Expertise de l’écriture de G. Bernanos

Présence de Bernanos — L’invincible espérance III – Les Écrits de combat

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998Par Gérard PILÉ (41)

I — Avant-propos

Nous avons accom­pa­g­né Bernanos au Brésil devenu sa sec­onde patrie, mais lais­sant son cœur dans la pre­mière allant jusqu’au bout de la nuit française à la ren­con­tre d’une autre aurore, espoir déçu à son retour, par le chaos poli­tique rég­nant, la pré­coce renon­ci­a­tion du général de Gaulle, mais gar­dant l’e­spérance de son prochain retour aux affaires de la France, seule chance de salut à ses yeux.

Nous l’avons vu à la fois dévoré par sa mis­sion et ses soucis de famille, arbi­trage com­bi­en dif­fi­cile, source de con­flits intérieurs, de doutes sur la pre­mière, d’an­goiss­es pour la sec­onde. Quelle dis­pro­por­tion entre sa pro­pre faib­lesse et la tâche démesurée req­uise par sa mis­sion ! Est-il légitime d’im­pos­er pri­va­tions et souf­frances à des êtres chers à cause des risques immenses que l’on a pris ?

J’ai mené une vie de chien, voilà le sûr, je dis une vie de chien et non pas une chi­enne de vie. Je ne regrette pas de l’avoir menée, mais elle a vrai­ment trop servi, trop souf­fert, il a trop plu dedans.

On aurait donc tort (comme l’a fait Paul Claudel) de voir en Bernanos un homme aigri, dés­abusé, mal­heureux : cette exis­tence de labeur et d’an­goisse, de com­mu­nion au mal­heur de sa patrie et du monde s’ac­corde à son éthique chré­ti­enne de dépouille­ment, de par­tic­i­pa­tion au mys­tère de la Sainte Ago­nie répan­due sur le monde. N’ac­cueille-t-il pas comme une grâce son état de pau­vreté et l’in­vin­ci­ble espérance qui le porte.

Il faut que ma voca­tion, mon tra­vail et ma vie ne fassent qu’un et que je soulève tout cela jusqu’à lui…

J’ap­par­tiens de toute mon âme au douloureux trou­peau des hommes, je voudrais savoir assez les aimer pour com­patir à leur mis­ère et non pour les utilis­er à des fins édifiantes…

Que pèsent en com­para­i­son sur l’autre plateau de la bal­ance ses out­rances ver­bales, ses juge­ments à l’emporte-pièce, ses ani­mosités per­son­nelles si ouverte­ment affichés… ? Pas­sion et mesure ne vont-elles pas rarement de pair et Bernanos, à qui manque totale­ment le don de patience, n’a jamais su gér­er l’en­vers de ses qual­ités (comme ses intérêts matériels d’ailleurs).

Du moins savait-il recon­naître ses torts, ses erreurs, témoign­er sa con­fu­sion, se repren­dre, car ce n’é­tait jamais pour bless­er ni hum­i­li­er qu’il s’emportait. Il était dans sa nature de vivre inten­sé­ment l’instant.

Avant de quit­ter cet “homme de fureur et d’amour” (au dire de son fils Jean-Loup) écou­tons encore deux témoignages émanant de con­frères l’ayant bien con­nu, mais de tem­péra­ment très dif­férent si ce n’est une même pro­fes­sion de foi catholique, d’abord celui de Mau­ri­ac qui avait dû essuy­er les sar­casmes de Bernanos agacé par “l’éro­tisme funèbre” de ses per­son­nages romanesques, trop occupés d’eux-mêmes.

On ne pou­vait pas ne pas aimer cet homme, sa puis­sance de vie et d’ac­cueil, générosité, ten­dresse, prodigieux per­son­nage… les invec­tives les plus sanglantes de Bernanos demeurent liées à une nappe souter­raine de char­ité qui a embrasé toute sa vie.

Autre témoignage, celui de Julien Green (l’au­teur de Mont-Cinère en 1926, d’Adri­enne Mesurat en 1927…), dernier sur­vivant d’une pres­tigieuse généra­tion d’écrivains. Inter­rogé sur Bernanos peu de temps avant sa mort en août dernier, ce grand nos­tal­gique de sa Vir­ginie natale, mys­tique et intro­ver­ti, après quelques réserves touchant sa tech­nique romanesque (éloge indi­rect de son art à lui ?) n’en con­clu­ait pas moins : “Un tem­péra­ment… Il nous manque.”

En quoi Bernanos man­querait-il à notre temps ? Telle est la ques­tion abor­dée ici. Le réc­it de sa vie et des témoignages con­cor­dants nous révè­lent qu’il a lais­sé à ses con­tem­po­rains le sou­venir d’une extra­or­di­naire présence, d’une voix libre qua­si prophé­tique, s’él­e­vant dans le désert et le désar­roi moral d’an­nées trag­iques où il s’en était fal­lu de peu que l’Eu­rope et sa vieille civil­i­sa­tion ne som­brent corps et âme.

Une telle voix ne man­querait-elle pas à notre temps où les motifs d’an­goisse se mul­ti­plient ? Le grand oublié ne serait-il pas une fois de plus l’être, la per­son­ne humaine car c’est bien ce que n’a cessé de proclamer Bernanos dans ses Écrits de com­bat. Ces derniers n’ont certes jamais pré­ten­du apporter des solu­tions con­crètes, du moins avaient-ils valeur d’aver­tisse­ment, d’ap­pel à la vig­i­lance hors desquels aucun sur­saut salu­taire n’est pos­si­ble, avant que n’ad­vi­enne l’heure des ténèbres.

À l’ex­cep­tion des Grands Cimetières sous la lune, le plus achevé, le plus pathé­tique d’en­tre eux, les Écrits de com­bat restent dans l’ensem­ble presque ignorés d’un pub­lic, enclin à n’y voir que des écrits de cir­con­stance liés à la dernière guerre mon­di­ale, ce cauchemar dont le sou­venir ter­ri­fi­ant hante tou­jours notre imag­i­naire (pen­sons ici au film Le Sol­dat Ryan).

Il faut d’abord con­sid­ér­er que l’on se trou­ve en présence d’un ensem­ble d’écrits aus­si vaste que poly­mor­phe : livres, essais inachevés, arti­cles de presse, con­férences, inter­views… C’est très pro­gres­sive­ment, après la mort de l’écrivain qu’ils ont été soit réédités, soit sauvés de la dis­pari­tion au prix d’un patient tra­vail de recherche et de recon­sti­tu­tion, en sorte qu’il a fal­lu atten­dre 1995 (soit vingt-qua­tre ans après le tome I) la sor­tie du tome II des “Écrits de com­bat” de La Pléi­ade (un fort vol­ume de 1 950 pages !).

Une syn­thèse en paraît aus­si pré­maturée que prob­lé­ma­tique. Il con­vient de laiss­er au temps le soin de mieux nous révéler la pro­fondeur d’une pen­sée qui ne se dévoile que par degrés. Com­ment en effet résumer une œuvre essen­tielle­ment jour­nal­is­tique et orale où la pen­sée vivante se donne libre cours, jail­lit spon­tané­ment hors des con­traintes de la nar­ra­tion romanesque, rebon­dit, se renou­velle au gré des cir­con­stances qui la sol­lici­tent. La réflex­ion bernanosi­enne par ailleurs si per­son­nal­isée sort tou­jours appau­vrie et décol­orée quand on pré­tend la con­cep­tu­alis­er. Ses meilleurs exégètes l’ont si bien com­pris qu’ils s’ef­facent la plu­part du temps der­rière ses textes, n’ayant pour cela, faut-il le redire, que l’embarras du choix.

Que faire d’autre ici, sinon de puis­er dans les Écrits de com­bat, paroles d’un homme libre adressées au cœur et à la rai­son d’autres hommes libres. Le lecteur ne s’é­ton­nera donc pas si pour l’essen­tiel, comme précédem­ment, ce pro­pos mod­este est fait d’ex­traits de ses écrits, prélevés ici et là, ne don­nant qu’une idée bien frag­men­taire d’une œuvre inimitable.

Libre à cha­cun de partager ou non la vision bernanosi­enne. Du moins la lucid­ité de son regard en son temps nous invite-t-elle à ne pas pren­dre à la légère ses aver­tisse­ments et à y réfléchir. On ne saurait cepen­dant dis­simuler la dif­fi­culté qu’il y a aujour­d’hui à les enten­dre, étant don­né la tyran­nie dif­fuse exer­cée par ce qu’on peut appel­er “le pens­able pos­si­ble” notam­ment en matière d’éthique du bien et du mal.

La réflex­ion bernanosi­enne ne s’é­claire que si l’on prend d’abord le soin et le temps néces­saires pour décou­vrir les fils con­duc­teurs de l’in­spi­ra­tion des Écrits de combat.

Tel est plus pré­cisé­ment l’ob­jet de ce propos.

II — Scandale de la vérité

Que voulez-vous, c’est très embê­tant de réfléchir
sur cer­tains prob­lèmes qu’on a pris l’habitude
de con­sid­ér­er comme résolus.

Bernanos inau­gure la longue suite de ses écrits brésiliens par une trilo­gie dont la rédac­tion s’éch­e­lonne de sep­tem­bre 1938 à avril 1940 : Nous autres Français, Scan­dale de la vérité, Les Enfants humiliés.
Le pre­mier est une réac­tion à chaud, un cri d’indig­na­tion à l’an­nonce de Munich. Je me trou­ve dans ce scan­dale comme dans un buis­son d’épines et chaque effort que je fais m’ar­rache la peau. Le deux­ième entame une réflex­ion appro­fondie sur cet événe­ment, tan­dis que le dernier ouvrage (seule­ment pub­lié en 1949) est un mes­sage d’e­spérance récla­mant pour la France vain­cue, dont l’hon­neur est à refaire, un sou­verain la rétab­lis­sant dans sa dig­nité et réha­bil­i­tant la ver­tu poli­tique de l’honneur.
Faute de place, nous avons sélec­tion­né dans cette trilo­gie antimu­ni­choise : Scan­dale de la vérité, opus­cule achevé en jan­vi­er 1939, pub­lié trois mois plus tard à Paris, assur­ant la tran­si­tion entre Les Grands Cimetières et cette sorte de “Jour­nal de la Deux­ième Guerre mon­di­ale” que sont les écrits brésiliens dont il pré­fig­ure les prin­ci­paux thèmes, les pré­face en quelque sorte.

...Je dis­tingue volon­tiers entre M. Mau­r­ras et M. Jau­rès. Il n’en est pas moins vrai que leurs des­tinées poli­tiques se ressem­blent. Tous les deux human­istes, tous les deux pro­fesseurs, égale­ment igno­rants ou secrète­ment dédaigneux du vrai peu­ple, égale­ment experts à par­ler le lan­gage de l’ac­tion, à noy­er l’ac­tion réelle dans la phraséolo­gie de l’ac­tion, à l’amor­tir, à l’é­touf­fer… Le pre­mier a poussé peu à peu son par­ti dans le cul-de-sac de l’u­nion des gauch­es, comme le sec­ond jette le sien dans l’im­passe de l’u­nion des droites.

En fait l’in­térêt de Scan­dale de la vérité est dou­ble : c’est d’abord l’his­toire, le résumé magis­tral d’une fail­lite. Com­ment la France a‑t-elle pu, de démis­sion en démis­sion, en arriv­er là ? C’est aus­si le dia­logue de l’écrivain avec lui-même, un retour sur son passé. : en 1938, après deux dures années d’épreuves et d’in­tense créa­tion, Bernanos sent le besoin d’un nou­veau souf­fle, regard inter­ro­ga­teur de l’homme mûri, arrivé à un car­refour de sa vie et de ses engage­ments. N’est-il pas naturel en un tel moment de con­sul­ter un guide, un maître ? En l’oc­cur­rence Péguy pour qui le sur­na­turel est lui-même naturel, Péguy de Notre jeunesse dont il se sent si proche, auquel il ne cesse désor­mais de se référ­er. Certes Péguy, répub­li­cain sans repen­tirs et Bernanos, fidèle monar­chiste ne camp­ent pas sur une même rive poli­tique, mais qu’im­porte, ne se font-ils pas la même idée de l’hon­neur de leur patrie et de son bap­tême chré­tien. Or Péguy et lui ont vécu des illu­sions com­pa­ra­bles et Bernanos de citer Péguy social­iste drey­fusard s’avouant floué par Jaurès :

“Ce poli­tique qui avait fait sem­blant d’être pro­fesseur… sem­blant d’être un intel­lectuel… sem­blant d’être des nôtres… Dieu sait si nous étions des âmes sim­ples, des pau­vres gens, des petites gens…”

Il dresse un réquisi­toire acca­blant con­tre Mau­r­ras, con­tre le ter­ror­isme intel­lectuel que lui et ses sup­pôts ont exer­cé durant plusieurs décen­nies sur la droite française, Mau­r­ras dont le pres­tige reste assez grand en juin 1938 pour finir au musée avec un bicorne (son admis­sion à l’A­cadémie française par 20 voix con­tre 11).

N’est-il pas énorme d’en­ten­dre M. Mau­r­ras par­ler au nom de la tra­di­tion française alors qu’il reste volon­taire­ment étranger à la part la plus pré­cieuse de notre héritage nation­al : la chré­tien­té française… Il était d’au­tant plus farouche­ment inté­griste qu’il n’avait pas la foi…

Sa force est de haïr la pen­sée d’autrui d’une haine vig­i­lante, char­nelle, qui a la puis­sance et le mou­ve­ment de l’amour. C’est par là qu’il féconde des mil­liers d’im­bé­ciles [A1] qui ne l’ont pas lu ou l’ont lu sans le comprendre…

Les petits mufles de la nou­velle généra­tion réal­iste (Mau­r­ras, Dori­ot, Laval… Car­buc­cia, etc.) auront beau m’é­clater de rire au nez, je ne leur en veux pas, comme dirait Péguy, de jouer le tem­porel mais ils jouent le tem­porel et le spir­ituel à la fois, c’est ce qui me dégoûte. Jouer le tem­porel avec les puis­sants de ce monde et en même temps faire appel à la mys­tique et à l’ar­gent des pau­vres, non !

Ils méprisent la mys­tique mais s’en ser­vent sans ver­gogne. Vous avez soif d’idéal, nous vous fournirons d’idéal : aux “poilus” de gauche, la mys­tique paci­fiste, aux poilus de droite la mys­tique nation­al­iste, cha­cun la sienne et ren­trez tran­quille­ment chez vous, lorsque la France sera réveil­lée, elle vous enver­ra le percepteur…

Bernanos “monarchiste”

Ouvrons ici une longue par­en­thèse. On sait que Bernanos n’a jamais var­ié dans ses con­vic­tions monar­chistes dont il s’est expliqué à maintes repris­es. Retenons en la com­posante essen­tielle, son côté “pop­uliste”, insé­para­ble de l’idée mys­tique qu’il se fait de la France et de sa voca­tion dans le monde.

Que le chré­tien Bernanos garde au fond de l’âme la nos­tal­gie d’une France pétrie dans la foi chré­ti­enne, celle des siè­cles de saint Bernard et de saint Louis (magis­trale­ment décrits par Régine Pernoud, cette grande his­to­ri­enne dis­parue cette année), nul ne songerait à s’en éton­ner comme à le lui reprocher d’au­tant qu’il n’en est pas plus dupe que des rêves ensevelis de sa jeunesse, mais à ses yeux, la France reste une per­son­ne tem­porelle et spir­ituelle ayant vécu dans sa jeunesse une expéri­ence priv­ilégiée à tra­vers sa monar­chie, comme l’en­fance de tout homme est ouverte à l’in­flu­ence du sur­na­turel. Il n’en est pas moins puéril d’a­jouter foi au phan­tasme d’une “monar­chie de droit divin”, con­cept com­plaisam­ment “inven­té par des théolo­giens courtisans”.

Nos pères n’en demandaient pas tant, ils avaient fait avec leurs rois une sorte de pacte qui pour­rait s’énon­cer ain­si : Nous voulons une France grande puis­sante et riche afin d’y vivre hon­or­able­ment, mais nous savons aus­si que la con­quête et la défense de tant de biens sont dif­fi­ciles et dangereuses…

Vous êtes des princes chré­tiens, vous répon­dez de nous sur votre salut, arrangez-vous pour faire votre poli­tique… sans man­quer à la loi de Dieu… N’é­tant pas plus que nous à l’abri des ten­ta­tions et des fautes, nous exi­geons seule­ment que vous péchiez en chré­tiens bap­tisés, non en païens, que vous soyez des hommes comme nous et non la Rai­son d’É­tat, cette déesse à laque­lle nous n’avons pas don­né notre foi…

L’homme de l’An­cien Régime avait la con­science catholique, le cœur et le cerveau monar­chistes, le tem­péra­ment répub­li­cain. C’est un type humain beau­coup trop riche, hors de la portée des intel­lectuels bourgeois…

Ain­si l’an­ci­enne monar­chie française avait fait un peu­ple ayant gardé l’e­sprit de jeunesse, rêvant de liber­té et de jus­tice uni­verselle, capa­ble après mille ans d’ex­is­tence de s’en­flam­mer pour cette cité har­monieuse dont par­le Charles Péguy. Bernanos et ce dernier éprou­vent en effet la même fas­ci­na­tion pour les hommes de 1789 haïs par les con­ser­va­teurs nationaux parce qu’ils les sen­tent plus jeunes qu’eux, telle­ment plus jeunes…

Et Bernanos de don­ner comme exem­ple de l’e­sprit de jeunesse et de la volon­té de réforme sec­ouant l’an­ci­enne société française, la nuit du 4 août 1789 [A2] que les imbé­ciles nationaux ridi­culisent à l’en­vi parce que l’a­ban­don volon­taire des priv­ilèges est bien la seule forme de folie dont ils soient inca­pables… Et c’est vrai que la vieille France monar­chiste s’est comme abîmée dans le plus prodigieux élan de réforme qu’on ait jamais vu dans l’histoire.

Relisant Notre jeunesse Bernanos y décèle un mys­térieux par­al­lélisme entre deux événe­ments apparem­ment bien dis­tincts et dis­tants : l’af­faire Drey­fus et l’af­faire de Munich, cette farce macabre, cette sorte de fausse couche de la France vio­lée pen­dant son som­meil. Il rap­pelle sur la pre­mière le juge­ment de Péguy :

Il faut le dire avec solen­nité, l’af­faire Drey­fus fut une affaire élue, elle fut une crise émi­nente dans trois his­toires elles-mêmes émi­nentes… l’his­toire d’Is­raël… l’his­toire de France… elle fut surtout une crise émi­nente dans l’his­toire de la chrétienté.

Bernanos perçoit que la capit­u­la­tion de Munich, venant après les guer­res d’Abyssinie et d’Es­pagne, qui leur fait écho, est aus­si une affaire élue, ouvre sur une crise majeure, une tragédie pour la France, le monde, la chré­tien­té et… Israël (cela Bernanos le dis­cerne encore mal, même si l’ex-dis­ci­ple de Dru­mont va se faire désor­mais sol­idaire du peu­ple juif, rejoignant Péguy, dénonçant l’an­tisémitisme comme blas­phé­ma­toire, comme un refus du mys­tère de l’In­car­na­tion. Le patri­o­tisme de Bernanos va pren­dre ici sa forme défini­tive opposée au chau­vin­isme, celui de l’homme por­tant sur sa patrie le regard du pro­prié­taire sur son domaine jaugé à son éten­due et sa richesse.

Vocation historique de la France

La France, nous dit Bernanos, a une voca­tion his­torique, déjà inscrite dans sa haute tra­di­tion chré­ti­enne, celle de pro­mou­voir l’e­sprit de liber­té et de jus­tice entre les peu­ples, le respect et la défense du faible con­tre l’op­presseur. Le Monde attend autre chose d’elle que de per­dre son âme à vouloir bien en vain rivalis­er avec les puis­sants, plus experts qu’elle dans l’art du men­songe et l’hypocrisie politique.

Revenant en arrière, il réca­pit­ule les abdi­ca­tions en chaîne de la France, cernée de tous côtés par la men­ace total­i­taire sous dif­férentes man­i­fes­ta­tions idéologiques (le nazisme, “la race” ; le fas­cisme, “la nation”; le fran­quisme, “le clan”). Ayant per­du con­fi­ance en son des­tin, notre pays s’é­tait cru avisé de jouer la carte du (soi-dis­ant) réal­isme poli­tique con­sis­tant notam­ment à faire le jeu de la poli­tique impéri­ale de l’I­tal­ie, avec la pas­siv­ité com­plice d’une opin­ion manip­ulée par une presse fas­cisante aux mains de faux maîtres à penser, poli­tique de Gri­bouille dont Bernanos dénonce les con­tra­dic­tions et inconséquences :

On mau­dit l’i­dole total­i­taire à Berlin, on la tolère à Rome, on l’ex­alte à Burgos.

Est-ce qu’on nous prend pour des imbé­ciles ? Hitler jus­ti­fie en Alle­magne l’e­sprit de guerre, mais Mus­soli­ni pra­tique la même lit­téra­ture aux applaud­isse­ments du clergé fasciste.

Et Bernanos de rap­pel­er l’ab­jecte guerre d’Abyssinie (ren­due pos­si­ble par l’a­ban­don en 1935 de la Soma­lie par Laval), la con­sécra­tion solen­nelle du nou­v­el empire (Vic­tor-Emmanuel III, empereur d’Abyssinie !) à Notre-Dame de l’Ypérite (allu­sion à l’emploi de gaz de com­bat), c’est aus­si la pre­mière fois qu’une nation catholique patrie du Sou­verain Pon­tife se vante cynique­ment de tenir le Droit inter­na­tion­al pour hyp­ocrite. (Les sanc­tions décrétées par la SDN, aux­quelles se ral­lie la France en traî­nant les pieds, gênent alors l’Italie.)

Si nul his­to­rien sérieux ne con­teste aujour­d’hui cette analyse, il n’en fut pas de même sur le moment où on crut de bon ton (même chez ceux qui n’é­taient pas loin de partager les idées de Bernanos), de dénon­cer l’inop­por­tu­nité et la vio­lence de ses cri­tiques, belle illus­tra­tion de ce banal con­stat : il n’y a que la vérité qui gêne. En réal­ité le grand scan­dale aux yeux du chré­tien Bernanos est avant tout l’ab­di­ca­tion de la chré­tien­té se taisant non seule­ment en Espagne mais aus­si en Ital­ie où les “Mon­signori réal­istes” pèsent abu­sive­ment sur la poli­tique vaticane.

Même s’il s’est tou­jours défendu avec force de jouer au prophète, se jugeant un homme très ordi­naire dépourvu d’un hypothé­tique six­ième sens, Bernanos ne s’en com­porte pas moins, à sa manière véhé­mente, comme un prophète de l’An­cien Tes­ta­ment pour qui l’a­panage d’Is­raël était moins la Terre promise que son élec­tion au plan divin, son risque majeur étant bien moins la servi­tude que l’apostasie.

III — Bernanos et l’Histoire

Bernanos : la foi qui fait l’histoire.
(Mon­seigneur J.-M. Lustiger)


L’expertise par Hélène Sadoul de l’écriture de G. Bernanos “ Inclinée, liée, mesurée, douce, … de sa sig­na­ture claire, sim­ple, anguleuse, éton­na­ment sem­blable à elle-même … ” con­firme en tous points son excep­tion­nelle personnalité.

Le moment est venu de mieux saisir le rôle et la portée du dia­logue de Bernanos avec l’histoire.

Quand il nous y entraîne et Dieu sait avec quelle pas­sion (On ne sait pas l’his­toire, voilà le mal­heur !) c’est pour chercher à expli­quer le présent, lui décou­vrir un sens.

Nous avons tort de met­tre le passé der­rière nous, il nous cède le pas un moment par politesse mais comme le loup du petit Chap­er­on rouge, il prend par le chemin le plus court que nous ne con­nais­sons pas et il va nous atten­dre dans l’Éter­nel… J’aime le passé, pré­cisé­ment pour ne pas être un passéiste, je défie qu’on trou­ve dans mes livres aucune de ces écœu­rantes mièvreries sen­ti­men­tales dont sont prodigues les dévots du “bon vieux temps”…

À sa manière, cette vision toute dynamique s’in­scrit dans la tra­di­tion his­torique de quête de sens du siè­cle dernier (Michelet…, Toc­queville) mais elle se veut résol­u­ment cen­trée sur la face interne de l’his­toire, prenant comme fils con­duc­teur des événe­ments, les con­sciences, les men­tal­ités, “l’imag­i­naire col­lec­tif”. Démarche mar­ginale plus intu­itive que démon­stra­tive. Elle se veut le regard d’une con­science chré­ti­enne de part en part, et de pied en cap, réagis­sant à l’événe­ment, n’hési­tant pas à y porter la lumière de Dieu, non avec l’in­sup­port­able et illu­soire pré­ten­tion de pos­séder la vérité mais enten­dant, ce qui est tout autre chose, lui appartenir, plus exacte­ment la servir, la chercher avec pas­sion. Une telle atti­tude n’est recev­able qu’as­sor­tie d’une foi sim­ple, vécue au quo­ti­di­en, d’un esprit d’hu­mil­ité pro­scrivant l’orgueil.

Le grand mal­heur de ce monde, la grande pitié de ce monde ce n’est pas qu’il y ait des imp­ies mais que nous soyons des chré­tiens si médiocres, car je crains de plus en plus que ce ne soit nous qui per­dions le monde, que ce soit nous qui attiri­ons sur lui la foudre.

Quelle folie de pré­ten­dre nous jus­ti­fi­er en nous van­tant orgueilleuse­ment de pos­séder la vérité, la vérité plénière et vivante, celle qui délivre et qui sauve puisqu’elle reste impuis­sante entre nos mains, que nous demeu­ri­ons mis­érable­ment sur la défen­sive der­rière une espèce de ligne Mag­inot héris­sée de pro­hi­bi­tions, d’in­ter­dic­tions comme si nous n’avions rien de mieux à faire que de garder la loi alors que notre voca­tion naturelle et sur­na­turelle est de l’ac­com­plir. En défen­dant l’homme du passé, c’est notre tra­di­tion révo­lu­tion­naire que je défends.

Bernanos s’ap­puie sur deux con­vic­tions fondamentales :

  • d’un côté la fragilité face au mal de la créa­ture déchue qu’est l’homme, fût-elle à l’im­age et ressem­blance de Dieu,
  • de l’autre, la toute puis­sance de la vérité engageant l’homme libre, son déposi­taire, à témoign­er pour elle :

    Ce que tant d’im­bé­ciles tien­nent pour des nuées creuses : la jus­tice, l’hon­neur, la foi, je les tiens pour des vivants, plus vivants qu’eux.

Ain­si, fidèle à la ligne suiv­ie dans toute son œuvre romanesque, Bernanos s’aven­ture en his­toire sur les chemins du péché et de la grâce, vers le fond obscur des con­sciences, dans la per­spec­tive du salut de hommes au dou­ble plan naturel et spirituel.

Dans le même esprit que celui de Dos­toïevs­ki, Bernanos n’est ni apol­o­giste, ni moral­iste [A3], il nous invite sim­ple­ment à ôter nos masques, nous inter­roger sur la part de vérité que nous croyons détenir et le rap­port que nous entretenons avec elle.

“La révolution” selon Bernanos

Bernanos va s’en expli­quer longue­ment (notam­ment dans La France con­tre les robots). L’his­toire, nous dit-il, a com­plète­ment altéré dans le lan­gage et dans les esprits le sens du mot révo­lu­tion. On peut y voir à la fois un signe et un fac­teur de démo­bil­i­sa­tion des élites.

De ce fait que les révo­lu­tions met­tent péri­odique­ment en péril l’or­dre social, les imbé­ciles en ont con­clu que l’e­sprit révo­lu­tion­naire était avant tout destructeur.

De cet autre fait que l’or­dre social a tou­jours été sous le con­trôle des élites et que l’idée révo­lu­tion­naire fut tou­jours exploitée, en apparence du moins, au prof­it des mass­es con­tre l’élite… les élites en ont fatale­ment con­clu qu’elles favori­saient la col­lec­tiv­ité con­tre l’in­di­vidu alors que l’or­dre cachait en lui cette tare mortelle de l’é­tatisme païen.

En con­séquence, Bernanos appelle de ses vœux une révo­lu­tion qui rap­pellerait dans son con­texte celle de 1789 où les élites sont à l’a­vant-garde d’un mou­ve­ment d’aspi­ra­tion à la liber­té, témoignant de leur foi en l’homme alors que par la suite et cent cinquante ans plus tard elles sont à l’ar­rière, à la traîne, trou­vant la chose par­faite­ment naturelle. C’est au peu­ple qu’elles pré­ten­dent laiss­er le risque de la recherche. Des class­es dirigeantes qui refusent de bouger d’un pouce que pour­rait-on imag­in­er de plus absurde, com­ment diriger sans guides, les class­es dirigeantes refusent de bouger mais le monde bouge sans elles.

Cette “révo­lu­tion man­quée de 1789”, Bernanos n’au­ra cesse d’y revenir depuis qu’en juil­let 1942 dans un arti­cle inti­t­ulé “La révo­lu­tion néces­saire”, il avait fait l’apolo­gie du “mou­ve­ment de 89”.

L’ex­tra­or­di­naire socia­bil­ité des hommes de ce siè­cle pour­tant si peu dévot, si lib­ertin, sem­ble comme un dernier reflet de l’an­tique fra­ter­nité des chré­tiens, leur indul­gence est merveilleuse…

… Les hommes de 89 croy­aient sincère­ment la France par­v­enue à un si haut degré de cul­ture qu’il ne dépendait plus que de sa volon­té, de son génie, d’af­franchir le genre humain non seule­ment des tyran­nies mais, en un délai plus ou moins court, des dis­ci­plines sociales elles-mêmes, le citoyen n’agis­sant plus que selon la Rai­son, sans aucune néces­sité de con­trainte. On peut sourire aujour­d’hui de ces illu­sions mais elles sont évidem­ment celles d’un peu­ple débor­dant de con­fi­ance en lui-même. J’a­joute qu’elles ne sem­blent pas avoir paru ridicules ou très pré­somptueuses aux con­tem­po­rains. En Alle­magne, en Autriche, en Russie, les esprits éclairés ne sont pas loin de croire en cet âge d’or. Du moins jugent-ils le peu­ple français plus capa­ble qu’un autre, de démon­tr­er dans un avenir prochain qu’une nation réelle­ment civil­isée peut se pass­er de tri­bunaux et de gendarmes…

La France qu’on aime c’est tou­jours la France de 1789 la France des idées nou­velles. Auprès de cette France-là comme celle du XIXe siè­cle paraît triste… elle a l’air de porter le deuil d’une révo­lu­tion man­quée… Le vête­ment est triste et laid, l’ar­chi­tec­ture est laide et triste. L’homme du XIXe siè­cle a bâti des maisons qui lui ressem­blent et il a logé le Bon Dieu aus­si mal que lui.

Oh je sais bien, il y a la pein­ture, la poésie, la musique, le génie de la France n’a pas subi d’é­clipses, c’est ce qui fait la valeur et l’in­térêt des signes que je viens de donner.

IV — La liberté selon Bernanos

Je crains pour la liber­té une crise ter­ri­ble qui mettra

en péril de mort la chré­tien­té universelle.
(Rio, 1945)

S’il est dans toute l’œu­vre de Bernanos un thème cen­tral fédéra­teur de tous les autres, un thème magis­trale­ment trans­posé de ses romans dans ses Écrits de com­bat, c’est bien celui de la liber­té humaine con­sub­stantielle à l’homme, chair de sa chair (Le Chemin de la Croix-des-âmes).

Bernanos a exalté la liber­té de l’homme comme peu d’écrivains laïcs l’ont fait avant lui (pen­sons surtout à Dos­toïevs­ki). L’idée dynamique qu’il s’en fait par­court toute son œuvre, jusqu’à jail­lir en stances pathé­tiques comme dans ce beau pas­sage de la Let­tre aux Anglais qu’il serait incidem­ment dom­mage de ne pas rappeler :

Hommes libres qui mourez en ce moment et dont nous ne savons pas même les noms. Hommes libres qui mourez seuls à l’aube entre des murs nus et livides, hommes livides qui mourez sans amis et sans prêtre, vos pau­vres yeux encore pleins de la douce mai­son famil­ière, hommes libres qui aux derniers pas que vous faites entre la prison et la fos­se, sen­tez refroidir sur vos épaules la sueur d’une nuit d’ag­o­nie, hommes libres qui mourez le défi à la bouche et vous aus­si qui mourez en pleu­rant — vous, oh vous qui vous deman­dez amère­ment si vous ne mourez pas en vain — le soupir qui s’échappe de vos poitrines crevées par les balles n’est enten­du de per­son­ne mais ce faible souf­fle est celui de l’Esprit.

Aux yeux de l’écrivain, la liber­té de l’homme est le mys­tère cen­tral, le plus angois­sant, aucun ne l’in­ter­pelle davantage.

Le scan­dale de l’u­nivers n’est pas la souf­france c’est la liber­té. Dieu a fait libre sa créa­tion. Voilà le scan­dale des scan­dales car tous les autres scan­dales procè­dent de lui. Oh je sais bien nous parais­sons être ici en pleine méta­physique, que voulez-vous que j’y fasse ?…

Il faut lire inté­grale­ment le texte de cette con­férence (pub­liée dans Les des­tinées) pronon­cée par l’écrivain le 4 avril 1947 dans la salle archicomble du lycée Carnot à Tunis, au prof­it des petites sœurs de Charles de Foucauld.

Ce jour-là, Bernanos, dans un lan­gage sim­ple, avec des images famil­ières, expli­quait à un audi­toire, boulever­sé par l’é­mo­tion, quelle sig­ni­fi­ca­tion revê­tait ce mys­tère dans une vie humaine inter­pel­lant à son insu le cœur de l’homme, davan­tage que sa rai­son mais sans y con­trevenir (cela est d’un autre ordre aurait dit Pas­cal).

Revenons six ans en arrière à un arti­cle pub­lié en 1941 au Brésil inti­t­ulé “Aux hommes d’Eu­rope”, on peut y lire :

… La liber­té est une force intérieure, une puis­sance de l’âme

Un peu­ple libre est celui qui compte sur une cer­taine pro­por­tion d’hommes fiers et si la pro­por­tion n’est pas atteinte à quoi bon le faire proclamer libre par les avocats.

Je ne me lasserai pas de répéter qu’il y a des hommes qui se van­tent d’aimer la liber­té parce qu’ils en jouis­sent. Loin de vouloir lui sac­ri­fi­er quoi que ce soit, ils enten­dent bien qu’elle leur épargne tout sac­ri­fice, qu’elle leur per­me­tte de s’en­graiss­er en paix… S’il est vrai (se dis­ent-ils) qu’un cer­tain dés­in­téresse­ment ou même héroïsme est indis­pens­able à toute démoc­ra­tie fût-elle réal­iste, je paierai pour qu’on soit héroïque ou dés­in­téressé à ma place…

Hommes d’Eu­rope ! Apprenez main­tenant au monde qu’il n’est de véri­ta­ble salut qu’en soi-même, que les sys­tèmes poli­tiques et soci­aux que nous présen­tent les avo­cats ne sauraient sup­pléer indéfin­i­ment à la défail­lance des esprits et des cœurs, et que la loi ne pro­tège effi­cace­ment qu’à con­di­tion d’être pro­tégée elle-même con­tre les cor­rup­teurs, par des hommes fiers en qui vit la tra­di­tion des lois non écrites de la Jus­tice selon l’Esprit.

La liber­té bernanosi­enne se situe donc au-delà de ses man­i­fes­ta­tions extérieures, telles que les lib­ertés civiques à la base de toute démoc­ra­tie, au-delà du pre­mier stade de la liber­té intérieure com­muné­ment appelée le libre arbi­tre (dans le vocab­u­laire des philosophes : liber­té “d’in­dif­férence” ou “d’indéter­mi­na­tion”). En défini­tive la liber­té bernanosi­enne est l’au­todéter­mi­na­tion ou capac­ité de l’homme à se déter­min­er, à être fidèle à soi-même, sans esprit de résig­na­tion à une soi-dis­ant fatal­ité. Nous ne sommes pas en effet déter­minés, mais seule­ment con­di­tion­nés par des libres choix qui, en engageant notre respon­s­abil­ité, ne font que déplac­er les fron­tières de notre liber­té par rap­port à autrui.

Que cela plaise ou non, on ne saurait oubli­er la dette fil­iale de notre civil­i­sa­tion occi­den­tale envers le judéo-chris­tian­isme, son dynamisme éman­ci­pa­teur et fon­da­teur sur les ruines du monde antique. À la fois révéla­tion (ou sup­posée telle) sur l’homme et révo­lu­tion libéra­trice sans cesse men­acée par l’im­placa­ble loi d’airain du rap­port des forces mais aus­si par les forces plus obscures au tra­vail dans le cœur humain. En d’autres ter­mes dans ce com­bat sans cesse à recom­mencer, la vig­i­lance de l’homme à préserv­er sa liber­té est dou­ble, devant s’ex­ercer envers autrui et envers lui-même.

On ne saurait sous-estimer, nous dit implicite­ment Bernanos, le rôle civil­isa­teur de la liber­té intérieure de l’homme engagé dans une aven­ture per­son­nelle ou col­lec­tive, même si elle peut paraître mal armée face au colos­sal déploiement des con­voitis­es de ses prédateurs.

Le prin­ci­pal obsta­cle se trou­ve dans l’homme lui-même, en effet pour beau­coup le sac­ri­fice de la liber­té est louable ou plutôt ce n’est pas un sac­ri­fice pour eux, c’est une habi­tude qui sim­pli­fie la vie, et elle la sim­pli­fie ter­ri­ble­ment en effet… Les tueurs se recru­tent par­mi les hommes ter­ri­ble­ment simplifiés…

Qu’est-ce que donc que la “liber­té intérieure” ?

La liber­té intérieure appelle à pren­dre par­ti pour le vrai et le faux, le mal ou le bien. Jadis l’homme chré­tien engageait du même coup son âme, la croy­ance méta­physique était pour lui une source inépuis­able d’én­ergie.

À cet égard et à maintes repris­es Bernanos invite à ne pas con­fon­dre la haute tra­di­tion libérale chré­ti­enne restée pure­ment spir­ituelle, à la poli­tique d’Église qui s’est his­torique­ment inspirée d’une tra­di­tion rivale plus anci­enne même : la tra­di­tion romaine de la rai­son d’É­tat celle de l’empire des Césars, dont elle était en quelque sorte l’héri­tière légitime, une colos­sale liq­ui­da­tion qu’elle n’avait pas réus­si à men­er jusqu’à son terme.

Or cette atti­tude chré­ti­enne de la vie risquée pour un enjeu qui la tran­scende a plus par­ti­c­ulière­ment mar­qué en pro­fondeur la men­tal­ité française à tra­vers les vicis­si­tudes de l’his­toire, sur­vivant aux effets de la déchris­tian­i­sa­tion. Bernanos n’a cessé de revenir sur cette sin­gu­lar­ité, non seule­ment dans ses écrits brésiliens (Nous autres Français, La France con­tre les robots) mais au cours des cycles de con­férences pronon­cées à son retour, où il s’at­tache à con­va­in­cre ses audi­toires de la per­ma­nence d’une voca­tion pro­pre à la France, dans le monde.

C’est ain­si que trai­tant du thème “L’e­sprit européen” aux ren­con­tres inter­na­tionales de Genève le 12 sep­tem­bre 1946 il insiste sur l’im­pératif de faire un monde pour les hommes libres, évo­quant particulièrement :

Cette liber­té intérieure qui était notre priv­ilège hérédi­taire et où nos enne­mis voy­aient non sans rai­son une incor­ri­gi­ble liber­té, puisque c’est vrai qu’elle nous fai­sait légers même dans l’er­reur, le péché, l’in­jus­tice, car nous étions plus légers qu’eux.

Écou­tons Bernanos s’in­ter­roger sur le prin­ci­pal drame de l’homme moderne :

Il est de ne plus s’en­gager parce qu’il n’a plus rien à engager. Quel est en effet le symp­tôme le plus général de cette anémie spir­ituelle ? Je répondrai : l’in­dif­férence à la vérité et au men­songe. Aujour­d’hui la pro­pa­gande prou­ve ce qu’elle veut et on accepte plus ou moins pas­sive­ment ce qu’elle pro­pose. Oh, sans doute cette indif­férence masque plutôt une fatigue et comme un écœure­ment de la fac­ulté de juge­ment mais la fac­ulté de juge­ment ne saurait s’ex­ercer sans un cer­tain engage­ment intérieur. Qui juge s’engage.

Ces derniers mots (c’est nous qui soulignons) nous livrent l’un des mes­sages essen­tiels de Bernanos déjà dévelop­pés à plusieurs repris­es dans ses romans, notam­ment Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne :

S’en­gager tout entier… la plu­part n’en­ga­gent dans la vie qu’une faible part, une part ridicule­ment faible de leur être… La damna­tion ne serait-elle pas de se décou­vrir trop tard, beau­coup trop tard après la mort, une âme absol­u­ment inutil­isée, encore soigneuse­ment pliée en qua­tre et gâtée comme cer­taines soies pré­cieuses, faute d’usage ? Quiconque se sert de son âme, si mal­adroite­ment qu’on le sup­pose, par­ticipe aus­sitôt à la vie uni­verselle, s’ac­corde à son rythme immense, entre de plain-pied dans cette com­mu­nion des saints qui est celle de tous les hommes de bonne volon­té aux­quels fut promise la paix. (C’est nous qui soulignons.)

Au-delà de ses réso­nances évangéliques, ce texte (la parabole de Lazare et du mau­vais riche) inter­pelle quiconque s’in­ter­roge sur le sens de sa liber­té comme de sa charité.

Il y a dans notre pays et ailleurs beau­coup “d’hommes de bonne volon­té”, indépen­dam­ment de leurs con­vic­tions religieuses, poli­tiques et autres.

C’est en défini­tive à eux tous, véri­ta­ble “sel de la terre”, qu’en­tend s’adress­er Bernanos et plus spé­ciale­ment à ses compatriotes.

Prochain arti­cle : “Moder­nité et liber­té” (Par­tie IV, mai 1999)

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[A1] “Les imbéciles”
Sous la plume de Bernanos, ce générique peu flat­teur, util­isé à tout pro­pos, revêt un sens très général, il englobe non seule­ment les myopes sur les événe­ments, se dis­pen­sant du seul effort dont ils sont réelle­ment inca­pables, celui de penser par eux-mêmes mais aus­si les égoïstes intel­li­gents… par­faite­ment capa­bles de mesur­er la portée des événe­ments mais préférant s’ar­rêter à mi-chemin et faire demi-tour. En un mot sont “imbé­ciles” à la fois ceux dont la lumière manque aux yeux et ceux dont les yeux se dérobent à la lumière, ce qui fait en défini­tive beau­coup de monde, nous tous ou presque ain­si que le sug­gère Bernanos dans quelques-unes de ses brèves for­mules que l’on pour­rait croire emprun­tées à La Rochefoucauld :
L’op­ti­misme est une forme sournoise de l’é­goïsme, une manière de se désol­i­daris­er du mal­heur d’autrui, sa vraie for­mule serait plutôt “après moi le déluge”.
Les opti­mistes sont des imbé­ciles heureux.
Les pes­simistes sont des imbé­ciles malheureux.
Se con­naître est la démangeai­son des imbé­ciles, il faut être ce que l’on est sim­ple­ment, sous le regard de Dieu sans savoir ce que l’on est.

[A2] L’his­to­rien, tou­jours en quête des réal­ités humaines au-delà des apparences, aurait beau jeu de démas­quer des arrière-pen­sées der­rière ce bel ent­hou­si­asme. D’un côté la peur con­tagieuse des désor­dres en cours (dans le Dauphiné et ailleurs, on pil­lait les châteaux) valait bien un signe fort d’a­paise­ment, de l’autre nom­breux étaient ceux (même dans le Tiers État alors déten­teur de la majorité des priv­ilèges attachés aux vieux droits féo­daux) qui espéraient en être indem­nisés. Le réveil fut bru­tal quand les jours suiv­ants on se mit en peine de met­tre au point les modal­ités pratiques.
Con­sciente du dan­ger d’en­lise­ment, l’assem­blée était résolue à aboutir rapi­de­ment : une semaine plus tard, elle abolis­sait pure­ment et sim­ple­ment le régime féo­dal et il ne lui fal­lut ensuite que deux semaines pour met­tre au point à par­tir d’un pro­jet de l’archevêque de Bor­deaux, un texte fameux, admirable de clarté et de con­ci­sion dans ses 17 arti­cles, véri­ta­ble charte des temps mod­ernes, la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme et du citoyen, mais il est vrai qu’en­tre-temps elle avait escamoté le volet com­bi­en plus épineux des “devoirs du citoyen”.

[A3] Il n’est peut-être pas inutile de rap­pel­er ici que fon­da­men­tale­ment le chris­tian­isme ne se résume pas en une morale, une loi, une esthé­tique voire même une sagesse, mais con­siste d’abord en la remise de soi à une per­son­ne pour agir dans sa vie avec elle.

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