou­ve­ment de la Lune ; il achète pour ses cor­res­pon­dants amé­ri­cains la « Connais­sance du Temps », avec ses tables de Her­schel, et cherche à se pro­cu­rer un « Luna­rium » (que nous appel­le­rions plu­tôt aujourd’­hui un planétarium). 

Il s’en­thou­siasme pour les débats qui marquent l’ac­ces­sion de la chi­mie au rang de science, en sou­te­nant Lavoi­sier, qu’il connaît par l’A­ca­dé­mie des sciences et qui fait par­tie des proches de Ben­ja­min Frank­lin, contre les cri­tiques hau­taines de Buffon : 

I think it (the che­mis­try), on the contra­ry, among the most use­ful of sciences, and big with future dis­co­ve­ries for the uti­li­ty and save­ty of the human race.

Lavoi­sier lui fait-il connaître son ami Pierre-Samuel Dupont de Nemours, que nous retrou­ve­rons plus tard outre-Atlan­tique ? C’est pos­sible. De toute façon, les hautes fonc­tions publiques exer­cées par Dupont de Nemours dans les der­niers temps de la monar­chie, et son rôle émi­nent pen­dant la tenue des États géné­raux suf­fisent à expli­quer que Jef­fer­son ait fait sa connaissance. 

Nous cer­nons de plus près notre lien recher­ché avec Poly­tech­nique lorsque nous appre­nons qu’il connaît per­son­nel­le­ment Joseph Lagrange2, que Louis XVI ins­talle au Louvre à son retour de Ber­lin en 1787, et avec qui il dis­cute les tra­vaux de sa Méca­nique ana­ly­tique parue en 1788. 

Par Lagrange ou Condor­cet, a‑t-il connu per­son­nel­le­ment les Lam­blar­die, Monge, Car­not et Prieur, qui seront à l’o­ri­gine de la créa­tion de l’É­cole en 1794 ? Rien ne l’in­dique. Mais c’est pos­sible : Monge, par exemple, avait été asso­cié à l’A­ca­dé­mie des sciences dès 1780, et ensei­gnait l’hy­drau­lique au Louvre. 

On ver­ra d’ailleurs que Jef­fer­son a connu les tra­vaux de cer­tains d’entre eux, ain­si que de plu­sieurs futurs pro­fes­seurs à l’É­cole. Les a‑t-il fré­quen­tés alors par l’in­ter­mé­diaire de Chas­tel­lux ou de Lagrange ? Ou bien en a‑t-il eu connais­sance indi­recte grâce à son infa­ti­gable curio­si­té scien­ti­fique alors que, ren­tré aux États-Unis, il conti­nue de s’in­for­mer du pro­grès des sciences sur le vieux conti­nent ? Il est dif­fi­cile d’être affir­ma­tif sur ce point. Rete­nons sim­ple­ment que, par son acti­vi­té diplo­ma­tique et par sa curio­si­té ency­clo­pé­dique natu­relle, Tho­mas Jef­fer­son a été en contact étroit avec les milieux scien­ti­fiques pari­siens de ces années, ter­reau d’où devait naître l’É­cole poly­tech­nique quelque cinq ans après son retour en Amérique. 

Jefferson président et l’éducation aux États-Unis (1801−1809) : la « Dupont-Pictet connection »

Quelques années après son retour, Jef­fer­son est élu à la pré­si­dence des États-Unis. Dans cette fonc­tion, il pour­sui­vra le pro­jet de doter son pays de hautes ins­ti­tu­tions d’é­du­ca­tion. Pour ce faire, il se réfé­re­ra bien sûr aux modèles qu’il a pu connaître en Europe et en par­ti­cu­lier en France (il faut cepen­dant rendre à la véri­té que Jef­fer­son, si fran­co­phile qu’il fût, tira aus­si de nom­breux ensei­gne­ments utiles de sa connais­sance du sys­tème bri­tan­nique, même s’il lui est arri­vé de le juger sévè­re­ment).3

C’est ici que repa­raît Pierre-Samuel Dupont de Nemours, qui arrive aux États-Unis en 1800, char­gé par l’Ins­ti­tut d’une mis­sion sur le déve­lop­pe­ment des sciences aux États-Unis (à moins qu’il ne cherche plu­tôt à fuir la France napo­léo­nienne… ou les deux ?). Il y retrouve son fils Éleu­thère-Iré­née, qui fon­de­ra la célèbre entre­prise à Wil­ming­ton, Dela­ware. Tho­mas Jef­fer­son, qui mûrit alors son pro­jet de grande uni­ver­si­té en Vir­gi­nie (pro­jet qui ne ver­ra le jour que bien plus tard, comme on le ver­ra), lui demande quelques sug­ges­tions à ce sujet. Dupont répond à cette requête par un monu­men­tal « Plan sur l’É­du­ca­tion natio­nale » (1802). Jef­fer­son trou­ve­ra ce tra­vail de peu d’u­ti­li­té, mais gar­de­ra néan­moins toute son estime à Dupont, dont il appré­cie les idées. 

C’est aus­si pro­ba­ble­ment Dupont qui avait fait connaître à Jef­fer­son Marc-Auguste Pic­tet4, autre figure illustre des « post-lumières » euro­péennes. Les deux hommes ne se sont peut-être pas ren­con­trés lors du séjour de Jef­fer­son en France, Pic­tet séjour­nant alors à Genève. Ce n’est que plus tard que Pic­tet fait son entrée sur la scène pari­sienne, membre asso­cié de l’Ins­ti­tut à par­tir de 1802, puis ins­pec­teur géné­ral de l’U­ni­ver­si­té impé­riale en 1808. Il sera exa­mi­na­teur en phy­sique pour les grands lycées pari­siens en 1809 en com­pa­gnie de Biot et Gay-Lus­sac, et fré­quen­te­ra Ampère, Ara­go, Laplace et Lagrange. Mais, dès 1795, Jef­fer­son écri­vait à George Washing­ton, en évo­quant le fon­da­teur de la Biblio­thèque bri­tan­nique (future Biblio­thèque universelle) : 

The names of Mou­chon, Pic­tet, and De Saus­sure are well known to me as stan­ding fore­most among the lite­ra­ti of Europe.

Quelques années plus tard, en 1801, Pic­tet écrit à Tho­mas Jef­fer­son, en évo­quant le pro­jet qu’il avait eu d’é­mi­grer aux États-Unis : 

Je me rap­pelle qu’il y a six ans, il me répon­dit très obli­geam­ment et m’en­ga­gea par ses sages avis à sus­pendre la déter­mi­na­tion de m’é­ta­blir en Amé­rique, ce dont je me suis ensuite applau­di. J’es­père que le Pré­sident des États-Unis se rap­pel­le­ra ce que Mon­sieur Jef­fer­son a écrit à Pictet.

Jef­fer­son consulte Pic­tet pour son pro­jet d’u­ni­ver­si­té, comme il l’a­vait fait avec Dupont, et le ques­tionne sur l’or­ga­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment à Genève, où Pic­tet occu­pait depuis 1786 la chaire du grand De Saus­sure. Les conseils de Pic­tet n’ont pu lais­ser de côté l’es­time dans laquelle le Gene­vois tenait l’É­cole poly­tech­nique, comme en témoigne cet éloge qu’il fit de Pierre Dupin5 :

Voi­ci encore un vigou­reux ath­lète qui se dis­tingue dans la vaste et utile car­rière d’ap­pli­ca­tion des hautes sciences à ces arts qui embel­lissent et adou­cissent la vie et avancent la civi­li­sa­tion… Dupin se pré­sente dans la vie revê­tu des armes four­nies par le riche arse­nal si jus­te­ment nom­mé Poly­tech­nique, l’é­cole célèbre dont Monge fut le fon­da­teur et l’un des pro­fes­seurs les plus habiles.

On voit donc conver­ger, en réponse à la quête de Jef­fer­son des meilleures idées sur l’é­du­ca­tion scien­ti­fique moderne, un fais­ceau d’ex­pé­riences liées à Poly­tech­nique, que ces expé­riences s’offrent à lui direc­te­ment (Lagrange, Monge…) ou par l’in­ter­mé­diaire de per­son­nages illustres comme Dupont ou Pic­tet. Cette quête de Jef­fer­son ne se concré­ti­se­ra pas tout de suite à l’u­ni­ver­si­té de Vir­gi­nie, qui ne ver­ra le jour que dans la décen­nie sui­vante. Mais il aura l’oc­ca­sion de jouer entre-temps un rôle per­son­nel déci­sif dans la créa­tion d’une autre ins­ti­tu­tion pres­ti­gieuse : West Point. 

Assez curieu­se­ment en effet pour un homme aus­si natu­rel­le­ment sus­pi­cieux du monde mili­taire que Jef­fer­son, c’est au nou­veau pré­sident que revien­dra la charge de concré­ti­ser le pro­jet qu’a­vait for­mé George Washing­ton d’une grande ins­ti­tu­tion de for­ma­tion de l’é­lite des offi­ciers de l’ar­mée amé­ri­caine. Ce sera, en 1801, la trans­for­ma­tion de la modeste aca­dé­mie mili­taire pro­vin­ciale de West Point en « Uni­ted State Mili­ta­ry Aca­de­my ». Ce pro­jet, sous l’in­fluence per­son­nelle de Jef­fer­son, incor­po­re­ra bien des traits emprun­tés à l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique en France. En par­ti­cu­lier, Joseph G. Swift, chef de « l’Ar­my corps of engi­neers » (le Génie) et super-inten­dant de l’a­ca­dé­mie à l’é­poque de la refon­da­tion de l’ins­ti­tu­tion après la tour­mente de la guerre de 1812, enver­ra son futur suc­ces­seur Syl­va­nus Thayer en mis­sion en France (1815). Celui-ci revien­dra très impres­sion­né de ses contacts avec Laplace et Monge, et ce sera lui qui recru­te­ra le poly­tech­ni­cien Claude Cro­zet comme pro­fes­seur de génie mili­taire pour le nou­veau West Point. 

Jefferson « sage » et l’université de Virginie (1809−1826) : la « Crozet connection »

Claude Crozet(6) (1790−1864), poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1805, arrive donc à West Point en 1816, entraî­né sur le nou­veau conti­nent par son ami le géné­ral Simon Ber­nard, poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1794 et ancien aide de camp de Napo­léon. Ber­nard fera tem­po­rai­re­ment car­rière aux États-Unis comme adjoint de Swift à la tête du « corps of army engi­neers » (le Génie), avant de ren­trer en France en 1830. Cro­zet, lui, est enga­gé comme pro­fes­seur de génie mili­taire à West Point, où l’on goûte beau­coup la science mili­taire fran­çaise7. Les cadets de West point portent d’ailleurs un uni­forme très ins­pi­ré de l’u­ni­forme des Poly­tech­ni­ciens de l’é­poque, que Cro­zet intro­dui­ra plus tard au VMI. 

Daguerreotype de Claude CrozetSur un plan plus aca­dé­mique, Cro­zet intro­duit à West Point les leçons de géo­mé­trie des­crip­tive reçues de Monge. Il com­po­se­ra lui-même un trai­té sur cette matière à l’u­sage de ses étu­diants, trai­té dont il fera un envoi à Tho­mas Jef­fer­son en 1821 lorsque, las­sé de ses diver­gences d’o­pi­nion avec l’au­to­ri­taire Thayer, qui devient super-inten­dant en 18178, il ten­te­ra d’ob­te­nir de Jef­fer­son un poste de pro­fes­seur à la toute récente uni­ver­si­té de Vir­gi­nie, fon­dée en 1816–1817. Las, Jef­fer­son l’é­con­duit aima­ble­ment, sous le motif que la jeune uni­ver­si­té ne peut encore s’of­frir le luxe d’un corps pro­fes­so­ral nombreux. 

La fon­da­tion de l’u­ni­ver­si­té de Vir­gi­nie concré­tise les aspi­ra­tions per­son­nelles les plus éle­vées de Jef­fer­son à la jonc­tion de l’é­du­ca­tion, de la science et du poli­tique : il n’est pas inter­dit d’y voir une trans­po­si­tion assez exacte, mais dans un « génie natio­nal » bien dif­fé­rent, de la créa­tion de Poly­tech­nique en France quelques années aupa­ra­vant par Monge. Alors qu’il tra­vaille avec achar­ne­ment à cette fon­da­tion, Jef­fer­son semble se réfé­rer expli­ci­te­ment à la tour­nure très mili­taire que prit l’É­cole sous Napo­léon, quand il écrit à George Tick­nor en novembre 1817 : 

I had before heard of the mili­ta­ry ingre­dients which Bona­parte had infu­sed into all the school of France, but had never so well unders­tood them as from your let­ter. The penance he is now doing for all his atro­ci­ties must be soo­thing for eve­ry vir­tous heart.

En réponse à l’en­voi du pre­mier volume de sa géo­mé­trie des­crip­tive, Jef­fer­son com­pli­mente Cro­zet par une lettre de novembre 1821 : 

I feli­ci­tate the student of the present day on this impor­tant sup­ple­ment to his know­ledge of the theo­rie of geo­me­try, and those of our coun­try par­ti­cu­lar­ly on their for­tu­nate acqui­si­tion of so able an ins­truc­tor in it.9

Cro­zet quitte fina­le­ment West Point en 1823 pour prendre la tête du Vir­gi­nia Board of Public Works (la direc­tion des tra­vaux publics) à Rich­mond, où il pour­sui­vra une grande car­rière d’in­gé­nieur au ser­vice de l’é­qui­pe­ment de cet État. Il se rap­proche donc géo­gra­phi­que­ment de Jef­fer­son, mais celui-ci n’a plus que trois années à vivre. Les deux hommes ne semblent pas avoir eu de rap­ports durant cette der­nière période de la vie de Jef­fer­son. Celui-ci reste cepen­dant très atten­tif à l’é­vo­lu­tion des sciences en Europe. Une lettre qu’il adresse en 1824 à Patrick K. Rogers, pro­fes­seur à William and Mary, sur les mérites com­pa­rées des écoles mathé­ma­tiques fran­çaises et bri­tan­niques, témoigne d’une fami­lia­ri­té remar­quable avec ce sujet : 

The English gene­ral­ly have been very sta­tio­na­ry in later times, and the French, on the contra­ry, so active and suc­cess­ful, par­ti­cu­lar­ly in pre­pa­ring ele­men­ta­ry books, in mathe­ma­tics and natu­ral sciences, that those who wish for ins­truc­tion without caring from what nation they get it, resort uni­ver­sal­ly to the lat­ter lan­guage. Besides the ear­lier and inva­luable works of Euler and Bezout, we have lat­ter­ly that of Lacroix(10) in mathe­ma­tics, of Legendre in geo­me­try, Lavoi­sier in che­mis­try, the ele­men­ta­ry works of Haüy(11) in phy­sics, Biot(12) in expe­ri­men­tal phy­sics and phy­si­cal astro­no­my, Dume­ril in natu­ral his­to­ry, to say nothing of many deta­ched essays of Monge and others, and the trans­cen­dant labors of Laplace.

On le voit, Jef­fer­son cite ici une mois­son de poly­tech­ni­ciens ou proches de Poly­tech­nique, sur un mode qui ne laisse aucun doute sur l’es­time dans laquelle il tient l’é­cole scien­ti­fique fran­çaise en géné­ral, et sa com­po­sante poly­tech­ni­cienne en par­ti­cu­lier. Se sera-t-il ren­sei­gné auprès de Cro­zet, plus proche de lui géo­gra­phi­que­ment que ses rela­tions en France ? Peut-être… 

Gravure du Virginia Military Institute
Vir­gi­nia Mili­ta­ry Ins­ti­tute, gra­vure de Casi­mir Bohn, 1857
(cour­toi­sie du Vir­gi­nia Mili­ta­ry Institute).


Quinze ans plus tard, en 1839, ce sera la Fon­da­tion du Vir­gi­nia Mili­ta­ry Ins­ti­tute à Lexing­ton, dont Cro­zet sera le pre­mier pré­sident (pré­sident du conseil de « visi­teurs »). De cette fon­da­tion naî­tront les liens entre le VMI et Poly­tech­nique, liens encore bien vivants aujourd’­hui. En 1843, Cro­zet, qui envi­sage alors de s’ex­pa­trier à nou­veau – vers la Nou­velle-Orléans – pro­po­se­ra de vendre sa biblio­thèque au VMI, tout comme Jef­fer­son lui-même avait cédé sa bibliothèque(13) à sa chère uni­ver­si­té de Vir­gi­nie. Ce geste était-il un hom­mage pos­tume à l’illustre Vir­gi­nien ? On dirait que Cro­zet a vou­lu ain­si ten­ter une fer­me­ture de la boucle qui lie Jef­fer­son, Cro­zet, West Point et le VMI dans l’au­ra de Polytechnique. 

BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE
 
The cor­res­pon­dance of Jef­fer­son and Du Pont de Nemours, Ed. Chi­nard, New York, 1979.
Tho­mas Jef­fer­son, Sta­tes­man of Science, Sil­vio A. Bedi­ni, Mac­mil­lan Publi­shing Com­pa­ny, New York, 1990.
The Paris Years of Tho­mas Jef­fer­son, William Howard Adams, Yale Uni­ver­si­ty Press, New Haven, 1997.
Tho­mas Jef­fer­son’s Tra­vels in Europe, 1784–1789, George Green Sha­ckel­for, The Johns Hop­kins Uni­ver­si­ty Press, Bal­ti­more, 1995.
The Life and Selec­ted Wri­tings of Tho­mas Jef­fer­son, Ed. Adrienne Koch and William Peden, The Modern libra­ry, New York, 1993.
Clau­dius Cro­zet Papers, Vir­gi­nia Mili­ta­ry Ins­ti­tute Archives.
Clau­dius Cro­zet, French engi­neer in Ame­ri­ca, R. Hun­ter and Edwin Doo­ley, Uni­ver­si­ty Press of Vir­gi­nia, 1989.
Syl­va­nus Thayer of West Point, George Fiel­ding Eliot, Mess­ner, New York, 1959.
Syl­va­nus Thayer, USMA, West Point, 1960.
Marc-Auguste Pic­tet, ou Le ren­dez-vous de l’Eu­rope uni­ver­selle : 1752–1825, Jean Rilliet et Jean Cas­sai­gneau, Édi­tions Slat­kine, Genève 1995.
His­toire de l’É­cole poly­tech­nique, Jean-Pierre Cal­lot, Lavau­zelle, Paris, 1982.
Réper­toire poly­tech­ni­cien 1794–1994, Socié­té ami­cale des anciens élèves de l’É­cole poly­tech­nique, Paris, 1994. 

 
1.
C’est à cette occa­sion que Chas­tel­lux fit l’ob­ser­va­tion depuis célèbre que : … Mr. Jef­fer­son is the first Ame­ri­can who has consul­ted the Fine Arts to know how to shel­ter him­self from the weather.
2. Pro­fes­seur de méca­nique à l’X de 1794 à 1798.
3. Témoin ce conseil don­né à J. Banis­ta qui le ques­tion­nait sur le meilleur endroit où envoyer un jeune homme faire ses études : If he goes to England, he learns drin­king, horse racing and boxing. Those are the pecu­la­ri­ties of English edu­ca­tion. Lettre à J. Banis­ta, Jr. (Paris, oct. 85).
4. Marc-Auguste Pic­tet, 1752–1825, avo­cat, phy­si­cien, homme poli­tique, un des fon­da­teurs de la Biblio­thèque universelle. 
5. Pierre Charles Fran­çois baron Dupin, 1784–1873, pro­mo­tion 1801, l’une des gloires du Génie mari­time fran­çais, auteur en par­ti­cu­lier d’une étude his­to­rique sur les tra­vaux de Monge.
6. Curieu­se­ment, le Réper­toire poly­tech­ni­cien le men­tionne sous l’i­den­ti­té de son frère Benoît, mort quelques mois avant la nais­sance de Claude. Il y a là un pro­blème d’é­tat civil que je n’ai pas cher­ché à élucider.
7. En 1816, quatre des sept pro­fes­seurs de West Point sont français.
8. À l’is­sue d’un conflit mémo­rable avec son pré­dé­ces­seur, le non moins auto­ri­taire Alden Partridge.
9. Clau­dius Cro­zet Papers, VMI Archives.
10. Pro­fes­seur de méca­nique à l’X de 1799 à 1808.
11. René Just Haüy, fon­da­teur de la cris­tal­lo­gra­phie, qui ensei­gna au Col­lège de Navarre.
12. Pro­mo­tion 94, élu à l’A­ca­dé­mie des sciences en 1803 ; à l’A­ca­dé­mie des ins­crip­tions et belles-lettres en 1841.
13. Sa deuxième biblio­thèque, pour être exact, la pre­mière ayant été, comme on le sait, don­née au Congrès des États-Unis pour deve­nir le noyau de la nou­velle « Libra­ry of Congress » après la perte de la pre­mière lors de la guerre de 1812. 

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