Expertise de l’écriture de G. Bernanos

Présence de Bernanos – L’invincible espérance III – Les Écrits de combat

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998Par Gérard PILÉ (41)

I – Avant-propos

Nous avons accom­pa­gné Ber­na­nos au Bré­sil deve­nu sa seconde patrie, mais lais­sant son cœur dans la pre­mière allant jus­qu’au bout de la nuit fran­çaise à la ren­contre d’une autre aurore, espoir déçu à son retour, par le chaos poli­tique régnant, la pré­coce renon­cia­tion du géné­ral de Gaulle, mais gar­dant l’es­pé­rance de son pro­chain retour aux affaires de la France, seule chance de salut à ses yeux.

Nous l’a­vons vu à la fois dévo­ré par sa mis­sion et ses sou­cis de famille, arbi­trage com­bien dif­fi­cile, source de conflits inté­rieurs, de doutes sur la pre­mière, d’an­goisses pour la seconde. Quelle dis­pro­por­tion entre sa propre fai­blesse et la tâche déme­su­rée requise par sa mis­sion ! Est-il légi­time d’im­po­ser pri­va­tions et souf­frances à des êtres chers à cause des risques immenses que l’on a pris ?

J’ai mené une vie de chien, voi­là le sûr, je dis une vie de chien et non pas une chienne de vie. Je ne regrette pas de l’a­voir menée, mais elle a vrai­ment trop ser­vi, trop souf­fert, il a trop plu dedans.

On aurait donc tort (comme l’a fait Paul Clau­del) de voir en Ber­na­nos un homme aigri, désa­bu­sé, mal­heu­reux : cette exis­tence de labeur et d’an­goisse, de com­mu­nion au mal­heur de sa patrie et du monde s’ac­corde à son éthique chré­tienne de dépouille­ment, de par­ti­ci­pa­tion au mys­tère de la Sainte Ago­nie répan­due sur le monde. N’ac­cueille-t-il pas comme une grâce son état de pau­vre­té et l’in­vin­cible espé­rance qui le porte.

Il faut que ma voca­tion, mon tra­vail et ma vie ne fassent qu’un et que je sou­lève tout cela jus­qu’à lui…

J’ap­par­tiens de toute mon âme au dou­lou­reux trou­peau des hommes, je vou­drais savoir assez les aimer pour com­pa­tir à leur misère et non pour les uti­li­ser à des fins édifiantes…

Que pèsent en com­pa­rai­son sur l’autre pla­teau de la balance ses outrances ver­bales, ses juge­ments à l’emporte-pièce, ses ani­mo­si­tés per­son­nelles si ouver­te­ment affi­chés… ? Pas­sion et mesure ne vont-elles pas rare­ment de pair et Ber­na­nos, à qui manque tota­le­ment le don de patience, n’a jamais su gérer l’en­vers de ses qua­li­tés (comme ses inté­rêts maté­riels d’ailleurs).

Du moins savait-il recon­naître ses torts, ses erreurs, témoi­gner sa confu­sion, se reprendre, car ce n’é­tait jamais pour bles­ser ni humi­lier qu’il s’emportait. Il était dans sa nature de vivre inten­sé­ment l’instant.

Avant de quit­ter cet « homme de fureur et d’a­mour » (au dire de son fils Jean-Loup) écou­tons encore deux témoi­gnages éma­nant de confrères l’ayant bien connu, mais de tem­pé­ra­ment très dif­fé­rent si ce n’est une même pro­fes­sion de foi catho­lique, d’a­bord celui de Mau­riac qui avait dû essuyer les sar­casmes de Ber­na­nos aga­cé par « l’é­ro­tisme funèbre » de ses per­son­nages roma­nesques, trop occu­pés d’eux-mêmes.

On ne pou­vait pas ne pas aimer cet homme, sa puis­sance de vie et d’ac­cueil, géné­ro­si­té, ten­dresse, pro­di­gieux per­son­nage… les invec­tives les plus san­glantes de Ber­na­nos demeurent liées à une nappe sou­ter­raine de cha­ri­té qui a embra­sé toute sa vie.

Autre témoi­gnage, celui de Julien Green (l’au­teur de Mont-Cinère en 1926, d’Adrienne Mesu­rat en 1927…), der­nier sur­vi­vant d’une pres­ti­gieuse géné­ra­tion d’é­cri­vains. Inter­ro­gé sur Ber­na­nos peu de temps avant sa mort en août der­nier, ce grand nos­tal­gique de sa Vir­gi­nie natale, mys­tique et intro­ver­ti, après quelques réserves tou­chant sa tech­nique roma­nesque (éloge indi­rect de son art à lui ?) n’en concluait pas moins : « Un tem­pé­ra­ment… Il nous manque. »

En quoi Ber­na­nos man­que­rait-il à notre temps ? Telle est la ques­tion abor­dée ici. Le récit de sa vie et des témoi­gnages concor­dants nous révèlent qu’il a lais­sé à ses contem­po­rains le sou­ve­nir d’une extra­or­di­naire pré­sence, d’une voix libre qua­si pro­phé­tique, s’é­le­vant dans le désert et le désar­roi moral d’an­nées tra­giques où il s’en était fal­lu de peu que l’Eu­rope et sa vieille civi­li­sa­tion ne sombrent corps et âme.

Une telle voix ne man­que­rait-elle pas à notre temps où les motifs d’an­goisse se mul­ti­plient ? Le grand oublié ne serait-il pas une fois de plus l’être, la per­sonne humaine car c’est bien ce que n’a ces­sé de pro­cla­mer Ber­na­nos dans ses Écrits de com­bat. Ces der­niers n’ont certes jamais pré­ten­du appor­ter des solu­tions concrètes, du moins avaient-ils valeur d’a­ver­tis­se­ment, d’ap­pel à la vigi­lance hors des­quels aucun sur­saut salu­taire n’est pos­sible, avant que n’ad­vienne l’heure des ténèbres.

À l’ex­cep­tion des Grands Cime­tières sous la lune, le plus ache­vé, le plus pathé­tique d’entre eux, les Écrits de com­bat res­tent dans l’en­semble presque igno­rés d’un public, enclin à n’y voir que des écrits de cir­cons­tance liés à la der­nière guerre mon­diale, ce cau­che­mar dont le sou­ve­nir ter­ri­fiant hante tou­jours notre ima­gi­naire (pen­sons ici au film Le Sol­dat Ryan).

Il faut d’a­bord consi­dé­rer que l’on se trouve en pré­sence d’un ensemble d’é­crits aus­si vaste que poly­morphe : livres, essais inache­vés, articles de presse, confé­rences, inter­views… C’est très pro­gres­si­ve­ment, après la mort de l’é­cri­vain qu’ils ont été soit réédi­tés, soit sau­vés de la dis­pa­ri­tion au prix d’un patient tra­vail de recherche et de recons­ti­tu­tion, en sorte qu’il a fal­lu attendre 1995 (soit vingt-quatre ans après le tome I) la sor­tie du tome II des « Écrits de com­bat » de La Pléiade (un fort volume de 1 950 pages !).

Une syn­thèse en paraît aus­si pré­ma­tu­rée que pro­blé­ma­tique. Il convient de lais­ser au temps le soin de mieux nous révé­ler la pro­fon­deur d’une pen­sée qui ne se dévoile que par degrés. Com­ment en effet résu­mer une œuvre essen­tiel­le­ment jour­na­lis­tique et orale où la pen­sée vivante se donne libre cours, jaillit spon­ta­né­ment hors des contraintes de la nar­ra­tion roma­nesque, rebon­dit, se renou­velle au gré des cir­cons­tances qui la sol­li­citent. La réflexion ber­na­no­sienne par ailleurs si per­son­na­li­sée sort tou­jours appau­vrie et déco­lo­rée quand on pré­tend la concep­tua­li­ser. Ses meilleurs exé­gètes l’ont si bien com­pris qu’ils s’ef­facent la plu­part du temps der­rière ses textes, n’ayant pour cela, faut-il le redire, que l’embarras du choix.

Que faire d’autre ici, sinon de pui­ser dans les Écrits de com­bat, paroles d’un homme libre adres­sées au cœur et à la rai­son d’autres hommes libres. Le lec­teur ne s’é­ton­ne­ra donc pas si pour l’es­sen­tiel, comme pré­cé­dem­ment, ce pro­pos modeste est fait d’ex­traits de ses écrits, pré­le­vés ici et là, ne don­nant qu’une idée bien frag­men­taire d’une œuvre inimitable.

Libre à cha­cun de par­ta­ger ou non la vision ber­na­no­sienne. Du moins la luci­di­té de son regard en son temps nous invite-t-elle à ne pas prendre à la légère ses aver­tis­se­ments et à y réflé­chir. On ne sau­rait cepen­dant dis­si­mu­ler la dif­fi­cul­té qu’il y a aujourd’­hui à les entendre, étant don­né la tyran­nie dif­fuse exer­cée par ce qu’on peut appe­ler « le pen­sable pos­sible » notam­ment en matière d’é­thique du bien et du mal.

La réflexion ber­na­no­sienne ne s’é­claire que si l’on prend d’a­bord le soin et le temps néces­saires pour décou­vrir les fils conduc­teurs de l’ins­pi­ra­tion des Écrits de combat.

Tel est plus pré­ci­sé­ment l’ob­jet de ce propos.

II – Scandale de la vérité

Que vou­lez-vous, c’est très embê­tant de réfléchir
sur cer­tains pro­blèmes qu’on a pris l’habitude
de consi­dé­rer comme résolus.

Ber­na­nos inau­gure la longue suite de ses écrits bré­si­liens par une tri­lo­gie dont la rédac­tion s’é­che­lonne de sep­tembre 1938 à avril 1940 : Nous autres Fran­çais, Scan­dale de la véri­té, Les Enfants humiliés.
Le pre­mier est une réac­tion à chaud, un cri d’in­di­gna­tion à l’an­nonce de Munich. Je me trouve dans ce scan­dale comme dans un buis­son d’é­pines et chaque effort que je fais m’ar­rache la peau. Le deuxième entame une réflexion appro­fon­die sur cet évé­ne­ment, tan­dis que le der­nier ouvrage (seule­ment publié en 1949) est un mes­sage d’es­pé­rance récla­mant pour la France vain­cue, dont l’hon­neur est à refaire, un sou­ve­rain la réta­blis­sant dans sa digni­té et réha­bi­li­tant la ver­tu poli­tique de l’honneur.
Faute de place, nous avons sélec­tion­né dans cette tri­lo­gie anti­mu­ni­choise : Scan­dale de la véri­té, opus­cule ache­vé en jan­vier 1939, publié trois mois plus tard à Paris, assu­rant la tran­si­tion entre Les Grands Cime­tières et cette sorte de « Jour­nal de la Deuxième Guerre mon­diale » que sont les écrits bré­si­liens dont il pré­fi­gure les prin­ci­paux thèmes, les pré­face en quelque sorte.

...Je dis­tingue volon­tiers entre M. Maur­ras et M. Jau­rès. Il n’en est pas moins vrai que leurs des­ti­nées poli­tiques se res­semblent. Tous les deux huma­nistes, tous les deux pro­fes­seurs, éga­le­ment igno­rants ou secrè­te­ment dédai­gneux du vrai peuple, éga­le­ment experts à par­ler le lan­gage de l’ac­tion, à noyer l’ac­tion réelle dans la phra­séo­lo­gie de l’ac­tion, à l’a­mor­tir, à l’é­touf­fer… Le pre­mier a pous­sé peu à peu son par­ti dans le cul-de-sac de l’u­nion des gauches, comme le second jette le sien dans l’im­passe de l’u­nion des droites.

En fait l’in­té­rêt de Scan­dale de la véri­té est double : c’est d’a­bord l’his­toire, le résu­mé magis­tral d’une faillite. Com­ment la France a‑t-elle pu, de démis­sion en démis­sion, en arri­ver là ? C’est aus­si le dia­logue de l’é­cri­vain avec lui-même, un retour sur son pas­sé. : en 1938, après deux dures années d’é­preuves et d’in­tense créa­tion, Ber­na­nos sent le besoin d’un nou­veau souffle, regard inter­ro­ga­teur de l’homme mûri, arri­vé à un car­re­four de sa vie et de ses enga­ge­ments. N’est-il pas natu­rel en un tel moment de consul­ter un guide, un maître ? En l’oc­cur­rence Péguy pour qui le sur­na­tu­rel est lui-même natu­rel, Péguy de Notre jeu­nesse dont il se sent si proche, auquel il ne cesse désor­mais de se réfé­rer. Certes Péguy, répu­bli­cain sans repen­tirs et Ber­na­nos, fidèle monar­chiste ne campent pas sur une même rive poli­tique, mais qu’im­porte, ne se font-ils pas la même idée de l’hon­neur de leur patrie et de son bap­tême chré­tien. Or Péguy et lui ont vécu des illu­sions com­pa­rables et Ber­na­nos de citer Péguy socia­liste drey­fu­sard s’a­vouant floué par Jaurès :

« Ce poli­tique qui avait fait sem­blant d’être pro­fes­seur… sem­blant d’être un intel­lec­tuel… sem­blant d’être des nôtres… Dieu sait si nous étions des âmes simples, des pauvres gens, des petites gens… »

Il dresse un réqui­si­toire acca­blant contre Maur­ras, contre le ter­ro­risme intel­lec­tuel que lui et ses sup­pôts ont exer­cé durant plu­sieurs décen­nies sur la droite fran­çaise, Maur­ras dont le pres­tige reste assez grand en juin 1938 pour finir au musée avec un bicorne (son admis­sion à l’A­ca­dé­mie fran­çaise par 20 voix contre 11).

N’est-il pas énorme d’en­tendre M. Maur­ras par­ler au nom de la tra­di­tion fran­çaise alors qu’il reste volon­tai­re­ment étran­ger à la part la plus pré­cieuse de notre héri­tage natio­nal : la chré­tien­té fran­çaise… Il était d’au­tant plus farou­che­ment inté­griste qu’il n’a­vait pas la foi…

Sa force est de haïr la pen­sée d’au­trui d’une haine vigi­lante, char­nelle, qui a la puis­sance et le mou­ve­ment de l’a­mour. C’est par là qu’il féconde des mil­liers d’im­bé­ciles [A1] qui ne l’ont pas lu ou l’ont lu sans le comprendre…

Les petits mufles de la nou­velle géné­ra­tion réa­liste (Maur­ras, Doriot, Laval… Car­buc­cia, etc.) auront beau m’é­cla­ter de rire au nez, je ne leur en veux pas, comme dirait Péguy, de jouer le tem­po­rel mais ils jouent le tem­po­rel et le spi­ri­tuel à la fois, c’est ce qui me dégoûte. Jouer le tem­po­rel avec les puis­sants de ce monde et en même temps faire appel à la mys­tique et à l’argent des pauvres, non !

Ils méprisent la mys­tique mais s’en servent sans ver­gogne. Vous avez soif d’i­déal, nous vous four­ni­rons d’i­déal : aux « poi­lus » de gauche, la mys­tique paci­fiste, aux poi­lus de droite la mys­tique natio­na­liste, cha­cun la sienne et ren­trez tran­quille­ment chez vous, lorsque la France sera réveillée, elle vous enver­ra le percepteur…

Bernanos « monarchiste »

Ouvrons ici une longue paren­thèse. On sait que Ber­na­nos n’a jamais varié dans ses convic­tions monar­chistes dont il s’est expli­qué à maintes reprises. Rete­nons en la com­po­sante essen­tielle, son côté « popu­liste », insé­pa­rable de l’i­dée mys­tique qu’il se fait de la France et de sa voca­tion dans le monde.

Que le chré­tien Ber­na­nos garde au fond de l’âme la nos­tal­gie d’une France pétrie dans la foi chré­tienne, celle des siècles de saint Ber­nard et de saint Louis (magis­tra­le­ment décrits par Régine Per­noud, cette grande his­to­rienne dis­pa­rue cette année), nul ne son­ge­rait à s’en éton­ner comme à le lui repro­cher d’au­tant qu’il n’en est pas plus dupe que des rêves ense­ve­lis de sa jeu­nesse, mais à ses yeux, la France reste une per­sonne tem­po­relle et spi­ri­tuelle ayant vécu dans sa jeu­nesse une expé­rience pri­vi­lé­giée à tra­vers sa monar­chie, comme l’en­fance de tout homme est ouverte à l’in­fluence du sur­na­tu­rel. Il n’en est pas moins pué­ril d’a­jou­ter foi au phan­tasme d’une « monar­chie de droit divin », concept com­plai­sam­ment « inven­té par des théo­lo­giens courtisans ».

Nos pères n’en deman­daient pas tant, ils avaient fait avec leurs rois une sorte de pacte qui pour­rait s’é­non­cer ain­si : Nous vou­lons une France grande puis­sante et riche afin d’y vivre hono­ra­ble­ment, mais nous savons aus­si que la conquête et la défense de tant de biens sont dif­fi­ciles et dangereuses…

Vous êtes des princes chré­tiens, vous répon­dez de nous sur votre salut, arran­gez-vous pour faire votre poli­tique… sans man­quer à la loi de Dieu… N’é­tant pas plus que nous à l’a­bri des ten­ta­tions et des fautes, nous exi­geons seule­ment que vous péchiez en chré­tiens bap­ti­sés, non en païens, que vous soyez des hommes comme nous et non la Rai­son d’É­tat, cette déesse à laquelle nous n’a­vons pas don­né notre foi…

L’homme de l’An­cien Régime avait la conscience catho­lique, le cœur et le cer­veau monar­chistes, le tem­pé­ra­ment répu­bli­cain. C’est un type humain beau­coup trop riche, hors de la por­tée des intel­lec­tuels bourgeois…

Ain­si l’an­cienne monar­chie fran­çaise avait fait un peuple ayant gar­dé l’es­prit de jeu­nesse, rêvant de liber­té et de jus­tice uni­ver­selle, capable après mille ans d’exis­tence de s’en­flam­mer pour cette cité har­mo­nieuse dont parle Charles Péguy. Ber­na­nos et ce der­nier éprouvent en effet la même fas­ci­na­tion pour les hommes de 1789 haïs par les conser­va­teurs natio­naux parce qu’ils les sentent plus jeunes qu’eux, tel­le­ment plus jeunes…

Et Ber­na­nos de don­ner comme exemple de l’es­prit de jeu­nesse et de la volon­té de réforme secouant l’an­cienne socié­té fran­çaise, la nuit du 4 août 1789 [A2] que les imbé­ciles natio­naux ridi­cu­lisent à l’en­vi parce que l’a­ban­don volon­taire des pri­vi­lèges est bien la seule forme de folie dont ils soient inca­pables… Et c’est vrai que la vieille France monar­chiste s’est comme abî­mée dans le plus pro­di­gieux élan de réforme qu’on ait jamais vu dans l’histoire.

Reli­sant Notre jeu­nesse Ber­na­nos y décèle un mys­té­rieux paral­lé­lisme entre deux évé­ne­ments appa­rem­ment bien dis­tincts et dis­tants : l’af­faire Drey­fus et l’af­faire de Munich, cette farce macabre, cette sorte de fausse couche de la France vio­lée pen­dant son som­meil. Il rap­pelle sur la pre­mière le juge­ment de Péguy :

Il faut le dire avec solen­ni­té, l’af­faire Drey­fus fut une affaire élue, elle fut une crise émi­nente dans trois his­toires elles-mêmes émi­nentes… l’his­toire d’Is­raël… l’his­toire de France… elle fut sur­tout une crise émi­nente dans l’his­toire de la chrétienté.

Ber­na­nos per­çoit que la capi­tu­la­tion de Munich, venant après les guerres d’A­bys­si­nie et d’Es­pagne, qui leur fait écho, est aus­si une affaire élue, ouvre sur une crise majeure, une tra­gé­die pour la France, le monde, la chré­tien­té et… Israël (cela Ber­na­nos le dis­cerne encore mal, même si l’ex-dis­ciple de Dru­mont va se faire désor­mais soli­daire du peuple juif, rejoi­gnant Péguy, dénon­çant l’an­ti­sé­mi­tisme comme blas­phé­ma­toire, comme un refus du mys­tère de l’In­car­na­tion. Le patrio­tisme de Ber­na­nos va prendre ici sa forme défi­ni­tive oppo­sée au chau­vi­nisme, celui de l’homme por­tant sur sa patrie le regard du pro­prié­taire sur son domaine jau­gé à son éten­due et sa richesse.

Vocation historique de la France

La France, nous dit Ber­na­nos, a une voca­tion his­to­rique, déjà ins­crite dans sa haute tra­di­tion chré­tienne, celle de pro­mou­voir l’es­prit de liber­té et de jus­tice entre les peuples, le res­pect et la défense du faible contre l’op­pres­seur. Le Monde attend autre chose d’elle que de perdre son âme à vou­loir bien en vain riva­li­ser avec les puis­sants, plus experts qu’elle dans l’art du men­songe et l’hy­po­cri­sie politique.

Reve­nant en arrière, il réca­pi­tule les abdi­ca­tions en chaîne de la France, cer­née de tous côtés par la menace tota­li­taire sous dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions idéo­lo­giques (le nazisme, « la race » ; le fas­cisme, « la nation » ; le fran­quisme, « le clan »). Ayant per­du confiance en son des­tin, notre pays s’é­tait cru avi­sé de jouer la carte du (soi-disant) réa­lisme poli­tique consis­tant notam­ment à faire le jeu de la poli­tique impé­riale de l’I­ta­lie, avec la pas­si­vi­té com­plice d’une opi­nion mani­pu­lée par une presse fas­ci­sante aux mains de faux maîtres à pen­ser, poli­tique de Gri­bouille dont Ber­na­nos dénonce les contra­dic­tions et inconséquences :

On mau­dit l’i­dole tota­li­taire à Ber­lin, on la tolère à Rome, on l’exalte à Burgos.

Est-ce qu’on nous prend pour des imbé­ciles ? Hit­ler jus­ti­fie en Alle­magne l’es­prit de guerre, mais Mus­so­li­ni pra­tique la même lit­té­ra­ture aux applau­dis­se­ments du cler­gé fasciste.

Et Ber­na­nos de rap­pe­ler l’ab­jecte guerre d’A­bys­si­nie (ren­due pos­sible par l’a­ban­don en 1935 de la Soma­lie par Laval), la consé­cra­tion solen­nelle du nou­vel empire (Vic­tor-Emma­nuel III, empe­reur d’A­bys­si­nie !) à Notre-Dame de l’Y­pé­rite (allu­sion à l’emploi de gaz de com­bat), c’est aus­si la pre­mière fois qu’une nation catho­lique patrie du Sou­ve­rain Pon­tife se vante cyni­que­ment de tenir le Droit inter­na­tio­nal pour hypo­crite. (Les sanc­tions décré­tées par la SDN, aux­quelles se ral­lie la France en traî­nant les pieds, gênent alors l’Italie.)

Si nul his­to­rien sérieux ne conteste aujourd’­hui cette ana­lyse, il n’en fut pas de même sur le moment où on crut de bon ton (même chez ceux qui n’é­taient pas loin de par­ta­ger les idées de Ber­na­nos), de dénon­cer l’i­nop­por­tu­ni­té et la vio­lence de ses cri­tiques, belle illus­tra­tion de ce banal constat : il n’y a que la véri­té qui gêne. En réa­li­té le grand scan­dale aux yeux du chré­tien Ber­na­nos est avant tout l’ab­di­ca­tion de la chré­tien­té se tai­sant non seule­ment en Espagne mais aus­si en Ita­lie où les « Mon­si­gno­ri réa­listes » pèsent abu­si­ve­ment sur la poli­tique vaticane.

Même s’il s’est tou­jours défen­du avec force de jouer au pro­phète, se jugeant un homme très ordi­naire dépour­vu d’un hypo­thé­tique sixième sens, Ber­na­nos ne s’en com­porte pas moins, à sa manière véhé­mente, comme un pro­phète de l’An­cien Tes­ta­ment pour qui l’a­pa­nage d’Is­raël était moins la Terre pro­mise que son élec­tion au plan divin, son risque majeur étant bien moins la ser­vi­tude que l’apostasie.

III – Bernanos et l’Histoire

Ber­na­nos : la foi qui fait l’histoire.
(Mon­sei­gneur J.-M. Lustiger)


L’expertise par Hélène Sadoul de l’écriture de G. Ber­na­nos “ Incli­née, liée, mesu­rée, douce, … de sa signa­ture claire, simple, angu­leuse, éton­na­ment sem­blable à elle-même … ” confirme en tous points son excep­tion­nelle personnalité.

Le moment est venu de mieux sai­sir le rôle et la por­tée du dia­logue de Ber­na­nos avec l’histoire.

Quand il nous y entraîne et Dieu sait avec quelle pas­sion (On ne sait pas l’his­toire, voi­là le mal­heur !) c’est pour cher­cher à expli­quer le pré­sent, lui décou­vrir un sens.

Nous avons tort de mettre le pas­sé der­rière nous, il nous cède le pas un moment par poli­tesse mais comme le loup du petit Cha­pe­ron rouge, il prend par le che­min le plus court que nous ne connais­sons pas et il va nous attendre dans l’É­ter­nel… J’aime le pas­sé, pré­ci­sé­ment pour ne pas être un pas­séiste, je défie qu’on trouve dans mes livres aucune de ces écœu­rantes miè­vre­ries sen­ti­men­tales dont sont pro­digues les dévots du « bon vieux temps »…

À sa manière, cette vision toute dyna­mique s’ins­crit dans la tra­di­tion his­to­rique de quête de sens du siècle der­nier (Miche­let…, Toc­que­ville) mais elle se veut réso­lu­ment cen­trée sur la face interne de l’his­toire, pre­nant comme fils conduc­teur des évé­ne­ments, les consciences, les men­ta­li­tés, « l’i­ma­gi­naire col­lec­tif ». Démarche mar­gi­nale plus intui­tive que démons­tra­tive. Elle se veut le regard d’une conscience chré­tienne de part en part, et de pied en cap, réagis­sant à l’é­vé­ne­ment, n’hé­si­tant pas à y por­ter la lumière de Dieu, non avec l’in­sup­por­table et illu­soire pré­ten­tion de pos­sé­der la véri­té mais enten­dant, ce qui est tout autre chose, lui appar­te­nir, plus exac­te­ment la ser­vir, la cher­cher avec pas­sion. Une telle atti­tude n’est rece­vable qu’as­sor­tie d’une foi simple, vécue au quo­ti­dien, d’un esprit d’hu­mi­li­té pros­cri­vant l’orgueil.

Le grand mal­heur de ce monde, la grande pitié de ce monde ce n’est pas qu’il y ait des impies mais que nous soyons des chré­tiens si médiocres, car je crains de plus en plus que ce ne soit nous qui per­dions le monde, que ce soit nous qui atti­rions sur lui la foudre.

Quelle folie de pré­tendre nous jus­ti­fier en nous van­tant orgueilleu­se­ment de pos­sé­der la véri­té, la véri­té plé­nière et vivante, celle qui délivre et qui sauve puis­qu’elle reste impuis­sante entre nos mains, que nous demeu­rions misé­ra­ble­ment sur la défen­sive der­rière une espèce de ligne Magi­not héris­sée de pro­hi­bi­tions, d’in­ter­dic­tions comme si nous n’a­vions rien de mieux à faire que de gar­der la loi alors que notre voca­tion natu­relle et sur­na­tu­relle est de l’ac­com­plir. En défen­dant l’homme du pas­sé, c’est notre tra­di­tion révo­lu­tion­naire que je défends.

Ber­na­nos s’ap­puie sur deux convic­tions fondamentales :

  • d’un côté la fra­gi­li­té face au mal de la créa­ture déchue qu’est l’homme, fût-elle à l’i­mage et res­sem­blance de Dieu,
  • de l’autre, la toute puis­sance de la véri­té enga­geant l’homme libre, son dépo­si­taire, à témoi­gner pour elle :

    Ce que tant d’im­bé­ciles tiennent pour des nuées creuses : la jus­tice, l’hon­neur, la foi, je les tiens pour des vivants, plus vivants qu’eux.

Ain­si, fidèle à la ligne sui­vie dans toute son œuvre roma­nesque, Ber­na­nos s’a­ven­ture en his­toire sur les che­mins du péché et de la grâce, vers le fond obs­cur des consciences, dans la pers­pec­tive du salut de hommes au double plan natu­rel et spirituel.

Dans le même esprit que celui de Dos­toïevs­ki, Ber­na­nos n’est ni apo­lo­giste, ni mora­liste [A3], il nous invite sim­ple­ment à ôter nos masques, nous inter­ro­ger sur la part de véri­té que nous croyons déte­nir et le rap­port que nous entre­te­nons avec elle.

« La révolution » selon Bernanos

Ber­na­nos va s’en expli­quer lon­gue­ment (notam­ment dans La France contre les robots). L’his­toire, nous dit-il, a com­plè­te­ment alté­ré dans le lan­gage et dans les esprits le sens du mot révo­lu­tion. On peut y voir à la fois un signe et un fac­teur de démo­bi­li­sa­tion des élites.

De ce fait que les révo­lu­tions mettent pério­di­que­ment en péril l’ordre social, les imbé­ciles en ont conclu que l’es­prit révo­lu­tion­naire était avant tout destructeur.

De cet autre fait que l’ordre social a tou­jours été sous le contrôle des élites et que l’i­dée révo­lu­tion­naire fut tou­jours exploi­tée, en appa­rence du moins, au pro­fit des masses contre l’é­lite… les élites en ont fata­le­ment conclu qu’elles favo­ri­saient la col­lec­ti­vi­té contre l’in­di­vi­du alors que l’ordre cachait en lui cette tare mor­telle de l’é­ta­tisme païen.

En consé­quence, Ber­na­nos appelle de ses vœux une révo­lu­tion qui rap­pel­le­rait dans son contexte celle de 1789 où les élites sont à l’a­vant-garde d’un mou­ve­ment d’as­pi­ra­tion à la liber­té, témoi­gnant de leur foi en l’homme alors que par la suite et cent cin­quante ans plus tard elles sont à l’ar­rière, à la traîne, trou­vant la chose par­fai­te­ment natu­relle. C’est au peuple qu’elles pré­tendent lais­ser le risque de la recherche. Des classes diri­geantes qui refusent de bou­ger d’un pouce que pour­rait-on ima­gi­ner de plus absurde, com­ment diri­ger sans guides, les classes diri­geantes refusent de bou­ger mais le monde bouge sans elles.

Cette « révo­lu­tion man­quée de 1789 », Ber­na­nos n’au­ra cesse d’y reve­nir depuis qu’en juillet 1942 dans un article inti­tu­lé « La révo­lu­tion néces­saire », il avait fait l’a­po­lo­gie du « mou­ve­ment de 89 ».

L’ex­tra­or­di­naire socia­bi­li­té des hommes de ce siècle pour­tant si peu dévot, si liber­tin, semble comme un der­nier reflet de l’an­tique fra­ter­ni­té des chré­tiens, leur indul­gence est merveilleuse…

… Les hommes de 89 croyaient sin­cè­re­ment la France par­ve­nue à un si haut degré de culture qu’il ne dépen­dait plus que de sa volon­té, de son génie, d’af­fran­chir le genre humain non seule­ment des tyran­nies mais, en un délai plus ou moins court, des dis­ci­plines sociales elles-mêmes, le citoyen n’a­gis­sant plus que selon la Rai­son, sans aucune néces­si­té de contrainte. On peut sou­rire aujourd’­hui de ces illu­sions mais elles sont évi­dem­ment celles d’un peuple débor­dant de confiance en lui-même. J’a­joute qu’elles ne semblent pas avoir paru ridi­cules ou très pré­somp­tueuses aux contem­po­rains. En Alle­magne, en Autriche, en Rus­sie, les esprits éclai­rés ne sont pas loin de croire en cet âge d’or. Du moins jugent-ils le peuple fran­çais plus capable qu’un autre, de démon­trer dans un ave­nir pro­chain qu’une nation réel­le­ment civi­li­sée peut se pas­ser de tri­bu­naux et de gendarmes…

La France qu’on aime c’est tou­jours la France de 1789 la France des idées nou­velles. Auprès de cette France-là comme celle du XIXe siècle paraît triste… elle a l’air de por­ter le deuil d’une révo­lu­tion man­quée… Le vête­ment est triste et laid, l’ar­chi­tec­ture est laide et triste. L’homme du XIXe siècle a bâti des mai­sons qui lui res­semblent et il a logé le Bon Dieu aus­si mal que lui.

Oh je sais bien, il y a la pein­ture, la poé­sie, la musique, le génie de la France n’a pas subi d’é­clipses, c’est ce qui fait la valeur et l’in­té­rêt des signes que je viens de donner.

IV – La liberté selon Bernanos

Je crains pour la liber­té une crise ter­rible qui mettra

en péril de mort la chré­tien­té universelle.
(Rio, 1945)

S’il est dans toute l’œuvre de Ber­na­nos un thème cen­tral fédé­ra­teur de tous les autres, un thème magis­tra­le­ment trans­po­sé de ses romans dans ses Écrits de com­bat, c’est bien celui de la liber­té humaine consub­stan­tielle à l’homme, chair de sa chair (Le Che­min de la Croix-des-âmes).

Ber­na­nos a exal­té la liber­té de l’homme comme peu d’é­cri­vains laïcs l’ont fait avant lui (pen­sons sur­tout à Dos­toïevs­ki). L’i­dée dyna­mique qu’il s’en fait par­court toute son œuvre, jus­qu’à jaillir en stances pathé­tiques comme dans ce beau pas­sage de la Lettre aux Anglais qu’il serait inci­dem­ment dom­mage de ne pas rappeler :

Hommes libres qui mou­rez en ce moment et dont nous ne savons pas même les noms. Hommes libres qui mou­rez seuls à l’aube entre des murs nus et livides, hommes livides qui mou­rez sans amis et sans prêtre, vos pauvres yeux encore pleins de la douce mai­son fami­lière, hommes libres qui aux der­niers pas que vous faites entre la pri­son et la fosse, sen­tez refroi­dir sur vos épaules la sueur d’une nuit d’a­go­nie, hommes libres qui mou­rez le défi à la bouche et vous aus­si qui mou­rez en pleu­rant – vous, oh vous qui vous deman­dez amè­re­ment si vous ne mou­rez pas en vain – le sou­pir qui s’é­chappe de vos poi­trines cre­vées par les balles n’est enten­du de per­sonne mais ce faible souffle est celui de l’Esprit.

Aux yeux de l’é­cri­vain, la liber­té de l’homme est le mys­tère cen­tral, le plus angois­sant, aucun ne l’in­ter­pelle davantage.

Le scan­dale de l’u­ni­vers n’est pas la souf­france c’est la liber­té. Dieu a fait libre sa créa­tion. Voi­là le scan­dale des scan­dales car tous les autres scan­dales pro­cèdent de lui. Oh je sais bien nous parais­sons être ici en pleine méta­phy­sique, que vou­lez-vous que j’y fasse ?…

Il faut lire inté­gra­le­ment le texte de cette confé­rence (publiée dans Les des­ti­nées) pro­non­cée par l’é­cri­vain le 4 avril 1947 dans la salle archi­comble du lycée Car­not à Tunis, au pro­fit des petites sœurs de Charles de Foucauld.

Ce jour-là, Ber­na­nos, dans un lan­gage simple, avec des images fami­lières, expli­quait à un audi­toire, bou­le­ver­sé par l’é­mo­tion, quelle signi­fi­ca­tion revê­tait ce mys­tère dans une vie humaine inter­pel­lant à son insu le cœur de l’homme, davan­tage que sa rai­son mais sans y contre­ve­nir (cela est d’un autre ordre aurait dit Pas­cal).

Reve­nons six ans en arrière à un article publié en 1941 au Bré­sil inti­tu­lé « Aux hommes d’Eu­rope », on peut y lire :

… La liber­té est une force inté­rieure, une puis­sance de l’âme

Un peuple libre est celui qui compte sur une cer­taine pro­por­tion d’hommes fiers et si la pro­por­tion n’est pas atteinte à quoi bon le faire pro­cla­mer libre par les avocats.

Je ne me las­se­rai pas de répé­ter qu’il y a des hommes qui se vantent d’ai­mer la liber­té parce qu’ils en jouissent. Loin de vou­loir lui sacri­fier quoi que ce soit, ils entendent bien qu’elle leur épargne tout sacri­fice, qu’elle leur per­mette de s’en­grais­ser en paix… S’il est vrai (se disent-ils) qu’un cer­tain dés­in­té­res­se­ment ou même héroïsme est indis­pen­sable à toute démo­cra­tie fût-elle réa­liste, je paie­rai pour qu’on soit héroïque ou dés­in­té­res­sé à ma place…

Hommes d’Eu­rope ! Appre­nez main­te­nant au monde qu’il n’est de véri­table salut qu’en soi-même, que les sys­tèmes poli­tiques et sociaux que nous pré­sentent les avo­cats ne sau­raient sup­pléer indé­fi­ni­ment à la défaillance des esprits et des cœurs, et que la loi ne pro­tège effi­ca­ce­ment qu’à condi­tion d’être pro­té­gée elle-même contre les cor­rup­teurs, par des hommes fiers en qui vit la tra­di­tion des lois non écrites de la Jus­tice selon l’Esprit.

La liber­té ber­na­no­sienne se situe donc au-delà de ses mani­fes­ta­tions exté­rieures, telles que les liber­tés civiques à la base de toute démo­cra­tie, au-delà du pre­mier stade de la liber­té inté­rieure com­mu­né­ment appe­lée le libre arbitre (dans le voca­bu­laire des phi­lo­sophes : liber­té « d’in­dif­fé­rence » ou « d’in­dé­ter­mi­na­tion »). En défi­ni­tive la liber­té ber­na­no­sienne est l’au­to­dé­ter­mi­na­tion ou capa­ci­té de l’homme à se déter­mi­ner, à être fidèle à soi-même, sans esprit de rési­gna­tion à une soi-disant fata­li­té. Nous ne sommes pas en effet déter­mi­nés, mais seule­ment condi­tion­nés par des libres choix qui, en enga­geant notre res­pon­sa­bi­li­té, ne font que dépla­cer les fron­tières de notre liber­té par rap­port à autrui.

Que cela plaise ou non, on ne sau­rait oublier la dette filiale de notre civi­li­sa­tion occi­den­tale envers le judéo-chris­tia­nisme, son dyna­misme éman­ci­pa­teur et fon­da­teur sur les ruines du monde antique. À la fois révé­la­tion (ou sup­po­sée telle) sur l’homme et révo­lu­tion libé­ra­trice sans cesse mena­cée par l’im­pla­cable loi d’ai­rain du rap­port des forces mais aus­si par les forces plus obs­cures au tra­vail dans le cœur humain. En d’autres termes dans ce com­bat sans cesse à recom­men­cer, la vigi­lance de l’homme à pré­ser­ver sa liber­té est double, devant s’exer­cer envers autrui et envers lui-même.

On ne sau­rait sous-esti­mer, nous dit impli­ci­te­ment Ber­na­nos, le rôle civi­li­sa­teur de la liber­té inté­rieure de l’homme enga­gé dans une aven­ture per­son­nelle ou col­lec­tive, même si elle peut paraître mal armée face au colos­sal déploie­ment des convoi­tises de ses prédateurs.

Le prin­ci­pal obs­tacle se trouve dans l’homme lui-même, en effet pour beau­coup le sacri­fice de la liber­té est louable ou plu­tôt ce n’est pas un sacri­fice pour eux, c’est une habi­tude qui sim­pli­fie la vie, et elle la sim­pli­fie ter­ri­ble­ment en effet… Les tueurs se recrutent par­mi les hommes ter­ri­ble­ment simplifiés…

Qu’est-ce que donc que la « liber­té intérieure » ?

La liber­té inté­rieure appelle à prendre par­ti pour le vrai et le faux, le mal ou le bien. Jadis l’homme chré­tien enga­geait du même coup son âme, la croyance méta­phy­sique était pour lui une source inépui­sable d’éner­gie.

À cet égard et à maintes reprises Ber­na­nos invite à ne pas confondre la haute tra­di­tion libé­rale chré­tienne res­tée pure­ment spi­ri­tuelle, à la poli­tique d’É­glise qui s’est his­to­ri­que­ment ins­pi­rée d’une tra­di­tion rivale plus ancienne même : la tra­di­tion romaine de la rai­son d’É­tat celle de l’empire des Césars, dont elle était en quelque sorte l’hé­ri­tière légi­time, une colos­sale liqui­da­tion qu’elle n’a­vait pas réus­si à mener jus­qu’à son terme.

Or cette atti­tude chré­tienne de la vie ris­quée pour un enjeu qui la trans­cende a plus par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué en pro­fon­deur la men­ta­li­té fran­çaise à tra­vers les vicis­si­tudes de l’his­toire, sur­vi­vant aux effets de la déchris­tia­ni­sa­tion. Ber­na­nos n’a ces­sé de reve­nir sur cette sin­gu­la­ri­té, non seule­ment dans ses écrits bré­si­liens (Nous autres Fran­çais, La France contre les robots) mais au cours des cycles de confé­rences pro­non­cées à son retour, où il s’at­tache à convaincre ses audi­toires de la per­ma­nence d’une voca­tion propre à la France, dans le monde.

C’est ain­si que trai­tant du thème « L’es­prit euro­péen » aux ren­contres inter­na­tio­nales de Genève le 12 sep­tembre 1946 il insiste sur l’im­pé­ra­tif de faire un monde pour les hommes libres, évo­quant particulièrement :

Cette liber­té inté­rieure qui était notre pri­vi­lège héré­di­taire et où nos enne­mis voyaient non sans rai­son une incor­ri­gible liber­té, puisque c’est vrai qu’elle nous fai­sait légers même dans l’er­reur, le péché, l’in­jus­tice, car nous étions plus légers qu’eux.

Écou­tons Ber­na­nos s’in­ter­ro­ger sur le prin­ci­pal drame de l’homme moderne :

Il est de ne plus s’en­ga­ger parce qu’il n’a plus rien à enga­ger. Quel est en effet le symp­tôme le plus géné­ral de cette ané­mie spi­ri­tuelle ? Je répon­drai : l’in­dif­fé­rence à la véri­té et au men­songe. Aujourd’­hui la pro­pa­gande prouve ce qu’elle veut et on accepte plus ou moins pas­si­ve­ment ce qu’elle pro­pose. Oh, sans doute cette indif­fé­rence masque plu­tôt une fatigue et comme un écœu­re­ment de la facul­té de juge­ment mais la facul­té de juge­ment ne sau­rait s’exer­cer sans un cer­tain enga­ge­ment inté­rieur. Qui juge s’engage.

Ces der­niers mots (c’est nous qui sou­li­gnons) nous livrent l’un des mes­sages essen­tiels de Ber­na­nos déjà déve­lop­pés à plu­sieurs reprises dans ses romans, notam­ment Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne :

S’en­ga­ger tout entier… la plu­part n’en­gagent dans la vie qu’une faible part, une part ridi­cu­le­ment faible de leur être… La dam­na­tion ne serait-elle pas de se décou­vrir trop tard, beau­coup trop tard après la mort, une âme abso­lu­ment inuti­li­sée, encore soi­gneu­se­ment pliée en quatre et gâtée comme cer­taines soies pré­cieuses, faute d’u­sage ? Qui­conque se sert de son âme, si mal­adroi­te­ment qu’on le sup­pose, par­ti­cipe aus­si­tôt à la vie uni­ver­selle, s’ac­corde à son rythme immense, entre de plain-pied dans cette com­mu­nion des saints qui est celle de tous les hommes de bonne volon­té aux­quels fut pro­mise la paix. (C’est nous qui soulignons.)

Au-delà de ses réso­nances évan­gé­liques, ce texte (la para­bole de Lazare et du mau­vais riche) inter­pelle qui­conque s’in­ter­roge sur le sens de sa liber­té comme de sa charité.

Il y a dans notre pays et ailleurs beau­coup « d’hommes de bonne volon­té », indé­pen­dam­ment de leurs convic­tions reli­gieuses, poli­tiques et autres.

C’est en défi­ni­tive à eux tous, véri­table « sel de la terre », qu’en­tend s’a­dres­ser Ber­na­nos et plus spé­cia­le­ment à ses compatriotes.

Pro­chain article : « Moder­ni­té et liber­té » (Par­tie IV, mai 1999)

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[A1] « Les imbéciles »
Sous la plume de Ber­na­nos, ce géné­rique peu flat­teur, uti­li­sé à tout pro­pos, revêt un sens très géné­ral, il englobe non seule­ment les myopes sur les évé­ne­ments, se dis­pen­sant du seul effort dont ils sont réel­le­ment inca­pables, celui de pen­ser par eux-mêmes mais aus­si les égoïstes intel­li­gents… par­fai­te­ment capables de mesu­rer la por­tée des évé­ne­ments mais pré­fé­rant s’ar­rê­ter à mi-che­min et faire demi-tour. En un mot sont « imbé­ciles » à la fois ceux dont la lumière manque aux yeux et ceux dont les yeux se dérobent à la lumière, ce qui fait en défi­ni­tive beau­coup de monde, nous tous ou presque ain­si que le sug­gère Ber­na­nos dans quelques-unes de ses brèves for­mules que l’on pour­rait croire emprun­tées à La Rochefoucauld :
L’op­ti­misme est une forme sour­noise de l’é­goïsme, une manière de se déso­li­da­ri­ser du mal­heur d’au­trui, sa vraie for­mule serait plu­tôt « après moi le déluge ».
Les opti­mistes sont des imbé­ciles heureux.
Les pes­si­mistes sont des imbé­ciles malheureux.
Se connaître est la déman­geai­son des imbé­ciles, il faut être ce que l’on est sim­ple­ment, sous le regard de Dieu sans savoir ce que l’on est.

[A2] L’his­to­rien, tou­jours en quête des réa­li­tés humaines au-delà des appa­rences, aurait beau jeu de démas­quer des arrière-pen­sées der­rière ce bel enthou­siasme. D’un côté la peur conta­gieuse des désordres en cours (dans le Dau­phi­né et ailleurs, on pillait les châ­teaux) valait bien un signe fort d’a­pai­se­ment, de l’autre nom­breux étaient ceux (même dans le Tiers État alors déten­teur de la majo­ri­té des pri­vi­lèges atta­chés aux vieux droits féo­daux) qui espé­raient en être indem­ni­sés. Le réveil fut bru­tal quand les jours sui­vants on se mit en peine de mettre au point les moda­li­tés pratiques.
Consciente du dan­ger d’en­li­se­ment, l’as­sem­blée était réso­lue à abou­tir rapi­de­ment : une semaine plus tard, elle abo­lis­sait pure­ment et sim­ple­ment le régime féo­dal et il ne lui fal­lut ensuite que deux semaines pour mettre au point à par­tir d’un pro­jet de l’ar­che­vêque de Bor­deaux, un texte fameux, admi­rable de clar­té et de conci­sion dans ses 17 articles, véri­table charte des temps modernes, la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme et du citoyen, mais il est vrai qu’entre-temps elle avait esca­mo­té le volet com­bien plus épi­neux des « devoirs du citoyen ».

[A3] Il n’est peut-être pas inutile de rap­pe­ler ici que fon­da­men­ta­le­ment le chris­tia­nisme ne se résume pas en une morale, une loi, une esthé­tique voire même une sagesse, mais consiste d’a­bord en la remise de soi à une per­sonne pour agir dans sa vie avec elle.

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