Carte d'Italie avant 1848, avec 7 états

1848–1852, “Le Printemps des peuples” (troisième partie)

Dossier : Libres proposMagazine N°561 Janvier 2001Par Gérard PILÉ (41)

Suite des numé­ros de mars et sep­tembre 2000. Nous tenons à remer­cier de leurs encou­ra­ge­ments plu­sieurs lec­teurs, plus par­ti­cu­liè­re­ment notre cama­rade Hen­ri Zam­beaux (35) pour ses remarques per­ti­nentes tou­chant le plé­bis­cite consé­cu­tif au coup d’État du 2 décembre 1851 : si on lit atten­ti­ve­ment le décret (p. 75 du numé­ro de sep­tembre 2000) pré­ci­sant les moda­li­tés pra­tiques du scru­tin, on constate qu’il ne se déroule pas à bul­le­tins secrets, mais par enre­gis­tre­ment nomi­na­tif sur deux registres sépa­rés, l’un “ d’acceptation ”, l’autre de “ non-acceptation ”.
Dans le cli­mat de peur et d’intimidation régnant alors, il fal­lait un cer­tain cou­rage à l’opposant pour se démas­quer. (Rap­pe­lons que les maires sont dési­gnés par les pré­fets.) Ne contraint-on pas à l’exil (quand ce n’est pas à la dépor­ta­tion) les oppo­sants irré­duc­tibles comme Vic­tor Hugo lequel ne dut son salut qu’à la fuite (sa ran­cune tenace contre “ Napo­léon le Petit ” est assez compréhensible).

Nous avons vu que, faute de pré­ten­dants cré­dibles, la France s’est livrée, pour le meilleur et pour le pire, à un « prince de hasard » (Toc­que­ville dixit) qui, pour avoir les mains libres, com­mence par lui confis­quer ses liber­tés civiques.

Ain­si sans voix, ber­cée de pro­pos léni­fiants, « l’Em­pire c’est la paix… », la France s’a­che­mine dès 1852 vers une nou­velle phase de son his­toire, poli­ti­que­ment pla­cée sous le signe du césa­risme à l’in­té­rieur et, ce qui devait être plus lourd de consé­quences, de l’in­co­hé­rence à l’extérieur.

Mais res­tons dans les limites de notre pro­pos et reve­nons à cette fati­dique année 1848, élar­gie cette fois aux dimen­sions de l’Eu­rope, son véri­table cadre, en pre­nant d’a­bord la mesure de la fièvre qui s’en empare sou­dain, sans com­mune mesure avec celle de 1830, fai­sant en com­pa­rai­son plu­tôt figure de symp­tôme prémonitoire.

Tous les États de la pénin­sule Ita­lique, le vaste Empire autri­chien d’a­lors avec ses mino­ri­tés slaves, hon­groises, latines, les divers États alle­mands, la Prusse sont tou­chés par la vague de fond révo­lu­tion­naire et contes­ta­taire de l’ordre en place.

Des sou­lè­ve­ments se mul­ti­plient, notam­ment à Naples, Rome, Milan, Venise, Vienne, Buda­pest, Prague, Ber­lin. Par­tout les monar­chies régnantes vacillent, démé­nagent ou concèdent aux exi­gences de réformes libé­rales des uns, de reven­di­ca­tions d’au­to­no­mie des autres.

C’est une véri­table méta­mor­phose du pay­sage poli­tique de l’Eu­rope qui semble s’en­ga­ger, une éclo­sion prin­ta­nière pré­coce (nous sommes en mars) de liber­tés, autre­ment dit un « Prin­temps des peuples » où tout semble alors pos­sible, un ave­nir de paix s’ou­vrir entre peuples libres de leur destinée.

À la source de ces secousses révo­lu­tion­naires, géo­gra­phi­que­ment dis­per­sées, plus ou moins conco­mi­tantes et inter­dé­pen­dantes, on trouve des reven­di­ca­tions très diverses d’un pays à l’autre, assor­ties à leurs contextes poli­tiques, situa­tion com­plexe ren­dant mal­ai­sé l’ex­po­sé cohé­rent des événements.

C’est pour­quoi, pour aider à y voir plus clair, on a jugé utile ici de prendre d’a­bord de la hau­teur au niveau des cycles his­to­riques en rap­pe­lant à grands traits leurs hori­zons en amont et à l’aval.

Après la dis­lo­ca­tion de l’Em­pire napo­léo­nien, le remem­bre­ment poli­tique de l’Eu­rope avait été entiè­re­ment réglé entre princes et chan­ce­liers, en fonc­tion d’in­té­rêts dynas­tiques, don­nant lieu à Vienne d’oc­tobre 1814 à jan­vier 1815 à des trac­ta­tions com­plexes, où s’en­tre­croi­saient mar­chan­dages, aban­dons, pré­ten­tions et compensations.

Les dis­cus­sions avaient sur­tout été âpres et même âcres entre la Prusse et l’Au­triche. Au bout du compte, on avait sur­tout redis­tri­bué les mises sous tutelle et dis­po­sé bon gré mal gré de peuples entiers comme la Pologne ou de mino­ri­tés natio­nales au des­tin vagabond.

Quel que soit l’ar­bi­traire de ces arran­ge­ments monar­chiques, il faut au moins leur recon­naître le mérite d’a­voir pré­ser­vé la paix en Europe pen­dant une qua­ran­taine d’an­nées jus­qu’au milieu des années 1850.

L’heure de l’Autriche

Après 1815, l’Eu­rope de la pre­mière moi­tié du siècle est poli­ti­que­ment domi­née par l’Au­triche qui réus­sit à se faire attri­buer la « part du lion » dans le par­tage des dépouilles de l’Em­pire fran­çais, obte­nant par ailleurs le réta­blis­se­ment de fait du « Saint Empire romain ger­ma­nique » sous le nom de Confé­dé­ra­tion ger­ma­nique (Napo­léon Ier l’a­vait dis­sous pour lui sub­sti­tuer la Confé­dé­ra­tion du Rhin).

Cette res­tau­ra­tion ren­dait en prin­cipe à l’Au­triche la pré­pon­dé­rance poli­tique en Alle­magne mais au grand dam de la Prusse qui, s’es­ti­mant frus­trée des fruits de sa vic­toire, médi­te­ra de prendre sa revanche le moment venu. Ain­si com­blée, l’Au­triche se fait la cita­delle du conser­va­tisme en Europe tant à l’in­té­rieur qu’à l’extérieur.

Sur­prise par la révo­lu­tion de 1848 c’est de jus­tesse qu’elle échappe à l’é­cla­te­ment. Ne devant son salut qu’au loya­lisme et à la puis­sance de son armée, elle fait encore figure de lea­der euro­péen en 1850 en met­tant en échec à Olmütz les ambi­tions ter­ri­to­riales de la Prusse.

L’heure de l’Allemagne

Bref sur­sis, l’Eu­rope de la seconde moi­tié du siècle passe à « l’heure alle­mande » insen­si­ble­ment d’a­bord, bru­ta­le­ment ensuite avec les désastres mili­taires infli­gés par la Prusse à l’Au­triche en 1866 à Sado­wa et à la France quatre ans plus tard.

Deux figures de proue se suc­cèdent, dominent tour à tour la scène poli­tique de l’Eu­rope, la marquent de leur esprit, au cours de ces demi-siècles : Met­ter­nich et Bis­marck. Le pre­mier quitte pré­ci­pi­tam­ment la scène en 1848, le second y fait son entrée.

Met­ter­nich avait été appe­lé en 1809 après Wagram pour diri­ger la diplo­ma­tie autri­chienne (N’a­vait-il pas vu juste en jugeant sui­ci­daire l’af­fron­te­ment mili­taire avec Napo­léon Ier ?) Il avait alors prô­né une poli­tique paci­fique de tem­po­ri­sa­tion dans l’at­tente de cir­cons­tances favo­rables à la reprise des hostilité.

Après les trai­tés de Vienne, sa grande affaire, l’in­ven­teur du nou­vel ordre euro­péen se voit pro­mu en 1821 chan­ce­lier de l’Empire.

Esti­mant que l’Au­triche avait atteint sa taille opti­male, se satis­fai­sant des struc­tures poli­tiques exis­tantes, n’ayant d’autre han­tise que « la Révo­lu­tion », Met­ter­nich se fait l’en­ne­mi de toute inno­va­tion, com­pro­met­tant peu à peu la répu­ta­tion, l’i­mage du régime (son recours abu­sif à la cen­sure et à la police) et en fin de compte son avenir.

Dis­cer­nant mal les chan­ge­ments qui s’o­pèrent en pro­fon­deur, le sou­lè­ve­ment de Vienne le prend au dépour­vu, le contraint à s’en­fuir et aban­don­ner défi­ni­ti­ve­ment la vie politique.

Bis­marck, porte-parole des jun­kers prus­siens au Land­tag de Ber­lin en 1848, se met en tra­vers du pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion déjà lar­ge­ment enga­gé par Fré­dé­ric-Guillaume IV, il s’emploie avec suc­cès à le tor­piller, plus pré­ci­sé­ment à faire prendre peur au roi (qui est un vel­léi­taire) de ses audaces, l’a­me­nant ain­si à une volte-face complète.

Bis­marck fait ensuite son appren­tis­sage de la diplo­ma­tie inter­na­tio­nale à Franc­fort, à Saint-Péters­bourg et pour finir à Paris jus­qu’en 1861, année où le roi de Prusse, Guillaume Ier, le rap­pelle à Ber­lin pour en faire son chan­ce­lier. Vingt-sept ans durant, le « Chan­ce­lier de fer » va domi­ner la vie poli­tique de l’Eu­rope, lui impo­ser un nou­vel équi­libre axé sur la pré­pon­dé­rance de l’Al­le­magne uni­fiée en 1871 [A1].

Com­ment ne pas noter inci­dem­ment le paral­lé­lisme chro­no­lo­gique éton­nant à qua­rante ans d’in­ter­valle des par­cours poli­tiques de ces deux hommes.

Le pre­mier, d’o­ri­gine rhé­nane, est un homme du XVIIIe siècle, un esprit cos­mo­po­lite, esti­mant de bonne foi que l’ordre poli­tique ancien était le meilleur possible.

Le second, plus prus­sien qu’al­le­mand, grand fauve de la poli­tique, homme d’ac­tion et d’an­ti­ci­pa­tion, lègue, pour le mal­heur de l’Eu­rope, son esprit, à l’Al­le­magne, mais non son réa­lisme et sa mesure.

LE « PRINTEMPS » ITALIEN DE 1848

Les fami­liers de l’I­ta­lie savent la place pri­vi­lé­giée tenue par le Risor­gi­men­to, son his­toire dans la mémoire et la culture ita­liennes, son ensei­gne­ment dans les écoles et uni­ver­si­tés, qui vont jus­qu’à lui réser­ver une chaire spé­ciale… sans par­ler, bien enten­du, de son évo­ca­tion foi­son­nante [A2] par les via, viale, stra­da, piaz­za, ponte

À l’heure où les par­te­naires de l’U­nion euro­péenne sont impli­ci­te­ment conviés à mieux se connaître et se com­prendre on ne s’é­ton­ne­ra pas de la pri­mau­té accor­dée ici à ce moment fati­dique de l’his­toire de nos voi­sins, si l’on consi­dère que la révo­lu­tion de 1848, en met­tant le feu à toute la pénin­sule avec ses péri­pé­ties dra­ma­tiques, pré­lude au grand cham­bar­de­ment euro­péen accom­pa­gnant son pro­ces­sus d’u­ni­fi­ca­tion, ache­vé vingt-trois ans plus tard en 1871.

On admet volon­tiers, un peu vite, en France, que le signal des sou­lè­ve­ments de 1848 en Europe soit par­ti des rives de la Seine. Qu’il l’ait atti­sé c’est assez évident, il faut cepen­dant admettre que l’an­té­rio­ri­té de l’ef­fer­ves­cence poli­tique et des pre­miers sou­lè­ve­ments se situe en Ita­lie, zone alors la plus sen­sible de l’Eu­rope, où l’ordre, le décou­page ter­ri­to­rial impo­sés en 1815 sont de plus en plus mal sup­por­tés par les populations.

À la veille de 1848, la carte poli­tique de l’Italie est une mosaïque de 7 États qu’il faut avoir à l’esprit pour suivre la chaîne com­plexe des événements :
  • au pied de la “ Botte ” : le royaume de Naples s’étendant de la Sicile aux Abruzzes où règne Fran­çois II (branche des Bour­bons des Deux-Siciles) ;
  • au centre, les États du pape Pie IX cou­vrant le Latium, l’Ombrie, les Marches et l’Émilie-Romagne (sauf Parme) ;
  • au centre nord, la Tos­cane et son “ grand-duc ”, les duchés de Parme et de Modène ;
  • au nord-ouest, le Pié­mont et sa capi­tale Turin, rési­dence du roi Charles-Albert, dont les “ États sardes ” englobent la Savoie, le com­té de Nice (repris à la France en 1815) et la Sardaigne ;
  • enfin, au nord-est, le Mila­nais, le Tren­tin, la Véné­tie et l’Istrie sont sous la domi­na­tion autrichienne.

Il n’est peut-être pas super­flu de rap­pe­ler que Napo­léon Ier avait mis l’I­ta­lie sur la voie de l’u­ni­té en trans­for­mant les « Répu­bliques sœurs » créées par le Direc­toire en royaumes pour « Napo­léo­nides ». En dehors de Naples enle­vé aux Bour­bons et attri­bué à son frère Joseph, puis à son beau-frère Joa­chim Murat, l’Em­pe­reur (qui s’é­tait cou­ron­né roi des Lom­bards) avait confié l’I­ta­lie du Nord y com­pris Venise à son beau-fils Eugène de Beau­har­nais nom­mé pour la cir­cons­tance vice-roi d’I­ta­lie, éten­dant même son pou­voir après 1809 aux États pon­ti­fi­caux. Même si les popu­la­tions n’a­vaient pas tou­jours appré­cié l’oc­cu­pa­tion fran­çaise (lourds tri­buts, répro­ba­tion sou­le­vée par le trai­te­ment infli­gé à Pie VII…), elles n’en avaient pas moins res­sen­ti les bien­faits d’une admi­nis­tra­tion effi­cace en sorte que l’in­ter­mède fran­çais avait incon­tes­ta­ble­ment contri­bué à réveiller les vieux rêves d’unité.

Un « pape libéral » : Pie IX

Les pos­ses­sions de l’É­glise, État sou­ve­rain au plein sens du terme, assurent au Saint-Siège une large auto­no­mie tem­po­relle vis-à-vis des sou­ve­rains euro­péens, si sou­vent por­tés, au cours de l’his­toire, à faire pres­sion sur lui, pour ser­vir leurs des­seins poli­tiques, contes­ter son magis­tère ecclé­sial ou moral, ses immixtions.…

Le congrès de Vienne avait garan­ti l’in­té­gri­té des États pon­ti­fi­caux confis­qués de 1807 à 1814 par Napo­léon Ier à la suite du refus de Pie VII de sor­tir de sa neu­tra­li­té et se plier aux exi­gences du blo­cus continental.

À l’is­sue de ces épreuves le simple réa­lisme poli­tique com­man­dait à l’É­glise romaine de se ran­ger du côté des signa­taires des trai­tés de Vienne.

Rome n’a­vait pas hési­té à plu­sieurs reprises à stig­ma­ti­ser les thèses libé­rales, comme en 1832 après la condam­na­tion de Lamen­nais, dans l’en­cy­clique Mira­ri vos où le pape Gré­goire XVI s’é­tait éle­vé contre la liber­té abso­lue et sans frein des opi­nions qui, pour la ruine de l’É­glise et de l’É­tat, vont se répan­dant de toutes parts et que cer­tains hommes par un excès d’im­pu­dence ne craignent pas de consi­dé­rer avan­ta­geuses à la reli­gion.

En d’autres cir­cons­tances, le Vati­can avait dénon­cé les ten­ta­tives d’é­man­ci­pa­tion des peuples et les socié­tés secrètes fomen­ta­trices d’in­sur­rec­tions (comme celle des car­bo­na­ri en Romagne où était impli­qué Louis Napoléon).

L’é­lec­tion en 1846 du pape Pie IX, répu­té libé­ral, avait sou­dain renou­ve­lé l’at­mo­sphère poli­tique de la pénin­sule, fait pas­ser un souffle d’air frais, ravi­vé par ses ini­tia­tives, les espé­rances latentes de libé­ra­li­sa­tion des ins­ti­tu­tions. N’a­vait-il pas mis en place un gou­ver­ne­ment exclu­si­ve­ment laïc avec repré­sen­ta­tion par­le­men­taire à deux chambres. À tra­vers cette réforme fon­da­men­tale, Pie IX enten­dait désor­mais sépa­rer com­plè­te­ment le gou­ver­ne­ment tem­po­rel de ses États en y impli­quant ses sujets, du gou­ver­ne­ment ecclésiastique.

Ce der­nier voyait son champ de com­pé­tence limi­té aux ques­tions soit inté­rieures d’ordre reli­gieux, soit exté­rieures comme les finances de l’É­glise, en tant qu’ins­ti­tu­tion uni­ver­selle. Homme de clar­té et d’ac­tion, sou­cieux de la bonne marche et admi­nis­tra­tion de ses États, Pie IX avait par ailleurs ins­pi­ré en 1847 une Union doua­nière avec la Tos­cane et le Piémont.

Un réformisme contagieux

Sous la pres­sion des modé­rés les inci­tant à suivre la voie ain­si ouverte par le Sou­ve­rain Pon­tife, les sou­ve­rains de la pénin­sule engagent des réformes dans un sens libéral.

Charles-Albert, qui nour­ris­sait des ambi­tions expan­sion­nistes pour la mai­son de Savoie, par­ti­cu­liè­re­ment sou­cieux de son image dans l’o­pi­nion ita­lienne, ne tarde pas à libé­ra­li­ser son régime et consti­tu­tion­na­li­ser sa monar­chie. Il y est d’ailleurs pous­sé par le sou­ci d’af­fai­blir l’in­fluence rivale des patriotes répu­bli­cains, à l’a­vant-garde du Risor­gi­men­to, même si ce rêve revêt dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif des formes diverses don­nant lieu à des débats pas­sion­nés. Une vieille ligne de frac­ture, trait spé­ci­fique de l’his­toire ita­lienne, avait res­sur­gi, à cette occa­sion, en réponse à la ques­tion sui­vante : où situer le cœur de l’I­ta­lie unifiée ?

Pour les uns, les « néo-guelfes », ce doit être la Rome papale au centre d’une ligue des monar­chies consti­tu­tion­nelles de la pénin­sule. Leur théo­ri­cien et apo­lo­giste est un prêtre phi­lo­sophe turi­nois, Gio­ber­ti, dont les sym­pa­thies ini­tiales pour le mou­ve­ment « Jeune-Ita­lie » de Maz­zi­ni l’a­vaient conduit à s’exi­ler en 1833 à Paris. Son influence lui vaut d’être rap­pe­lé en 1848 par Charles-Albert qui lui confie des res­pon­sa­bi­li­tés, mais le contraint bien­tôt à se reti­rer, faute d’a­voir réus­si à le conver­tir à sa poli­tique. La dis­pa­ri­tion pré­ma­tu­rée en 1852 de Gio­ber­ti reve­nu à Paris va por­ter un coup très dur à la cause fédéraliste.

Pour les autres, les « néo-gibe­lins », par­ti­sans d’un gou­ver­ne­ment exclu­si­ve­ment laïc, l’ex­cep­tion romaine est into­lé­rable, et ne souffre aucun com­pro­mis. Le chef de file de cette ligne pure et dure est le Génois Gui­seppe Maz­zi­ni (1805−1872) alliant dans son pro­gramme natio­na­lisme intran­si­geant, foi répu­bli­caine, croyance au pro­grès indé­fi­ni… Maz­zi­ni, figure de proue de l’u­ni­té ita­lienne, est un conspi­ra­teur impé­ni­tent pour lequel tous les moyens sont bons, au besoin le ter­ro­risme, s’ils servent la cause natio­nale à laquelle il consacre sa vie. Empri­son­né, puis expul­sé de son pays, il se réfu­gie lui aus­si à Paris en 1831, où il fonde son célèbre mou­ve­ment Gio­van­na Ita­lia deve­nu pôle d’at­trac­tion pour tous les patriotes ita­liens (Gio­ber­ti, Gari­bal­di…). Sus­pect à Paris, il se réfu­gie à Londres, rentre en Ita­lie en 1848 et s’en­rôle dans les troupes de Gari­bal­di qui prennent Rome et en assurent la défense.

Rete­nons que sous cet habillage ana­chro­nique (néo-guelfes, néo-gibe­lins) se pose vir­tuel­le­ment le pro­blème de la sur­vie du pou­voir tem­po­rel du pape que ce soit dans le cadre d’une répu­blique ou d’une monarchie.

Résu­mons : trois voies s’offrent a prio­ri au Risor­gi­men­to.

  • Une fédé­ra­tion grou­pée autour du Saint-Siège, au sein de laquelle la papau­té trou­ve­rait au moins sa place.
  • Une répu­blique renouant avec la tra­di­tion antique d’es­prit radi­cal et vol­tai­rien très hos­tile à l’Église.
  • Enfin un royaume consti­tu­tion­nel uni­fié sous la mai­son de Savoie. On sait que cette der­nière solu­tion fini­ra par triom­pher… vingt-trois ans plus tard.


Combats de rues à Milan en 1848
Cinq jour­nées de Milan, du 18 au 22 mars 1848. Com­bat de rues à la Porte Tosa.  © ROGER VIOLLET

Année 1848 : la révolution en marche.
Le film des événements

C’est au royaume de Naples qu’ap­pa­raît le pre­mier foyer d’in­cen­die, avec l’in­sur­rec­tion sépa­ra­tiste de la Sicile le 12 jan­vier 1848, auquel font écho le mois sui­vant au nord de la pénin­sule les sou­lè­ve­ments de la Lom­bar­die et de la Véné­tie contre l’oc­cu­pant autrichien.

UN EUROPÉEN AVANT L’HEURE CARLO CATTANEO

Ce pro­fes­seur et publi­ciste mila­nais, huma­niste célèbre en son temps, mar­qué par ses ori­gines ter­riennes, est un esprit concret, pas­sion­né d’a­gro­no­mie, de tech­no­lo­gies indus­trielles (édi­teur du men­suel Il Poli­tec­ni­co), épris de pro­grès éco­no­mique et social, entiè­re­ment dés­in­té­res­sé et dévoué au bien public, ce qui n’est pas si commun.

Cat­ta­neo estime sans objet, inac­tuel, inuti­le­ment divi­seur le débat entre néo-guelfes et néo-gibelins.

Chef de file à Milan du cou­rant fédé­ra­liste, il milite, en effet, au-delà de l’é­man­ci­pa­tion de la Lom­bar­die, en faveur d’une phase tran­si­toire de coexis­tence paci­fique avec les autres États de la pénin­sule quels qu’ils soient, pré­lu­dant le moment venu à leur fédé­ra­tion natio­nale, der­nière étape avant une Confé­dé­ra­tion des » États unis d’Eu­rope » qu’il appelle de ses vœux par un mani­feste. Com­pre­nons qu’ins­truit par l’his­toire des méfaits des natio­na­lismes, de leur culture conqué­rante, spec­ta­teur inquiet de leur mon­tée en puis­sance, lourde de menaces pour la paix euro­péenne, il redoute à l’a­vance les dérives natio­na­listes d’un État ita­lien réuni­fié, repris tôt ou tard par les rêves de gran­deur et les vieux démons de l’im­pé­ria­lisme. Il s’op­pose éner­gi­que­ment au ral­lie­ment à la mai­son de Savoie dont il se méfie, voie condui­sant iné­luc­ta­ble­ment selon lui au cen­tra­lisme monar­chique dan­ge­reux pour l’a­ve­nir de l’Italie.

L’é­phé­mère fusion de la Lom­bar­die et du Pié­mont le conduit à s’ex­pa­trier d’a­bord à Paris où il publie son récit de L’In­sur­rec­tion de Milan, ensuite dans le Tes­sin suisse où il ne cesse de déve­lop­per ses idées dans la presse suisse (notam­ment Tipo­gra­fia elvetica).

Sin­gu­lière des­ti­née que la sienne : ren­tré en 1859 dans sa Lom­bar­die enfin libé­rée par la vic­toire fran­co-pié­mon­taise sur l’Au­triche, il pro­teste contre la poli­tique annexion­niste menée par Cavour. Élu dépu­té à Milan qui lui reste atta­ché, il refuse de sié­ger pour ne pas avoir à prê­ter ser­ment à Vic­tor-Emma­nuel II. L’an­née sui­vante, Gari­bal­di lui pro­pose de par­ta­ger avec lui le pou­voir en Sicile dont il a pris le contrôle, il se dérobe à la nou­velle de l’a­ban­don de la solu­tion répu­bli­caine. Réélu de nou­veau en 1867, à Milan, il per­siste dans son refus et son oppo­si­tion irré­duc­tible à la monarchie.

On conçoit dans ces condi­tions que l’his­toire offi­cielle ita­lienne l’ait long­temps mal­me­né, en ait fait un vain­cu du Risor­gi­men­to, un patriote éga­ré, un utopiste.

La faillite de la mai­son de Savoie, ses erreurs, sa capi­tu­la­tion, sa com­pro­mis­sion avec le fas­cisme ont fait sor­tir Cat­ta­neo de son pur­ga­toire et réha­bi­li­ter com­plè­te­ment sa mémoire.

C’est en effet en 1948, c’est-à-dire un siècle après les évé­ne­ments rela­tés ici, que l’I­ta­lie s’est dotée d’une Consti­tu­tion répu­bli­caine mar­quée par un retour à une forte décen­tra­li­sa­tion admi­nis­tra­tive au niveau régio­nal, plus conforme à sa tra­di­tion historique.

À maintes reprises dans les dis­cus­sions, les répu­bli­cains ita­liens, chauds par­ti­sans de l’adhé­sion de l’I­ta­lie aux Ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires, se sont réfé­rés à Cat­ta­neo, à sa vision pro­phé­tique de l’his­toire. Il nous a sem­blé que cet homme de clair­voyance et de rare fidé­li­té à ses convic­tions méri­tait d’être mieux connu en France à l’heure de l’Europe.

Le lea­der de l’op­po­si­tion à Venise est l’a­vo­cat Daniele Manin (1804−1857) empri­son­né en jan­vier 1848 à titre pré­ven­tif pour le zèle qu’il déploie dans sa « lutte légale » pour l’in­dé­pen­dance. Libé­ré par un sou­lè­ve­ment popu­laire et refu­sant tout com­pro­mis avec Vienne, il pro­clame la Répu­blique dont il prend la pré­si­dence au terme d’une seconde insur­rec­tion en mars qui force les troupes autri­chiennes à capi­tu­ler. Manin consti­tue un gou­ver­ne­ment pro­vi­soire apo­li­tique qui par­vient, dans l’en­thou­siasme de la liber­té retrou­vée, à orga­ni­ser avec une rare effi­ca­ci­té la nou­velle République.

Dans le même temps, la Lom­bar­die se libère entre le 18 et le 22 mars, à la suite de la révolte mila­naise dite « des cinq jour­nées » sous l’im­pul­sion d’un grand uni­ver­si­taire et huma­niste Car­lo Cat­ta­neo, impro­vi­sé chef du « conseil de guerre » contre l’oc­cu­pant autrichien.

Ouvrons ici à son sujet une paren­thèse : son com­por­te­ment par la suite le fera mettre long­temps au pur­ga­toire de l’his­toire (offi­cielle) de l’I­ta­lie. Com­plè­te­ment réha­bi­li­té après 1945, ce grand patriote ita­lien seul en son temps à avoir vu juste et loin, nul­le­ment uto­piste, mili­tant avant l’heure sans trop d’illu­sion pour les « États unis d’Eu­rope », mérite de sor­tir de l’ou­bli dans la France d’au­jourd’­hui (c’est pour­quoi nous lui avons consa­cré l’en­ca­dré ci-contre).

De leur côté, Parme et Modène chassent leurs ducs qui ne doivent en fait leur exis­tence qu’à la pro­tec­tion de l’Au­triche. L’in­cen­die est donc géné­ral en Ita­lie du Nord et tous les regards se tournent main­te­nant vers le roi du Pié­mont, Charles-Albert, dans l’at­tente de sa réac­tion. Ce der­nier juge le moment venu d’a­battre ses propres cartes en pre­nant la tête de la croi­sade, il y est d’au­tant plus réso­lu que, cédant à la pres­sion de leurs opi­nions, le grand-duc de Tos­cane, le roi de Naples Fer­di­nand II et même le pape lui envoient des contin­gents mili­taires gros­sis de volon­taires accou­rus de tous les coins de l’I­ta­lie. Ain­si ren­for­cée, l’ar­mée pié­mon­taise fran­chit le Tes­sin, occupe Milan et lance une offen­sive géné­rale contre les Autri­chiens au cours d’une cam­pagne vic­to­rieuse l’a­me­nant aux confins de la Vénétie.

Tout irait pour le mieux si des fis­sures ne tar­daient pas à se mani­fes­ter au sein du front natio­nal, aus­si soli­daire pour chas­ser les Autri­chiens que divi­sé sur « l’après-libération ».

Les visées annexion­nistes évi­dentes de la mai­son de Savoie sou­te­nue par les monar­chistes modé­rés se heurtent aux objec­tifs des répu­bli­cains. À Milan (où pour­tant on a voté pour le rat­ta­che­ment de la Lom­bar­die au Pié­mont), l’en­thou­siasme est même retom­bé. Très bien infor­mé de ces divi­sions où, d’un côté comme de l’autre, il a tout à perdre, conscient des consé­quences d’un retour en force pro­bable des Autri­chiens, Pie IX rap­pelle dis­crè­te­ment ses sol­dats, le roi de Naples fait de même au pré­texte de se pré­mu­nir contre des troubles.

Venu à bout des insur­rec­tions de Vienne et de Prague et sus­pen­dant momen­ta­né­ment ses opé­ra­tions contre la Hon­grie dis­si­dente, le gou­ver­ne­ment autri­chien pro­fite de ces divi­sions, aggra­vées par l’in­dé­ci­sion de Charles-Albert, pour lan­cer une contre-offen­sive et mettre en déroute les Pié­mon­tais à Cus­toz­za devant Man­toue, le 9 juillet. Charles-Albert se voit contraint à signer un armis­tice et à res­ti­tuer à son vain­queur les ter­ri­toires occupés.

C’est un coup très dur pour le par­ti monar­chiste qui voit le lea­der­ship du mou­ve­ment natio­nal lui échap­per au pro­fit des répu­bli­cains res­tés en lice, tel Manin qui réus­sit à res­tau­rer le 13 août la Répu­blique à Venise que sa lagune pro­tège contre un retour en force des Autrichiens.

Devant l’a­gi­ta­tion qui gagne Rome, Pie IX appelle au gou­ver­ne­ment un libé­ral jouis­sant de sa confiance, le comte Ros­si, mais ce der­nier est bien­tôt lâche­ment assas­si­né. C’est le signal atten­du d’une insur­rec­tion condui­sant au pou­voir les répu­bli­cains qui consti­tuent aus­si­tôt un gou­ver­ne­ment pro­vi­soire confié à un trium­vi­rat domi­né par Maz­zi­ni. Pie IX se réfu­gie à Gaète, tan­dis qu’une Consti­tuante élue au suf­frage uni­ver­sel pro­nonce sa déchéance.

Année 1849 : internationalisation et réaction

En février 1849 la Répu­blique est pro­cla­mée à Rome. Scé­na­rio ana­logue en Tos­cane où Flo­rence, qui vient de chas­ser son grand-duc, se livre à Maz­zi­ni arri­vé sur ses talons. La situa­tion poli­tique de l’I­ta­lie change dès lors de dimen­sion, pour deve­nir une affaire inter­na­tio­nale inter­pel­lant les puis­sances euro­péennes catho­liques : Autriche, France, Espagne, Deux-Siciles. Cepen­dant dans la confu­sion poli­tique régnante, une concer­ta­tion diplo­ma­tique appa­raît pro­blé­ma­tique, cha­cun ne jugeant de la situa­tion qu’en fonc­tion de ses seuls inté­rêts. Le pre­mier à réagir est pour­tant Charles-Albert : peut-il res­ter l’arme au pied, s’a­vouer défi­ni­ti­ve­ment hors-jeu au regard de l’o­pi­nion ita­lienne, alors que les répu­bli­cains, allant de suc­cès en suc­cès, font figure de libérateurs ?

Charles-Albert, bien conscient de l’in­suf­fi­sance de ses moyens mili­taires, se résout, pour ne pas perdre la face, à rompre l’ar­mis­tice et reprendre les hos­ti­li­tés contre l’Au­triche, sus­ci­tant un nou­vel espoir en par­ti­cu­lier à Venise où Manin s’est décla­ré prêt à sacri­fier la Répu­blique et pro­cla­mer l’u­nion avec le Pié­mont. Mal­heu­reu­se­ment Charles-Albert, au terme d’une cam­pagne de cinq jours, se fait écra­ser le 24 mars à Novare par le même géné­ral Radetz­ky qui l’a­vait défait neuf mois aupa­ra­vant à Custozza.

Charles-Albert se voit contraint d’ab­di­quer en faveur de son fils Vic­tor-Emma­nuel II, rude et valeu­reux sol­dat appe­lé à inau­gu­rer son règne en signant un nou­vel armistice.

Radetz­ky exploi­tant aus­si­tôt son suc­cès facile se tourne alors vers Flo­rence et y réta­blit son grand-duc. Encou­ra­gé et raf­fer­mi par ce retour­ne­ment de situa­tion au nord de la pénin­sule, Fer­di­nand II se décide à réta­blir l’ab­so­lu­tisme à Naples et se pré­pare à reprendre la Sicile.

En dehors de Venise, sou­mis aux bom­bar­de­ments autri­chiens où Manin refuse de capi­tu­ler (la famine, le typhus et le cho­lé­ra auront fina­le­ment rai­son de sa résis­tance en août 1849), seul sub­siste dans la pénin­sule au prin­temps 1849 un foyer de résis­tance : Rome.

Prise du Pont Milvius lors du siège de Rome en juin 1849.
Prise du Pont Mil­vius lors du siège de Rome en juin 1849. © ROGER VIOLLET 

« La question romaine »

Pour la jeune Répu­blique romaine arrive l’heure fati­dique. Les insur­gés ne contrô­lant sérieu­se­ment que Rome et sa région, le gou­ver­ne­ment autri­chien fait occu­per mili­tai­re­ment les ter­ri­toires de l’É­glise voi­sins du Centre Nord, s’as­su­rant ain­si d’a­touts pour inter­ve­nir ou négo­cier le moment venu.

Reve­nons en détail sur l’in­ter­ven­tion fran­çaise. La déci­sion du » prince-pré­sident » d’en­voyer un petit corps expé­di­tion­naire en avril 1849 pour occu­per Rome et y réta­blir le pape répond à un double objectif :

  • au plan inté­rieur (comme on l’a vu) se conci­lier l’o­pi­nion catho­lique française,
  • au plan inter­na­tio­nal prendre de vitesse l’Au­triche et les Bour­bons de Naples dont les forces mili­taires proches peuvent être ten­tées de reprendre Rome et d’é­tendre leur emprise en Ita­lie. Ce cal­cul sous-enten­dait le suc­cès du corps fran­çais (rejoint par un déta­che­ment espa­gnol), mal­heu­reu­se­ment ces forces sont repous­sées par celles de Garibaldi.

Garibaldi
Gari­bal­di. © ROGER VIOLLET


Cet échec conduit Louis Napo­léon à gagner du temps en fai­sant appro­cher Maz­zi­ni par un jeune diplo­mate nom­mé… Fer­di­nand de Les­seps. Les pour­par­lers n’a­bou­tissent à rien face à l’obs­ti­na­tion d’un inter­lo­cu­teur fer­mé à tout com­pro­mis, en dépit de l’af­fai­blis­se­ment de son pres­tige : en effet l’o­pi­nion com­mence à regret­ter l’ab­sence de Pie IX, un cer­tain marasme des affaires ajou­tant à la las­si­tude et la déception.

Des élec­tions pré­vues par la Consti­tuante ont alors lieu, elles sont favo­rables aux catho­liques, c’est un désa­veu pour le trium­vi­rat qui n’en reste pas moins en place. Louis Napo­léon n’hé­site plus : le corps expé­di­tion­naire fran­çais doté de moyens sup­plé­men­taires force les défenses adverses et fait son entrée à Rome le 1er juillet 1849.

Pie IX peut y reve­nir, bien déci­dé cette fois à ne plus tolé­rer d’op­po­si­tion et com­battre toute forme de sub­ver­sion (l’as­sas­si­nat pré­mé­di­té du comte Ros­si l’a­vait pro­fon­dé­ment mar­qué) : les pri­sons de Rome se rem­plissent, plu­sieurs mil­liers de Romains sont proscrits.

Il va désor­mais tour­ner com­plè­te­ment le dos à l’ex­pé­rience libé­rale, la repous­sant comme une doc­trine menant à l’a­théisme, contraire à la rai­son et au droit natu­rel. Comme on ne sau­rait entrer ici dans une contro­verse étran­gère à ce pro­pos [A4], bor­nons-nous à deux simples observations :

  • en se désa­vouant lui-même, en reniant son enga­ge­ment libé­ral d’a­vant 1848, Pie IX ne se com­por­tait pas dif­fé­rem­ment des autres diri­geants de son temps ayant fait la même expé­rience (Bach en Autriche…) ;
  • une excep­tion cepen­dant : Vic­tor-Emma­nuel II se garde de réta­blir l’ab­so­lu­tisme, atti­tude pré­voyante lui per­met­tant de se poser le moment venu en lea­der du Risor­gi­men­to accep­table auprès des patriotes répu­bli­cains fina­le­ment ral­liés à lui.


En fai­sant le choix contraire, Pie IX rui­nait à l’a­vance toute chance de faire pré­va­loir une solu­tion fédé­rale pré­ser­vant son pou­voir temporel.

Épilogue

La » ques­tion romaine » va deve­nir une épine, un piège redou­table com­pro­met­tant toute la poli­tique ita­lienne de Napo­léon III. En refu­sant Rome à la Nou­velle Ita­lie il vio­lait le » prin­cipe des natio­na­li­tés « , fon­de­ment de toute sa poli­tique. Il se met­tait à dos les patriotes ita­liens, à com­men­cer par les répu­bli­cains, les­quels vont ten­ter en jan­vier 1858 de lui » faire payer » sa tra­hi­son (atten­tat d’Or­si­ni, un proche de Mazzini).

À la tête de 10 000 hommes, Garibaldi tient en échec devant Rome le corps expéditionnaire français
À la tête de 10 000 hommes, Gari­bal­di tient en échec devant Rome le corps expé­di­tion­naire fran­çais. Après la prise de cette ville, Gari­bal­di réus­sit à échap­per à ses pour­sui­vants et à gagner la Côte adria­tique à Ancône, mais sa femme Ani­ta, enceinte, meurt d’épuisement. Indé­si­rable à Gênes où il s’est réfu­gié, il se rend à New York, y tra­vaille quelque temps dans une fabrique de bou­gies. On le retrouve par la suite en Amé­rique du Sud, en Océa­nie, en Asie, fina­le­ment à Londres où il ne tarde pas à s’écarter de Maz­zi­ni. C’est en effet une nou­velle des­ti­née poli­tique qui l’attend quand, auto­ri­sé par Cavour à ren­trer dans son Pays en 1854, il se ral­lie à Vic­tor Emma­nuel II après 1860, renon­çant ain­si par patrio­tisme à son rêve d’unité répu­bli­caine [A3]. © ROGER VIOLLET


En aban­don­nant Rome, il s’a­lié­nait les catho­liques fran­çais deve­nus ultra­mon­tains depuis le début du siècle, qui ne lui avaient pas ména­gé leur sou­tien (il indis­po­sait par sur­croît sa propre épouse, incon­di­tion­nelle de la cause de Pie IX). Résu­mons : en pré­ten­dant satis­faire à la fois révo­lu­tion­naires et réac­tion­naires, en mêlant sans dis­cer­ne­ment poli­tique inté­rieure et exté­rieure, il finit par indis­po­ser tout le monde y com­pris Pie IX dont il laisse enva­hir les États par Vic­tor-Emma­nuel II. Même en poli­tique, le double jeu est un art acro­ba­tique dont l’exer­cice a ses limites.

Rap­pe­lons pour mémoire que l’u­ni­té ita­lienne sous l’é­gide du jeune roi Vic­tor-Emma­nuel II va connaître deux temps forts. L’Au­triche se ver­ra contrainte d’é­va­cuer l’I­ta­lie en deux étapes :

  • la Lom­bar­die, en 1859, après les vic­toires des forces fran­co-sardes (Magen­ta et Solférino).
  • la Véné­tie en 1866, sacri­fice exi­gé, après sa défaite de Sado­wa, par Bis­marck, qui recherche l’al­liance de l’I­ta­lie dans la pers­pec­tive d’une guerre avec la France.

LE PRINTEMPS ALLEMAND

Trans­por­tons-nous main­te­nant en Alle­magne où il n’est pas aisé, étant don­né la struc­ture encore com­plexe des États qui la com­posent, avec leurs par­ti­cu­la­rismes, de bien démê­ler et com­prendre le dérou­le­ment des évé­ne­ments dont cette région est le théâtre entre 1848 et 1852.

Les his­to­riens sont peu pro­lixes à ce sujet et dif­fèrent sou­vent dans leurs analyses.

Et pour­tant ! Ce bref laps de temps est mar­qué suc­ces­si­ve­ment par une ten­ta­tive excep­tion­nelle d’u­ni­té par voie paci­fique, mal­heu­reu­se­ment sans len­de­main, sui­vie par la mon­tée de symp­tômes alar­mants pour la paix européenne.

Entre Berlin et Francfort
Dialogue pour l’unité

Le roi de Prusse, Fré­dé­ric-Guillaume IV, qui a suc­cé­dé en 1840 à son père Fré­dé­ric Guillaume III, l’ad­ver­saire mal­heu­reux de Napo­léon à Iéna en 1806, a pris l’i­ni­tia­tive en 1847 de doter la Prusse de son pre­mier Par­le­ment et d’ac­cor­der à tous ses sujets, Juifs com­pris, l’é­ga­li­té confes­sion­nelle. Ces mesures libé­rales lui valent une grande popu­la­ri­té, bien salu­taire, lorsque le 18 mars 1848, l’a­gi­ta­tion, par­tie fin février de Karls­ruhe, a, de proche en proche, gagné Berlin.

Il lui suf­fit en effet de paraître au bal­con de son palais pour que la foule l’ac­clame. Cepen­dant la garde reste ner­veuse, des coups de feu claquent, pro­vo­quant une panique et l’é­rec­tion hâtive de bar­ri­cades, vite déga­gées par la troupe, qui se retire alors sur ordre du roi. Ce der­nier che­vauche crâ­ne­ment dans les rues de sa capi­tale au milieu d’une foule en délire l’ac­cla­mant comme le futur empe­reur d’une » Alle­magne uni­fiée et démocratique « .

L’eu­pho­rie est à ce point conta­gieuse qu’il accepte le soir même cette glo­rieuse mis­sion en lan­çant à la foule mas­sée devant le Palais royal :

Je prends la direc­tion du peuple alle­mand, de ce jour, la Prusse se confond avec l’Al­le­magne. Pas­sant de la réso­lu­tion à l’acte, il consti­tue un minis­tère libé­ral » rhé­nan » pour pré­pa­rer des réformes en concer­ta­tion avec le Par­le­ment fédé­ral de Franc­fort. Ce der­nier prend l’i­ni­tia­tive pré­ma­tu­rée d’in­vi­ter les duchés de Schles­wig-Hol­stein (où les Prus­siens aidés des Hano­vriens viennent de chas­ser les Danois) à se joindre aux autres États alle­mands en envoyant des délé­gués des popu­la­tions. Cette ini­tia­tive ajoute aux com­pli­ca­tions inter­na­tio­nales sou­le­vées par les pro­tes­ta­tions du roi de Dane­mark, Fré­dé­ric VII. La Suède, la Rus­sie et l’An­gle­terre obligent la Prusse à signer à Malmö en août un armis­tice et accep­ter le prin­cipe d’une admi­nis­tra­tion mixte ger­ma­no-danoise dans l’at­tente d’un règle­ment final (l’af­faire » des Duchés » rebon­di­ra en 1864 à la mort de Fré­dé­ric VII).

Après cet inter­mède source de contre­temps, le pro­ces­sus de réformes est acti­ve­ment repris.

En décembre 1848, la Prusse se dote d’une Consti­tu­tion libé­rale et le 27 mars 1849, soit un an après les évé­ne­ments de Ber­lin, le Par­le­ment de Franc­fort, réuni en séance solen­nelle, à grand ren­fort de cloches et de salves d’ar­tille­rie, se pro­nonce à la majo­ri­té de ses membres, en faveur de l’Union des États alle­mands sous le sceptre impé­rial de Fré­dé­ric-Guillaume IV.

Jamais dans toute l’his­toire confuse de l’Al­le­magne, le » cou­rant » n’a­vait aus­si bien pas­sé entre le Nord et le Sud.

Fai­sons ici une pause pour rêver un peu devant ce nou­vel hori­zon sou­dain illu­mi­né de l’his­toire, à l’i­mage hélas ! d’une éphé­mère aurore boréale : la voie démo­cra­tique enfin ouverte, l’u­ni­té alle­mande paci­fi­que­ment réa­li­sée dans le cadre d’une monar­chie consti­tu­tion­nelle, la Prusse, cet amal­game de pro­vinces res­tées mili­taires et féo­dales, se fon­dant dans l’Al­le­magne et non l’in­verse avec les consé­quences dra­ma­tiques à terme que l’on sait !

La conjonc­ture inter­na­tio­nale y invite taci­te­ment : l’Au­triche rivale, tra­di­tion­nel obs­tacle à cette uni­té, alors mena­cée d’é­cla­te­ment, n’est-elle pas tem­po­rai­re­ment para­ly­sée ? Sans son appui, les monar­chies alle­mandes du Sud n’ont guère les moyens de s’op­po­ser à cette puis­sante vague de fond uni­fi­ca­trice défer­lant sur les terres germaniques.

Où Bismarck apparaît

Reve­nons en ce début de prin­temps 1848 à Ber­lin où le pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion en cours ne manque pas de sus­ci­ter inquié­tudes, résis­tances par­mi les corps consti­tués prus­siens : noblesse, armée, haute admi­nis­tra­tion et même épis­co­pat luthérien.

Au sein même de la famille royale, le plus fidèle à l’es­prit d’une monar­chie res­tée mili­taire dans l’âme, le plus fon­ciè­re­ment atta­ché à la ligne abso­lu­tiste n’est autre que le propre frère cadet du roi, le futur Guillaume Ier qui ne manque d’ailleurs pas de sérieuses qua­li­tés (sens de l’hon­neur, par­faite éducation…).

Au len­de­main des évé­ne­ments de 1848 et des orien­ta­tions libé­rales don­nées au régime, Guillaume a pré­fé­ré prendre ses dis­tances en gagnant Londres. Sur­tout un nou­veau venu fait son appa­ri­tion sur la scène poli­tique, il n’exerce pour l’heure aucune auto­ri­té, sinon une influence assez fra­cas­sante au Land­tag où il est depuis 1847 le porte-parole des jun­kers prus­siens, redou­té par sa fougue et la liber­té de ses propos.

Il s’a­git, on s’en doute, de Bis­marck dont la sta­ture, la vita­li­té phy­sique et intel­lec­tuelle impres­sionnent déjà son audi­toire. L’at­ta­che­ment de ce hobe­reau prus­sien à sa terre natale comme à la monar­chie prus­sienne est vis­cé­ral, comme il s’en expli­que­ra un jour.

Je ne puis le nier, je suis assez fier de cette mai­son où depuis des siècles, mes aïeux ont vécu dans les mêmes chambres, où ils sont nés, où ils sont morts, de voir ici et au temple, les por­traits qui les montrent, depuis le che­va­lier bar­dé de fer jus­qu’au cava­lier à tresses qui tom­ba sous Fré­dé­ric le Grand… Fré­dé­ric II, le » des­pote éclai­ré « , modèle non dépas­sé aux yeux de celui pour qui la chaîne sociale se décline : le roi, l’ar­mée, la pro­prié­té, l’héritage…

Ce clan fer­mé des hobe­reaux prus­siens, dont Bis­marck incarne au suprême degré l’es­prit, mélange de loya­lisme, d’or­gueil et aus­si d’in­té­rêt bien com­pris, règne sur une armée ayant tra­di­tion­nel­le­ment lié son sort à la dynas­tie des Hohen­zol­lern, pro­digue en retour de soins atten­tifs à son égard depuis le » Roi-Sergent « .

N’est-ce pas avant tout à son armée que la Prusse, construc­tion géo­gra­phi­que­ment et même eth­ni­que­ment assez arti­fi­cielle, doit d’exis­ter ? Que cette caste ultra­con­ser­va­trice se consi­dère comme le rem­part, la sau­ve­garde de la monar­chie jus­qu’à la pro­té­ger éven­tuel­le­ment contre elle-même, ses faux pas ou jugés tels, ne peut sur­prendre qui­conque est ins­truit de l’his­toire de la Prusse.

Or les sujets d’a­larme pour Bis­marck et ses pairs se sont mul­ti­pliés depuis un an, où tout dans l’ordre ancien semble devoir être remis en ques­tion. Leur indi­gna­tion est à son comble, lorsque, en 1848, dans le cadre de la démo­cra­ti­sa­tion du pays, arrive sur le bureau du Land­tag un pro­jet de loi visant à abo­lir pure­ment et sim­ple­ment l’exemp­tion fis­cale tra­di­tion­nel­le­ment atta­chée aux biens sei­gneu­riaux. L’at­mo­sphère n’est plus à la grogne mais à la fronde chez ces féo­daux, avant tout jaloux de leurs pri­vi­lèges, qu’ils jugent intan­gibles, juste contre­par­tie d’un loya­lisme sans failles…

Il saute ici aux yeux qu’une telle ini­tia­tive venue d’un gou­ver­ne­ment encore fra­gile et inex­pé­ri­men­té est suprê­me­ment inop­por­tune et mal­adroite pro­vo­quant ipso fac­to les réac­tions des inté­res­sés jouis­sant de puis­sants appuis dans le pays, à la cour et dans l’en­tou­rage du roi.

La situa­tion, les rap­ports de forces sont à ce point fluides que seul un carac­tère bien trem­pé réso­lu dans ses des­seins serait capable de faire face avec sang-froid à ce genre de conflits, trou­ver les com­pro­mis néces­saires. Mal­heu­reu­se­ment ces qua­li­tés manquent au roi et il n’y a per­sonne auprès de lui et au gou­ver­ne­ment qui soit à la hau­teur des enjeux, qui puisse l’é­pau­ler, sup­pléer à ses fai­blesses. Pis cet homme, intel­li­gent, ins­truit et même excellent ora­teur, n’est à tout prendre qu’un vel­léi­taire, sujet à des troubles de la per­son­na­li­té (pro­ba­ble­ment exa­gé­rés par l’his­to­rio­gra­phie alle­mande peu com­plai­sante envers ce Hohen­zol­lern dérangeant).

En effet Fré­dé­ric-Guillaume IV com­mence à prendre peur de ses audaces, du cours pris par les évé­ne­ments qu’il a lui-même tant contri­bué à déclen­cher. Face à la confiance que lui témoigne le Par­le­ment de Franc­fort, il hésite ne fût-ce qu’à la pers­pec­tive, si contraire à la vieille tra­di­tion monar­chique, à tenir sa cou­ronne, non des mains des princes mais d’une assem­blée popu­laire. Or ces der­niers, ceux du Sud tra­di­tion­nel­le­ment tour­nés vers l’Au­triche et quelques autres mis en mino­ri­té à Franc­fort ou contraints de céder à leur opi­nion, sont réti­cents ou hostiles.

Bis­marck [A5], lui, sait ce qu’il veut, plus pré­ci­sé­ment ce qu’il ne veut pas. Ce Vater­land élar­gi et mou, cette uni­té réa­li­sée du jour au len­de­main sans effort, ni gloire, offerte sur un pla­teau par­le­men­taire par les classes moyennes, des bour­geois, des intel­lec­tuels, il l’é­carte avec mépris… La Prusse va y perdre son âme, la monar­chie s’y dis­soudre, le jeu poli­tique bas­cu­ler au Sud et à l’Ouest, Franc­fort et son Par­le­ment prendre le pas sur Ber­lin dans la prise des déci­sions. En défi­ni­tive, L’u­ni­té alle­mande avec la Consti­tu­tion de Franc­fort, je n’en veux pas. Je pré­fère que la Prusse reste pour le moment la Prusse, il sera tou­jours temps pour elle, quand elle juge­ra le moment venu de don­ner des lois à l’Allemagne.

Dis­cours clair, sans ambages pla­çant le débat sur le point sen­sible de l’or­gueil d’une Prusse sûre d’elle-même, peu dis­po­sée à par­ta­ger le pouvoir.

Cet homme impres­sion­nant de force et de convic­tion ral­lie des indé­cis, des oppor­tu­nistes atten­tifs aux oscil­la­tions d’o­pi­nion. Il reste à convaincre le roi encore hési­tant. Ici, les his­to­riens (tel Emil Lud­wig explo­rant ces recoins mal éclai­rés) s’ac­cordent à voir à l’œuvre la » patte » du futur chancelier.

Que de fois, devant une alter­na­tive, l’ur­gence d’un par­ti à prendre, des déci­sions aux consé­quences incal­cu­lables ont été prises à huis clos, dans le secret des conseils, lais­sant pla­ner quelque mys­tère sur les intrigues, les argu­ments jetés dans la balance par les uns et les autres, plai­deurs ou arbitres.

Une réunion res­tée secrète, véri­table conseil de famille des Hohen­zol­lern se serait tenue au Palais royal de Ber­lin. L’af­faire est d’im­por­tance : Fré­dé­ric-Guillaume songe à renon­cer au trône, au béné­fice de son frère Guillaume qui, à son tour, se dérobe, ce qui ren­voie, par ordre de suc­ces­sion, à son propre fils, Fré­dé­ric, alors âgé de 17 ans (guère moins que Fran­çois-Joseph, le tout nou­vel empe­reur d’Autriche).

Mal­heu­reu­se­ment pour l’Al­le­magne et l’Eu­rope, la malice du des­tin (en la per­sonne de Bis­marck) va s’employer à écar­ter ce jeune prince, sans doute la plus noble, sinon la plus remar­quable figure de sa dynas­tie. Bis­marck, qui a tôt déce­lé en lui des dis­po­si­tions libé­rales et paci­fiques, contraires à ses pro­jets, a fait le siège de sa famille en par­ti­cu­lier de sa propre mère pour que l’on renonce à un tel trans­fert et dis­suade le roi de démissionner.

Volte-face et réaction

Le roi ne tarde pas à se rendre à toutes les bonnes rai­sons que l’on peut ima­gi­ner (inté­rêt conjoint de sa dynas­tie et du pays, inex­pé­rience du trop jeune héri­tier…). Renon­çant à deve­nir le sou­ve­rain consti­tu­tion­nel de l’Al­le­magne, il refuse la cou­ronne impé­riale offerte par les libé­raux de Franc­fort en y met­tant natu­rel­le­ment les formes : on ne sau­rait exclure de la grande Alle­magne les popu­la­tions de langue alle­mande du Sud, ce que rend sur­tout impos­sible l’hé­té­ro­gé­néi­té eth­nique de l’Em­pire autrichien.

Le pré­sident du Par­le­ment de Franc­fort, Dahl­man, se range pru­dem­ment à cet avis. Si Fré­dé­ric-Guillaume IV met un terme à ses scru­pules, il ne renonce pas pour autant à son ambi­tion d’a­gran­dir ses États. Repre­nant l’i­ni­tia­tive, il convoque les délé­gués des États alle­mands à Erfurt afin de modi­fier la Consti­tu­tion fédé­rale et for­mer une » Union res­treinte » excluant les États du Sud (Autriche, Bavière, Wur­tem­berg plus quelques petits États récalcitrants).

L’Au­triche s’en alarme, et sou­te­nue par les États du Sud, oblige en sep­tembre 1849 la Prusse à accep­ter un régime inté­ri­maire de ges­tion conjointe des affaires alle­mandes, ce qui en défi­ni­tive ne résout rien et fait plu­tôt mon­ter la ten­sion entre par­ti­sans de la » petite Alle­magne » sous la sou­ve­rai­ne­té prus­sienne et ceux de la » grande Alle­magne » avec l’Autriche.

Annexes

[A1] L’é­pi­logue de son des­tin d’ex­cep­tion mérite d’être enfin rap­pe­lé. Démis de ses fonc­tions de chan­ce­lier en 1888 par Guillaume II, Bis­marck, au soir de sa vie, lui qui avait tou­jours vécu dans la han­tise de l’en­cer­cle­ment et des coa­li­tions, aus­si har­di dans ses entre­prises que cir­cons­pect et voyant loin, ose­ra dénon­cer les graves dan­gers que fai­sait cou­rir à l’Em­pire alle­mand la poli­tique inuti­le­ment pro­vo­ca­trice et méga­lo­mane de ses successeurs.

[A2] Maz­zi­ni triomphe à Rome. Outre un pont à son nom, le Ponte di Risor­gi­men­to accède sur la rive droite du Tibre à la somp­tueuse Viale Gui­seppe Maz­zi­ni, menant elle-même à une vaste place cir­cu­laire Piaz­za Maz­zi­ni. Le monu­ment à sa gloire se trouve en fait sur l’autre rive au fond de la piaz­za Romo­lo e Remo bor­dant au sud le cirque Maxime. L’ou­trance théâ­trale de ce choix saute au yeux : G. Maz­zi­ni, refon­da­teur, res­tau­ra­teur après 2 500 ans de l’an­tique répu­blique romaine ! Il est vrai que ce monu­ment est bien modeste en com­pa­rai­son de celui éri­gé à la gloire de Vic­tor Emma­nuel II “(« La machine à écrire » comme l’ap­pellent les Romains).
De son côté, Gari­bal­di a son pont, sa rue, sa place, son monu­ment dans le Tras­te­vere au pied du Janicule.

[A3] De son côté Maz­zi­ni par­vient à fuir en Suisse, puis à Londres où il rejoint Ledru-Rol­lin et Kos­suth (le héros mal­heu­reux de l’in­dé­pen­dance hon­groise en 1848) avec les­quels il essaie de fon­der une » Alliance répu­bli­caine universelle « .
De retour en Ita­lie après 1870, il est arrê­té en Sicile et enfer­mé un temps à Gaète (refuge de Pie IX, vingt-trois ans aupa­ra­vant !) pour mou­rir peu après.

[A4] Com­bien, à l’é­preuve de l’his­toire, paraissent peu com­pa­tibles et même anti­no­miques l’exer­cice de l’au­to­ri­té spi­ri­tuelle et celui du gou­ver­ne­ment temporel !
On sait qu’il fau­dra attendre les accords de Latran en 1929 entre le Vati­can et l’I­ta­lie fas­ciste, pour régler l’é­pi­neuse » ques­tion romaine » pen­dante depuis la pro­cla­ma­tion en 1871 de Rome, capi­tale du royaume d’I­ta­lie après le départ des forces fran­çaises et la décla­ra­tion de Pie IX se consi­dé­rant pri­son­nier dans ses États.
Que n’a-t-on pas repro­ché (encore récem­ment) à ce der­nier ? Avoir refu­sé la grâce des deux poseurs de bombes ayant cau­sé la mort de 27 zouaves pon­ti­fi­caux, d’être anti­sé­mite (une accu­sa­tion mal fon­dée). Aucun pape (son pon­ti­fi­cat de trente-deux ans a été le plus long de l’his­toire) n’a été autant cri­ti­qué, voire calom­nié tant par ceux qui en veulent à ses états, aux biens de l’É­glise et à son influence inter­na­tio­nale que par les athéistes mili­tants de tous bords politiques.
Dans l’his­toire spi­ri­tuelle de l’É­glise de Rome, Pie IX s’est affir­mé comme un très grand pape tant au plan du dogme (marial en par­ti­cu­lier) que dans l’ac­tion missionnaire.
Sa béa­ti­fi­ca­tion récente par Jean-Paul II (qui a sus­ci­té des contro­verses viru­lentes) n’a d’autre por­tée que cette recon­nais­sance de ver­tus théo­lo­gales exceptionnelles.

[A5] En pri­vé Bis­marck ne cache pas ses arrière-pensées :
 » Je n’au­rais com­pris un tel enthou­siasme que s’il s’é­tait agi d’en­le­ver l’Al­sace aux Fran­çais, de plan­ter le dra­peau alle­mand sur la cathé­drale de Strasbourg ! »
Trans­po­sons : une “ bonne guerre ” menée en com­mun par les Alle­mands contre leurs voi­sins du Sud, met­tant à l’épreuve leur patrio­tisme, tel me paraît le prix à payer pour les sou­der en une véri­table nation.
Ce n’est pas là simple spé­cu­la­tion si l’on se sou­vient de la fameuse décla­ra­tion de Bis­marck dès son arri­vée au pou­voir en 1861, lan­cée du haut de la tri­bune du Land­tag, y pro­vo­quant la stupeur :
“ Ce n’est pas par des dis­cours par­le­men­taires que les grandes ques­tions de notre époque seront réso­lues mais par le fer et par le sang. ”
N. B. : ces pro­pos de Bis­marck ont été extraits de l’excellent essai (deve­nu un clas­sique) de l’historien René Grous­set, Figures de proue (Plon).

Une crise ouverte sur­vient un an plus tard en sep­tembre 1850, lorsque, à la suite d’une insur­rec­tion popu­laire chas­sant le grand-duc de Hesse, l’Au­triche s’ap­prête à le réta­blir avec l’aide des troupes fédé­rales. Elle est alors gagnée de vitesse par la Prusse qui occupe le ter­ri­toire. Schwar­zen­berg, le nou­veau chan­ce­lier autri­chien, refu­sant le fait accom­pli adresse un ulti­ma­tum à la Prusse, la somme d’é­va­cuer la Hesse. Devant cette atti­tude réso­lue, la Prusse, qui ne se sent pas prête à ris­quer un conflit armé, s’in­cline, vive­ment pous­sée d’ailleurs par la Rus­sie, laquelle avait, peu de temps aupa­ra­vant, prê­té main-forte à l’Au­triche pour venir à bout de l’in­sur­rec­tion hongroise.

Cette » recu­lade « , enté­ri­née en novembre 1850 à Olmütz, est subie par la Prusse comme une véri­table humi­lia­tion appe­lant une revanche le moment venu (ce sera seize ans plus tard à Sado­wa). Forte de ce suc­cès, l’Au­triche pour­suit son avan­tage. Après avoir obte­nu du Hanovre et de la Saxe leur retrait de l’U­nion res­treinte, elle convoque à Dresde les États alle­mands et leur faire approu­ver une Consti­tu­tion res­sus­ci­tant la Diète de Franc­fort repla­cée sous sa pré­si­dence et obtient de cette der­nière en août 1851 l’a­ban­don des mesures libé­rales antérieures.

Sup­pres­sion de la liber­té de presse, ren­for­ce­ment de la police marquent le retour géné­ral à l’ab­so­lu­tisme monar­chique des sou­ve­rains du Sud regrou­pés en avril 1852 autour de Vienne dans » la coa­li­tion de Darm­stadt » ren­for­cée par une Union doua­nière impro­vi­sée ins­pi­rée du modèle allemand.

Une paix précaire

En cette fin 1852, l’Au­triche semble l’emporter sur toute la ligne, dans sa riva­li­té avec la Prusse pour le contrôle de l’Allemagne.

Appa­rence bien trom­peuse : bat­tue sur le plan poli­tique, la Prusse ne tarde pas à prendre sa revanche sur le plan éco­no­mique. En effet, les États du Sud et leurs alliés se voient exclus du Zoll­ve­rein, cette Union doua­nière qui avait tis­sé au fil des ans des liens éco­no­miques fruc­tueux entre États alle­mands anti­ci­pant sur leur uni­té politique.

Une crise éco­no­mique s’en­suit, l’U­nion doua­nière avec l’Au­triche étant de loin impuis­sante à com­pen­ser le pré­ju­dice subi par cette sortie.

Les voi­là bien­tôt contraints de deman­der à la Prusse leur réin­té­gra­tion dans le Zoll­ve­rein dont il faut rap­pe­ler que, conçu au seul béné­fice des États alle­mands, il excluait par prin­cipe l’Em­pire des Habs­bourgs com­po­sé d’au­tant d’al­lo­gènes (des Latins, des Slaves et des Hon­grois) que d’Allemands.

Loin de s’a­pai­ser, la riva­li­té aus­tro-prus­sienne, pour le contrôle des États du Sud, rebon­dis­sait, évo­luant cette fois à l’a­van­tage de la Prusse, d’au­tant qu’à l’in­trai­table Schwar­zen­berg dis­pa­ru en 1852 suc­cède sept ans durant à Vienne un conser­va­teur conci­liant avec l’Al­le­magne, Bach. Est-il besoin de rap­pe­ler la suite ?

La riva­li­té aus­tro-prus­sienne va mas­quer jus­qu’à sa conclu­sion en 1866–1867 le véri­table objec­tif de Bis­marck, chan­ce­lier de Prusse dès 1861 : réa­li­ser l’u­ni­té alle­mande à tra­vers une guerre « patrio­tique » des États alle­mands avec une France iso­lée et sans alliés en Europe. Bis­marck, qui ne redou­tait rien autant qu’une alliance fran­co-autri­chienne, n’au­ra de meilleur auxi­liaire de ses des­seins que le nou­vel empe­reur des Fran­çais, aveu­glé et empê­tré dans sa poli­tique exté­rieure incohérente.

Suite dans un pro­chain numé­ro, « 1848, l’Eu­rope centrale »

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