Un extrait du journal Combat, concernant Bernanos

Présence de Bernanos, L’invincible espérance.

Dossier : ExpressionsMagazine N°538 Octobre 1998Par Gérard PILÉ (41)

Nous achevons ici le réc­it de la vie engagée et nomade de l’écrivain. Il a 50 ans en 1938 quand il décide de s’ex­pa­tri­er, deux mois avant cet événe­ment fatidique qu’il va appel­er” la honte de Munich”, prélu­dant à la guerre de 1939–1945

Il lui reste seule­ment dix ans à vivre dont sept au Brésil où sa voix et ses deux fils aînés se met­tent au ser­vice de la France libre.

Bernanos ne doute guère de la capac­ité des alliés à gag­n­er la guerre, si mal engagée soit-elle, en revanche, han­té par le sou­venir cuisant de la précé­dente, il doute fort de leur capac­ité à gag­n­er la paix, après l’écrase­ment de l’hy­dre hitlérienne.

La lib­erté de l’homme restera men­acée par les deux formes mod­ernes du total­i­tarisme : le marx­isme stal­in­ien le plus ouverte­ment agres­sif mais aus­si, l’autre, plus insi­dieux à terme, emprun­tant des voies plus séduisantes, à savoir l’é­tatisme étouf­fant des démoc­ra­ties mod­ernes, par ailleurs impliquées dans une ” guerre économique” sans merci.

Tout au long des années 40, Bernanos s’in­surge devant une telle per­spec­tive, alié­nante pour l’homme même si, humaine­ment par­lant, elle sem­ble s’in­scrire dans la fatal­ité historique.

Cette pen­sée le hante, l’a­menant à s’in­ter­roger : com­ment l’homme réus­sir­ait-il à sauve­g­arder un espace suff­isant pour sa lib­erté intérieure dans une civil­i­sa­tion de plus en plus matéri­al­iste et con­sumériste, lib­er­taire et sécu­ri­taire, uni­formisée et robo­t­isée … en défini­tive asservie plus que jamais à l’ar­gent, ce maître-obsta­cle sur la voie le reliant à Dieu ?

Ain­si le” chré­tien Bernanos” refuse tout manichéisme poli­tique, un mal en cachant tou­jours un autre plus sub­til, la dif­fi­cile con­quête de la lib­erté exige un com­bat sans trêve con­tre toutes les forces d’al­ié­na­tion de l’homme, le détour­nant de sa voca­tion surnaturelle.

Com­ment un tel dis­cours trou­verait-il des oreilles atten­tives en ces lende­mains de servi­tude, mar­qués par une pénurie général­isée ? illim­ités parais­sent les besoins à sat­is­faire et bien­venus les pro­grès tech­nologiques accomplis.

Peut-on raisonnable­ment adopter la même atti­tude aujour­d’hui, devant l’ag­gra­va­tion de symp­tômes annon­cés ? C’est pourquoi une relec­ture actu­al­isée des aver­tisse­ments de l’écrivain ne nous sem­ble pas super­flue. Telle sera la tâche assignée à un prochain article.

VI — Au Brésil

Nous avons lais­sé Bernanos à Mar­seille en juil­let 1938, embar­quant avec tout son monde et deux amis à des­ti­na­tion de l’Amérique du Sud, une déci­sion bien intemp estive à pre­mière vue sur laque­lle il s’ex­pli­quera à plusieurs reprises.

Je ne suis pas par­ti en claquant la porte et d’ailleurs il n’y avait pas de porte … Je n’ai pas rompu avec mon ingrate patrie … Bien que je sois allé infin­i­ment plus loin que Guer­ne­sey, je ne me prends pas du tout pour Vic­tor Hugo.
J’ai quit­té mon pays dans l’e­spoir de trou­ver en Amérique pour ma femme et mes six goss­es l’e­spèce de sécu­rité que n’im­porte quel paysan de chez nous, pro­prié­taire de son petit domaine, eût jadis facile­ment assuré aux siens, et pour moi la lib­erté d’écrire des livre qu’il me plairait d’écrire, ne dussent-ils voir le jour qu’à titre posthume. (Français, si vous saviez)

Rap­pelons-nous le suc­cès de ses derniers livres, Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne, La Nou­velle His­toire de Mouchette et Les Grands Cimetières sous la lune, lui resti­tu­ant une lib­erté prop­ice au fran­chisse­ment d’une nou­velle étape de sa vie d’écrivain.N’avait-il pas, jeune homme, déjà envis­agé avec quelques cama­rades de par­tir au Paraguay, cédant à l’at­trait plus ou moins mythique des espaces vierges ? Il est bien plus prob­a­ble que l’év­i­dence d’un hori­zon bouché pour lui se soit imposée à son regard lucide : dans une guerre à ses yeux inévitable com­ment un écrivain tel que lui pour­rait-il faire allégeance à une poli­tique qu’il con­damnait et ne serait-il pas vite muselé par la cen­sure ? Quant à pour­suiv­re son œuvre romanesque dans la tour­mente, il n’en aurait pas le cœur et n’en ressen­ti­rait plus l’u­til­ité. Rap­pelons-nous en effet la nausée que lui inspire en 1938 le cli­mat de démis­sion des esprits et des volon­tés rég­nant au sein du réduit démoc­ra­tique européen face à sa sub­ver­sion par les totalitarismes :

La déroute des con­sciences y fai­sait prévoir celle des armées. La triple cor­rup­tion nazie, fas­ciste et marx­iste n’avait presque rien épargné de ce qu’on m’avait appris à respecter et à aimer. j’ai quit­té presque aus­sitôt mon pays. Il n’é­tait plus pos­si­ble à un homme libre d’y écrire ou même sim­ple­ment d’y respirer…
(Le lende­main c’est vous) (Notice auto­bi­ographique rédigée à Rio en jan­vi­er 1945)

Accom­pa­gnons nos exilés dans leurs tribu­la­tions : ils remon­tent le Parana et le Paraguay aux eaux boueuses sur un antique bateau à roues entre des rives plates où som­no­lent des croc­o­diles et débar­quent à Asuncion.

Vite déçus par l’en­vi­ron­nement naturel et humain, ils n’y séjour­nent qu’une dizaine de jours et gag­nent Rio où ils sont chaleureuse­ment accueil­lis par les écrivains brésiliens, nom­breux à con­naître et admir­er ses romans aux­quels il est pour sa part bien décidé à renon­cer afin de proclamer cer­taines idées libéra­tri­ces aux hommes de son temps.

Pour l’heure, il ignore où cette mis­sion va le con­duire, pour­suivi par l’isole­ment dans cet immense et loin­tain Brésil où il lui faut d’abord songer à installer sa famille et sub­venir à ses besoins,

Sa quête d’une fazen­da , sus­cep­ti­ble d’y pour­voir (du moins l’e­spère-t-il) va le men­er en des lieux de plus en plus éloignés de Rio pour y faire le dur appren­tis­sage de la vie d’éleveur de bétail (où il ne réus­sira guère) sous l’éprou­vant cli­mat tropical.

Cette errance lui laisse tout de même le temps d’écrire Le scan­dale de la vérité et Nous autres Français (pub­liés l’un et l’autre en 1939 par Gal­li­mard), réflex­ions sur le salut pos­si­ble de la France dans la fidél­ité à l’honneur.

Attirons surtout l’at­ten­tion sur le chef-d’œu­vre de cette pre­mière péri­ode brésili­enne, Son Jour­nal de guerre entre­pris en avril 1940 à Pirapora :

Sous un man­guier desséché … par une chaleur ter­ri­ble, inhu­maine, qui rendait un peu plus fous mes fous d’en­fants. L’écrivain se sent immergé dans cette guerre mille fois plus dure que l’autre, j’y suis ren­tré sans amis, sans cama­rades, je me débrouille avec elle comme je peux au jour le jour

… Je ne repousserai pas cet incon­nu ni aucun de ceux qui lui ressem­blent. Ils ont quit­té à cause de moi d’autres demeures beau­coup plus rich­es et mieux abritées que la mienne, tant pis, ma mai­son n’est pas celle qu’ils atten­dent mais elle leur appar­tient, elle est ouverte.

Je suis con­tent d’avoir si mal bâti ma vie qu’on peut y entr­er comme dans un moulin… J’a­jouterai que je ne regrette pas d’avoir fait tant de chemin a tra­vers la mer puisque j’ai trou­vé en ce pays, sinon la mai­son de mes rêves, du moins celle qui ressem­ble le plus à ma vie … Les portes n’y ont pas de ser­rures, les fenêtres pas de vit­res, les cham­bres pas de pla­fond et l’ab­sence de pla­fond fait qu’on y décou­vre tout ce qui dans les autres est caché : le vénérable envers des poutres, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’om­bre que le jour rogne à peine et qui sem­ble noir­cir encore à la lumiere de nos lam­pes la crête iné­gale des murs où courent des rats fan­tômes que nous ne voyons jamais ailleurs, les extrav­a­gantes chauves-souris et ces énormes han­netons blind­és d’aci­er noir …

Pour une mai­son ouverte, on peut dire de cette mai­son qu’elle est ouverte ! Elle s’ou­vre elle-même sur un pays ouvert, béant… Vient a nous qui veut, les vach­ers en hail­lons sur leurs hautes sell­es… l’u­nique éper­on bouclé au pied nu…

Nous sommes entre les mains du pas­sant, a sa mer­ci. Le pas des chevaux sans fer ne résonne pas sur les cail­loux, les pieds nus trompent jusqu’à la vig­i­lance des chiens. Nous sommes dans les mains du pas­sant comme dans les mains de Dieu. Puis­sions-nous tou­jours ensem­ble moi et mes livres être à la mer­ci des pas­sants ! [A 1]

Ce Jour­nal, son meilleur témoignage auto­bi­ographique à l’écri­t­ure spon­tanée, empreint de nos­tal­gie et de charme poé­tique, où il dépose le meilleur de lui-même, ne sera pub­lié qu’en 1949 après sa mort, sous le titre Les Enfants humil­iés.

Prodigue de son hos­pi­tal­ité (Mes chevaux sont prin­cière­ment traités, mes hôtes presque aus­si bien), Bernanos reçoit quiconque passe chez lui comme le révèle ce beau pas­sage témoignant de sa soif de com­mu­nion avec les hommes (voir encadré),

Bernanos, désireux de se rap­procher de ses amis français et brésiliens de plus en plus nom­breux, notam­ment à Rio, qui récla­ment sa présence et où il va devenir très pop­u­laire, acquiert en 1940 une fazen­da, Cruz de las aImas1 (La croix des âmes), près de Bar­ba­ce­na, ville inter­mé­di­aire sur la voie fer­rée joignant Rio à Belo Hor­i­zonte à quelques cen­taines de kilo­mètres au nord. Cette ” ferme-pres­bytère- tourne­bride “, bien­tôt amé­nagée à la française, va fix­er la tribu Bernanos près de cinq ans et la mar­quer profondément.

N’al­lons pas imag­in­er une vie pais­i­ble dans la ” mai­son Bernanos” où chaque jour apporte son lot de dif­fi­cultés, d’ur­gences, voire de tur­bu­lences. La vais­selle souf­fre chronique­ment des accès de gai­eté ou de fureur de mes enfants (mais ne tien­nent-ils pas de leur père !). L’am­biance à La croix des âmes y est effec­tive­ment des plus ani­mées, ce ne sont qu’al­lées et venues, let­tres et vis­ites se suc­cè­dent au milieu des soins con­tin­uels req­uis par les chevaux et le bétail. Il faut aus­si se préserv­er des rep­tiles et insectes red­outa­bles (cro­tales, cra­pauds ven­imeux, mygales…) sans compter le cli­mat, les avers­es géantes des orages brésiliens, la malaria…

Bernanos fait face de son mieux, même s’il lui arrive, comme il l’avoue à un ami, de se trou­ver acca­blé sous le poids des petites mis­ères comme un vieil âne sous un sac de pommes de terre trop lourd pour lui. Ne man­quons pas incidem­ment de soulign­er à quel point l’écrivain reste un père atten­tif, con­sacrant à ses enfants une bonne part de son temps : il se fait leur édu­ca­teur, leur maître d’équi­tation, leur par­le beau­coup, veille lui-même (aidé de sa femme, plus tard d’un pré­cep­teur) à leur instruc­tion, leur récite à la veil­lée de beaux textes de sa belle voix et va même jusqu’à com­pos­er et illus­tr­er une His­toire de France pour son fils cadet !

Cette vie, à laque­lle les uns et jes autres s’adaptent courageuse­ment avec l’in­con­fort et les sac­ri­fices qu’elle impose, ne manque pas heureuse­ment d’at­traits, en par­ti­c­uli­er l’équi­tation où tous excel­lent, et de com­pen­sa­tions, comme la qual­ité de l’ac­cueil des Brésiliens, un réseau d’amis fidèles, dis­crète­ment effi­caces en cas de besoin.

C’est ain­si que ses gages de jour­nal­iste sont dou­blés à son insu quand sa situ­ar­i­on finan­cière rede­vient dra­ma­tique. On s’emploie aus­si à calmer le zèle et les pres­sions de l’am­bas­sadeur de Vichy qui voudrait que l’on inter­dise à Bernanos d’écrire dans la grande presse brésili­enne. Cette acLivilé inin­ter­rompue par la suite avait com­mencé au cours des semaines de la défaite. Voici un extrait du pre­mier arti­cle pub­lié le 3 juin 1940 inti­t­ulé ” Le Des­tin de la France “.

Mon pays a été lit­térale­ment livré. Dès avant Munich, l’idéolo­gie total­i­taire rég­nait sur une par­tie de notre presse et à tra­vers elle sur l’opinion.

Cette pro­pa­gande hitléri­enne ne se fai­sait pas sous son pro­pre nom car elle aurait irrité les élites qui l’ac­cep­tèrent sous un autre nom. L’al­liance de l’I­tal­ie fut de peu d’u­til­ité mil­i­taire pour T’Alle­magne mais lui ren­dit d’im­menses ser­vices à un autre point de vue, celui de a pro­pa­gande. Elle répan­dit chez nous des idées que nous auri­ons rejetées avec hor­reur si elles avaient été exprimées en style ger­manique mais que nous accep­tâmes sans répug­nance parce qu’elles se présen­taient sous un vocab­u­laire fam­i­li­er à nos esprits latins …

La France aurait pu se tourn­er d’un seul coup a l’idéolo­gie semi-ori­en­tale de Staline mais Ie fas­cisme l’a con­duite par une voie détournée chez Hitler et du racisme hitlérien, elle passera presque sans s’en apercevoir au com­mu­nisme pur et simple.

N’y a‑t-il donc plus d’e­sprit assez lucide pour frémir d’an­goisse a la pen­sée que cette paix indigne qu’un maréchal de France va sign­er sous la pres­sion d’un ambas­sadeur d’Es­pagne, sub­til entremet­teur des volon­tés d’Hitler et de Mus­soli­ni ressem­ble trait pour trait à la paix de Brest-Litovsk et risque d’avoir les mêmes conséquences.

Dès juil­let 1940, le ton change et fait place à l’e­spérance : On peut lire dans 0 Jornal :

Le 2–7, Tout est pos­si­ble sauf de soumet­tre par la force un esprit qui veut vivre libre. Quand la vérité n’a plus de sol­dats, elle en appelle aux martyrs.

Le 21–7, L’Alle­magne ne se con­naît pas elle-même.

La vic­toire qu’elle vient de rem­porter est déjà trop grande pour ses forces et son courage.

Il voue aux gemonies.ceux qui, vingt-deux ans après {‘immense holo­causte de 14, osent traiter leur pro­pre patrie comme une pécher­esse publique, l’in­vi­tent à expi­er, dans la servi­tude et la honte, quelques mois de “Front pop­u­laire “, la faute vénielle d’avoir préféré Blum a Laval.

L’hon­neur d’un peu­ple est le cap­i­tal des morts dont les vivants n’ont que l’usufruit, dont un chef de gou­verne­ment fut-il maréchal ne saurait dis­pos­er à son gré.


Le recueil des écrits ain­si livrés aux jour­naux brésiliens sera pub­lié à Rio entre 1943 et 1945 sous le titre Le chemin de la croix des âmes.

Bernanos ne se con­tente pas d’écrire, il agit, en sus­ci­tant la créa­tion de plusieurs comités de la France libre com­prenant des citoyens français et des sym­pa­thisants étrangers, tous lecteurs assidus de ses arti­cles. Il s’im­pa­tiente des réti­cences anglais­es à recon­naître un gou­verne­ment légal de la France libre, entre­tenant pour sa part d’ex­cel­lentes rela­tions per­son­nelles avec l’am­bas­sadeur de Grande-Bre­tagne. Infor­mé et recon­nais­sant à l’écrivain de son mil­i­tan­tisme, le général de Gaulle lui adresse une let­tre de remer­ciement dont il est vive­ment touché.

La voix de Bernanos, loin de se lim­iter à une cam­pagne inin­ter­rompue dans la presse brésili­enne, se fait enten­dre au-delà des mers par sa col­lab­o­ra­tion au Bul­letin de la France libre à la B.B.C., à la Mar­seil­laise de Lon­dres par la suite à celle d’Al­ger. La Dublin Review lui com­mande en décem­bre 1940 un arti­cle, lequel enrichi en 1941 de textes nou­veaux devient un livre inti­t­ulé Let­tre aux Anglais (pub­lié à Rio en 1942).

Cette œuvre est révéla­trice de l’élar­gisse­ment de sa pen­sée. Après une con­fronta­tion des des­tins respec­tifs des deux peu­ples, de ce qui les sépare et les unit dans des cir­con­stances dra­ma­tiques où l’is­sue de la guerre est encore incer­taine et les vieilles chamail­leries bien anachroniques, l’écrivain élar­git son champ de vision pour entretenir les citoyens du monde de leur avenir. Ce livre à l’adresse des com­bat­tants de la Iib­erté ne laisse aucune place à l’équiv­oque : la France n’est plus en France, l’Église du Christ n’est plus à Rome où le pape est comme cap­tif, sans voix, ni prise sur les événe­ments. La France, l’Eu­rope, la chré­tien­té malades sont à refaire une fois la paix revenue.

C’est dans ma rai­son non dans mon cœur que se trou­ve le principe de mon invin­ci­ble espérance. (C’est nous qui soulignons.)

Pour faire un enfant de paix à la vic­toire, Bernanos n’at­tend pas grand-chose de la jeune Amérique, inca­pable à ses yeux d’ap­porter autre chose que le mod­èle améri­cain avec ce qu’il appellera plus tard le muflisme jovial et dynamique du réal­isme améri­cain. Il s’en explique franche­ment à la fin de son livre dans sa Let­tre aux Améri­cains :

… Nos peu­ples ne savent peut-être pas très bien ce qu’ils veu­lent … mais ils ne veu­lent plus d’un matéri­al­isme cam­ou­flé, d’un matéri­al­isme qui pour se définir et se jus­ti­fi­er exploite le vocab­u­laire du Moral et du Spir­ituel, avec la com­plic­ité d’un grand nom­bre de chrétiens …
La France con­tre les robots (écrit en 1944 et pub­lié en 1946 à Rio aux édi­tions de la France libre puis en 1947 en France chez Laf­font sur proposiL­ion du général Guil­lain de Bénouville.)

Ce livre, de la même eau que le précé­dent, en accentue les audaces et le ton, pré­fig­u­rant la cam­pagne livrée dès son retour en France.

Bernanos y pour­suit son souci de com­pren­dre le présent en l’ex­am­i­nant à tra­vers le prisme du passé. Dans cette dialec­tique, le retour à l’e­sprit de renou­veau de la France de 1789 lui paraît seul capa­ble de redonner à “la France immortelle” son rôle phare de la civilisation.

La France refuse d’en­tr­er dans le “par­adis des robots” qui aliène l’homme et le dépos­sède de sa vie intérieure.

Devant l’abon­dance des écrits brésiliens (près de 1 500 pages de La Pléi­ade hors notices et cor­re­spon­dance !) et l’im­pos­si­bil­ité d’en ren­dre compte suc­cincte­ment, il nous a paru préférable de revenir à l’homme

Bernanos tel que le décou­vre un matin de mars 1943 un hôte de pas­sage à La croix des âmes, un béné­dictin alle­mand fugi­tif d’o­rig­ine juive, le R. P. Paul Gor­dan. C’est à un même amour de leur pays et une même souf­france de leur déshon­neur que com­mu­nient les deux hommes. Forte­ment impres­sion­né par la per­son­nal­ité de ]‘écrivain, le Père Gor­dan avait alors ren­du compte à un ami de son entre­vue, dont voici quelques extraits :

Il pos­sède une telle sûreté d’in­stinct, une intu­ition si mer­veilleuse, une con­science si prodigieuse­ment sen­si­ble, qu’on ne sait com­ment en par­ler … En vérité il vit unique­ment pour ren­dre témoignage et c’est chose étrange de voir à quel point ce très grand artiste se soucie peu d’art ou d’ar­ti­fice, tout en lui est noblesse humaine et viril­ité de nature… Ce pam­phlé­taire “anti­cléri­cal” aime l’Église d’un amour pro­fond, inébran­lable et son lan­gage toni­tru­ant se fait doux comme une musique lorsqu’il par­le de l’hu­man­ité du Seigneur ou des saints…

Bernanos est avant tout un homo religiosus…

Il avait cette foi absolue et la tenait pour un pur don de la grâce… Qu’il crût et les autres non, ne l’empêchait nulle­ment de se sen­tir en tant qu’homme, sol­idaire de tous… Je pense que peut-être ceux qui se dis­ent incroy­ants croient seule­ment ne pas croire… Sa con­tem­pla­tion du “mys­tère d’iniq­ui­té” prend ici son orig­ine. Il avait con­nu la sueur d’an­goisse, il lui fut accordé de jeter à la lumière du Jardin de l’Ag­o­nie des regards ter­ri­bles sur l’abîme du mal.

Ce qui tou­jours comp­ta pour Bernanos c’é­tait l’homme qu’il tenait pour sacré parce que le Christ s’est fait homme. Sauvé ou sauveur, il faut que l’homme soit libre et si Bernanos se fit le défenseur pas­sion­né de la lib­erté c’est qu’il en avait com­pris le sens chrétien…

Bernanos n’au­rait pas été le chré­tien qu’il fut s’il n’avait vécu et aimé le mys­tère de la pau­vreté et son pou­voir de salut… Il con­nais­sait la valeur de la pau­vreté qu’avec Péguy il dis­tin­guait de la misère…

Il attendait la renais­sance de la civil­i­sa­tion chré­ti­enne de l’Oc­ci­dent, non de la force, mais de la faib­lesse, non de la richesse mais de la pau­vreté et dans cette vision d’avenir, l’Alle­magne était incluse.

VII — Le retour


© Col­lec­tion Viollet

Une fois à Paris, le général de Gaulle avait, à deux repris­es, fait prier Bernanos de venir le rejoin­dre, mais ce dernier se résig­nait mal à quit­ter son cher Brésil pour deux bonnes raisons au moins.

Les nou­velles reçues de France lui lais­saient peu d’il­lu­sions sur le cli­mat de vio­lence et d ‘anar­chie instau­ré sous le cou­vert de la Libéra­tion, augu­rant mal d’une renais­sance nationale et ravi­vant en lui l’amer sou­venir des lende­mains gâchés de la précé­dente guerre.

Ne lui fal­lait-il pas par ailleurs résoudre les prob­lèmes épineux posés par son retour, n’ayant d’autre alter­na­tive pour cou­vrir ses frais de retour et de réin­stal­la­tion de sa famille que de ven­dre La croix des âmes, son seul bien.

Comme on com­mence à s’indign­er de son peu d’empressement, il finit par s’en expli­quer publique­ment en “homme libre” et bien décidé à le rester.

Quoi ! Le Chef a man­i­festé un désir et vous n’êtes pas déjà par­ti ! Lorsque cette réflex­ion est faite par des fonc­tion­naires qui ont hésité entre deux ou trois ans entre l’hon­neur et le déshon­neur, J’éprou­ve plutôt une forte envie de rire… J’e­spère ne pas man­quer à la dis­cré­tion en révélant que l’ad­min­is­tra­tion de mon pays ne se croit pas autorisée… même à m’a­vancer le prix de mon voyage.

Si grandes que soient mon admi­ra­tion et ma grat­i­tude pour le Général qui a sauvé l’hon­neur français, je ne me crois pas tenu à obéir sans réflex­ion… Le Général est aus­si main­tenant, par sa pro­pre volon­té, le chef de la poli­tique française. Comme tel nous ne sommes nulle­ment tenus de le croire infail­li­ble. Et pré­cisé­ment cette poli­tique depuis quelques jours vient de pren­dre une ori­en­ta­tion nou­velle… Évidem­ment le Général n’a pas voulu ça… Je ne suis pas moins heureux que les cir­con­stances m’aient empêché de me trou­ver à Paris au moment où un sim­ple écrivain tel que moi n’eût pu sans être fou avoir la pré­ten­tion d’in­fluer sur l’évo­lu­tion naturelle d’une poli­tique qu’il m’au­rait été même très dif­fi­cile de cri­ti­quer publique­ment pour deux raisons : les égards dus par tout français au généra1 de Gaulle, et la rigueur de la censure.

Suit un nou­veau télé­gramme, cette fois per­son­nel, Bernanos, votre place est par­mi nous. L’écrivain qui, entre-temps, a pris con­seil d’in­times (tel le R. P. Gor­dan qui lui dit sans hésiter : Vous devez servir votre pays) est cette fois bien déter­miné à par­tir en dépit d’un dernier obsta­cle inat­ten­du : l’ad­min­is­tra­tion mil­i­taire brésili­enne veut expro­prier La croix des âmes. Une habile et digne let­tre de protes­ta­tion (un mod­èle du genre!) lui fait renon­cer à ce pro­jet, lais­sant libre Bernanos de traiter avec un ami brésilien … et de quit­ter enfin Rio avec sa famille.

Quelques jours plus tard, il débar­que à Liv­er­pool après que le car­go eut échap­pé de justesse à une mine flot­tante à la dérive (objet inso­lite prov­i­den­tielle­ment aperçu par les enfanL de l’écrivain qui don­nent l’alerte).

le 29 juin 1945, après un court pas­sage à l’am­bas­sade de France à Lon­dres, il retrou­ve après sept ans d’ab­sence le sol de sa patrie à Dieppe non sans au pas­sage, piquer sa pre­mière colère devant l’ob­sti­na­tion de la douane : à vouloir le class­er, lui Bernanos, comme immi­gré, un comble !

Bien ren­seigné à son départ de Rio, Bernanos ne nour­ris­sait pas trop d’il­lu­sions sur l’é­tat dans lequel il allait retrou­ver son pays. Il le savait repris par ses vieux démons, revenu au régime des par­tis orchestré par de vieux chevaux de retour de la poli­tique, et manœu­vré par l’ap­pareil restau­ré du ” Par­ti” à des fins plus ou moins ténébreuses, le tout dans un cli­mat d’a­n­ar­chie oü s’en­tremêlaient règle­menrs de compte et marchandages cyniques de places. Il allait vite per­dre le peu d’il­lu­sions qui lui restaient et… une cer­taine sérénité con­quise dans son cher Brésil.

Bernanos et le général de Gaulle vont se ren­con­tr­er à trois repris­es au milieu de l’été, à l’au­tomne 1945, en été 1946. On sait très peu de chose sur leurs entre­tiens. Il sem­ble qu’en dépit de la haute estime que se por­taient les deux hommes et de la même idée qu’ils se fai­saient de la grandeur de leur pays, leur décon­v­enue ait êté réciproque :

Celui-la, je n ‘ai jamais réus­si à l’at­tach­er à mon char dira de lui, non sans humour, le Général. De son côté Bernanos espérait secrète­ment que le Général prendrait le risque de liq­uider le passé poli­tique de la France, toutes \es séquelles de Vichy (dans la mag­i­s­tra­ture, l’ar­mée, l’ad­min­is­tra­tion), prendrait le risque de réformer en pro­fondeur les insti­tu­tions, de met­tre au pas faclions poli­tiques et con­tre-pou­voirs, en un mot il espérait qu’i ! ferait ” le grand ménage “, Sa cor­re­spon­dance atteste sa déception :

Il n’a pas osé pren­dre la trique et d’ailleurs on ne lui aurait pas lais­sé la pren­dre, on l’au­rait accusé de fascisme.
De Gaulle est tombé dans la poli­tique comme une mouche dans un verre de sirop.
(Let­tre à Auguste Rendu)

Après l’ef­face­ment volon­taire de De Gaulle en jan­vi­er 1946 Bernanos n’hésit­era pas à révéler cer­tains pro­pos qu’il lui aurait tenus :

Les Médiocres auront rai­son de vous… Je le lui ai dit en face, les yeux dans les yeux.

Ce qui ne l’empêche pas d’ex­al­ter dans tous ses arti­cles le grand homme en qui l’e­sprit de la France repose tout entier (Com­bat du 4–9‑1945),

Bernanos, per­sis­tant dans son refus de la Légion d’hon­neur, écrit le 6 avril 1946 au Général pour se jus­ti­fi­er, lui lais­sant enten­dre qu’il espère son retour aux affaires.

J’ar­rive â l’âge ou un écrivain doit éviter jusqu’au moin­dre soupçon d’équiv­oque. Il en est pour moi de la Légion d’hon­neur comme de l’A­cadémie que je viens de refuser aus­si. Je ne me per­me­ts nulle­ment de les dédaign­er, je ne crois pas leur con­venir et je ne crois pas non plus qu’elles me conviennent.

J’ai tou­jours pen­sé d’ailleurs que la Légion d’hon­neur devrait être réservée aux mil­i­taires. J’au­rais été trop heureux de la gag­n­er au com­bat, comme ma mod­este croix de l’autre guerre, et sous votre commandement.c’est-à-dire sous le com­man­de­ment de celui qui sera sans doute le dernier grand sol­dat de l’His­toire de France. À moins que … Mais on ne par­le pas de l’avenir à celui qui l’a peut-être entre les mains.

Les arti­cles qu’il mul­ti­plie dans La BatailIe, Com­bat (alors dirigés par Camus), Car­refour, Le Figaro, L’In­tran­sigeant dis­ent son amer­tume et SOIl indignation :

“II faut refaire des hommes libres “,
” Asphyx­ie de la France”,
“La Jus­tice [ait peur aux juges “,
“L1 mal­adie de la démocratie” ,
“L’il­lu­sion n ‘est pas espérance,

À ceux qui lui. reprochent de ne pas être “con­struc­tif” il répond tout de go : Con­struc­tif ! iIs n’ont que ce mot à la bouche, pour qui me prend-on?.le. ne suis ni un pro­fesseur d’é­conomie poli­tique, il y en a bien assez, ou de morale, ni un marc­hand d’idéal, je ne tiens pas cette marchan­dise… La société que nous avons sous les yeux marche la tête en bas… Ils se fig­urent qu’il suf­fit de bâtir une con­sti­tu­tion comme un pâtissier sa pièce montée !

VIII — La Tunisie

Bernanos, mal à l’aise à Paris, est vite repris par ses habi­tudes de nomadisme. Ne le voit-on pas en moins de dix-huit mois à Sis­teron, à Ban­dol, à La Chapelle vendô­moi­se ! Très sol­lic­ité comme con­férenci­er où sa présence et ses dons d’o­ra­teur impres­sion­nent ses audi­toires, il se dérobe rar­rement aux invi­ta­tions Elles le con­duisent notam­ment en Bel­gique (Brux­elles, Anvers, Liège), en Suisse romande (Genève, Fri­bourg) et à deux repris­es en Afrique du Nord pour des tournées de con­férences à la demande de l’Al­liance française, de l’hiv­er 1947, occa­sion pour lui de s’ex­pa­tri­er pour se fix­er finale­ment en Tunisie (Ham­mamet, puis Gabès) jusqu’en mai 1948 où on le ramène d’ur­gence à Paris pour une inter­vemion chirur­gi­cale qua­si désespérée.

Cette propen­sion à l’ex­il qui l’a repris reflète son état d’e­sprit d’alors : Je n’ai moins que jamais envie de vieil­lir et de mourir dans une sous-pré­fec­ture.,. Je ne veux ni vivre ni mourir par­mi les cons … La crainte en 1947 d’un coup de force com­mu­niste est alors générale et Bernanos croit savoir qu’il fig­ure sur une liste d’épuration .

C’est en Tunisie qu’il va écrire : Dia­logues des carmélites.

Rap­pelons leur genèse. En octo­bre 1947 le R, P. Brück­berg­er (“ Brück “, ami de longue date de la famille, déjà présent à son départ de Mar­seille en 1938) vient trou­ver Bernanos à Ham­mamet pour lui pro­pos­er d’écrire les dia­logues d’une adap­ta­tion au ciné­ma d’une nou­velle de l’écrivain alle­mand Gertrud von Le Fort, La Dernière pour l’échafaud, inspirée d’un épisode sanglant de la Ter­reur, le mar­tyre des car­mélites [A2] de Com­piègne : 16 sœurs arrachées à leur cou­vent et con­duites à Paris pour y être jugées et guil­lot­inées le 17 juil­let 1794 (béat­i­fiées en 1906 et sanc­ti­fiées en 1994 par Jean-Paul ll).

Cette com­mande accep­tée avec empresse­ment s’ac­cor­dait prov­i­den­tielle­ment à ses thèmes priv­ilégiés : l’an­goisse , la peur, l’ag­o­nie, l’hon­neur, l’e­spérance, l’a­ban­don à Dieu de sa créa­ture devant la mort.

Les Dia­logues vont l’aider à mourir, à “sur­nat­u­ralis­er” son angoisse. Sans doute pressen­tait-il que cette com­mande, (comme celle du fameux Requiem de Mozart) avait valeur de signe pour lui. Il est du moins per­mis de le sup­pos­er quand cet homme de cinquante-neuf ans fait dire à la si touchante petite sœur Con­stance, par­lant de la prieure à sœur Blanche qui s’en offusque : Mais. quoi, à.59 ans, n’est-il pas grand temps de mourir ? Et la même jeune noble qui a eu des frères tués à la guerre, d’a­jouter bien­tôt : C’est un grand mal­heur d’avoir à don­ner à Dieu une vie à laque­lle on ne tient. plus que par habi­tude, une habi­tude dev­enue féroce.

Attar­dons-nous encore quelques instants sur cette œuvre extra­or­di­naire, la plus ” thérési­enne” [A3], davan­tage inspirée qu’imag­inée, à tra­vers l’ex­trait ci-après de ces autres pro­pos tenus par sœur Con­stance à sœur Blanche (scène 1 du Tableau III). Il illus­tre par­faite­ment quelques points priv­ilégiés d’an­crage de la foi du chré­tien Bernanos, comme la com­mu­nion des saints c’est-à-dire )a réversibil­ité de leurs mérites , la peur, cette con­science incon­tourn­able du risque suprême devant la mort.

Le Dialogues des Carmélites, Théatre Hébertot,tableau III, scène X
© LIPNITZKI-VIOLLET

Il est moins triste de ne pas croire en Dieu du tout que de croire en un Dieu mécani­cien, géomètre et physi­cien. Les astronomes ont beau faire, je crois que la Créa­tion ressem­ble à une mécanique comme un vrai canard ressem­ble de loin au Canard de Vau­can­son. Mais le monde n’est pas une mécanique non plus que le bon Dieu un mécani­cien, ni d’ailleurs un maître d’é­cole avec sa férule ou un juge avec sa bal­ance. Sinon nous devri­ons croire qu’au jour du juge­ment le Seigneur pren­dra con­seil de ce qu’on appelle les gens sérieux, pondérés, calculateurs.

C’est une idée folle, sœur Blanche. Vous savez bien que cette sorte de gens ont tou­jours tenu les saints pour des fous et les saints sont les vrais amis et con­seillers de Dieu… Alors… Oh ! j’ai beau être jeune, je sais bien qu’heurs et mal­heurs ont plutôt l’air d’être tirés au sort que logique­ment répar­tis. Mais ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. Pensez à la mort de notre chère Mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui don­ner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au ves­ti­aire, on vous donne un habit pour un autre. Oui ça devait être la mort d’une autre, une mort pas a la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pou­vait seule­ment pas réus­sir à enfil­er les manches…

On ne meurt pas cha­cun pour soi, mais les uns pour les autres ou même les uns à la place des autres, qui sait ?


Les Dia­logues con­stituent bien le tes­ta­ment spir­ituel de l’écrivain qui s’y livre totale­ment, y jette ses dernières forces au point qu’une fois l’œu­vre achevée il va se couch­er pour ne plus se relever, trans­porté à Tunis puis à Paris où survient quelques mois plus tard :

L’heure atten­due où Dieu daign­era souf­fler sur sa créa­ture exténuée. (Selon les pro­pres ter­mes de l’au­teur dans son essai Jeanne relapse et sainte.)

Cette œuvre ultime, Dia­logues des car­mélites, va con­naître un des­tin sin­guli­er : le scé­nario en est refusé par Brück­berg­er, comme impro­pre au ciné­ma (trop long, dif­fi­cile… éloigné de la nou­velle d’o­rig­ine). Il est vrai que Bernanos procède à une recréa­tion com­plète des per­son­nages (à l’ex­cep­tion de celui de Blanche de La Force con­forme à celui de Gertrud von Le Fort. Pré­cisons cepen­dant pour la petite his­toire le con­texte de ce refus : les rela­tions s’é­taient rafraîchies avec l’a­mi Brück, mécon­tent du refus de Bernanos de cau­tion­ner un scé­nario qu’il avait écrit de son côté pour porter à l’écran Le Jour­nal dont il avait pro­fondé­ment altéré l’e­sprit au prof­it de thès­es per­son­nelles et d’une esthé­tique com­plète­ment étrangères au roman comme l’avait été peu de temps aupar­a­vant un pro­jet de scé­nario ana­logue refusé au cinéaste, Jean Aurenche, l’au­teur de Dia­ble au corps.

Sauvés de l’ou­bli et pub­liés en 1949 par les soins d’Al­bert Béguin, les Dia­logues vont désor­mais con­naître un suc­cès posthume tri­om­phal : adap­tés au théâtre (Héber­tot) par Mar­celle de Tassen­court, ils entrent par la suite au réper­toire de la Comédie-Française tan­dis qu’une belle adap­ta­tion pour le petit écran en sera faite en 1984 par le cinéaste Pierre Car­di­nal [A4].

Notons que cette œuvre théâ­trale unique de Bernanos a été par­ti­c­ulière­ment prisée par l’un de nos plus grands auteurs dra­ma­tiques, Hen­ri de Mon­ther­lant, lequel a pu écrire en 1969 : Je mets hors de pair dans son œuvre les Dia­logues des car­mélites, je pense que c’est une des plus belles pièces du théâtre contemporain.

[A1] Ces mots ont été repris dans le titre du beau livre Bernanos, à la mer­ci des pas­sants con­sacré par Jean-Loup Bernanos à la mémoire de son père (Plon, 1986), indis­cutable­ment la meilleure biogra­phie écrite à ce jour, à laque­lle nous nous sommes le plus sou­vent référés de préférence à des biogra­phies plus anci­ennes. L’es­sai récent, Bernanos le mal-pen­sant de Jean Both­orel (chez Gras­set), nous sem­ble loin d’at­tein­dre cette qual­ité de prox­im­ité et d’au­then­tic­ité, tout en n’ap­por­tant guère de vues nouvelles.

(A2) Rap­pelons incidem­ment que Jean Daniel a pu com­par­er récem­ment les moines mar­tyrs de Tibérine aux car­mélites de Compiègne.

(A3) Comme le dit excellem­ment Mgr Guy Gauch­er, le grand “spé­cial­iste” de Thérèse de Lisieux : ” Bernanos avait mis sa main dans celle de la Car­mélite, il avait reçu d’elle le secret de l’e­sprit d’en­fance, de l’a­ban­don, de l’in­vin­ci­ble espérance “.

[A4] Rap­pelons que cette ver­sion a été mon­têe avec une mise en scène remar­quable et d’ex­cel­lents acteurs comme Suzanne Flon, Madeleine Robin­son et… la pro­pre petite-fille de l’écrivain, Anne Bernanos (dis­parue en 1991 à 34 ans !) dans le rôle de Sœur Blanche de la Sainte-Agonie.
Pierre Car­di­nal (dis­paru très rècem­ment) avait aupar­a­vant réal­isé une excel­lente adap­ta­tion télévisée du Soleil de Satan, jugée par cer­tains cri­tiques comme supérieure au film couron­né au Fes­ti­val de Cannes.

[A5] “J’aime ce livre comme s’il n’é­tait pas de moi. Je n’ai pas aimé les autres : Sous le soleil de Satan est un feu d’ar­ti­fice tiré un soir d’o­rage, La Joie n’est qu’un mur­mure, L’Im­pos­ture est un vis­age de pierre mais qui pleure de vraies larmes.”
“Je crois être sûr de lui, je le crois appelé à reten­tir dans beau­coup d’êtres et je n’ai d’ailleurs jamais fait un tel effort de dépouille­ment, de sincérité, de sérénité pour les atteindre.”

Fran­cis Poulenc en a tiré en 1957 un opéra célèbre, joué aujour­d’hui sur les grandes scènes imer­na­tionales où il con­tribue avec éclat au pres­lige cul­turel français. On peut espér­er que la célébra­tion en 1999 du cen­te­naire de la nais­sance de Fran­cis Poulenc sera l’oc­ca­sion d’un renou­veau d’in­térêt pour cette œuvre chargée de sens, servie par une musique d’une grande inten­sité expressive.

Bernanos, en dépit de la ten­sion créa­trice exigée par les Dia­logues et la détéri­o­ra­tion de son état de san­té n’en avait pas moins pour­suivi son activ­ité jour­nal­is­tique, trou­vant encore les forces et le temps d’écrire 16 arti­cles pour L’In­tran­sigeant assor­tis de six mes­sages imaginaires :

Le Général vous par­le, actes de foi et surtout d’e­spérance en celui qu’il appelait de ses vœux à de nou­veaux ren­dez-vous avec la France.

La mys­térieuse prov­i­dence, qui avait tou­jours veil1é à ce que le poids de ses épreuves n’ex­cède pas les lim­ites du sup­port­able, lui accordera une ultime joie : celle d’ac­com­pa­g­n­er depuis Gabès, mon­té sur une grosse machine, des pelo­tons moto­cy­clistes en tournée ù’in­spec­tion des postes mil­i­taires du Sud.

L’autre jour trois cents kilo­mètres par vent debout, avec mes deux cannes ficelées au cadre… les petits lieu­tenants sont épatés.

Revenons pour con­clure à l’in­com­pa­ra­ble unité entre la vie et l’œu­vre de Bernanos, en invi­tant le lecteur, séduit espérons-le, par cet écrivain d’ex­cep­tion, à relire au moins cet autre chef-d’œu­vre impériss­able écrit douze ans aupar­avent : Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne que­son auteur con­sid­érait alors comme le plus lesta­men­taire de mes bouquins [A5]

Il y redé­cou­vri­ra, entre autres scènes éton­nantes, l’an­tic­i­pa­tion romanesque de cet ultime épisode d’é­va­sion : l’escapade com­plice à moto ” sur la route de Mézar­gues ” de deux hommes d’en­gage­ment, de fidél­ité à leur voca­tion, un vrai sol­dat et un vrai prêtre (deux facettes du “tout ou rien” d’une per­son­nal­ité polymorphe),

D’un côté “Mon­sieur Olivi­er”, offici­er de la Légion, neveu de Madame la Comtesse, un vrai Som­merange comme elle, jamais Sat­is­fait, avec on ne sait quoi d’in­traitable qui doit être chez nous la part du dia­ble au point que nos ver­tus ressem­blent à nos vices et que le bon Dieu lui-même aura du mal à dis­tinguer des mau­vais garçons les saints de la famille si par hasard il en existe.

De l’autre , l’hum­ble curé d’Am­bri­court, vic­time d’in­com­préhen­sions et d’hu­mil­i­a­tions, angois­sé mais porté dans son min­is­lère voué aux âmes blessées, par une lucid­ité et une force surnaturelles.

Or ce pau­vre prêtre dont la vie n’im­porte à per­son­ne, qui vient d’être grisé par ce sen­ti­ment de délivrance, d’al­lé­gresse, est à la veille de recevoir le ver­dict médi­cal sans appel du “Doc­teur Lav­ille” (lequel se sait lui-même atteint d’un mal incur­able qu’il tente d’ou­bli­er dans la mor­phine). Écou­tons les réflex­ions que lui prête l’écrivain en ces instants fatidiques :

J’é­tais seul, inex­primable­ment seul, en face de ma mort… Le Monde vis­i­ble sem­blait s’é­couler de moi avec une vitesse effrayante et dans un désor­dre d’im­ages non pas funèbres mais au con­traire toutes lumineuses, éblouis­santes. Est-ce pos­si­ble ? L’ai-je donc tant aimé ? me dis­ais-je. Ces matins, ces soirs… ces routes changeantes, mys­térieuses, pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde, quel enfant pau­vre élevé dans leur pous­sière ne leur a pas con­fié ses rêves ? Elles les por­tent lente­ment, majestueuse­ment vers on ne sait quelles mers incon­nues, ô grands fleuves de lumières et d’om­bres qui portez le rêve des pau­vres ! J’ai beau­coup aimé les hommes et je sens bien que cette terre des vivants m’é­tait douce … Qui peut prévoir ? Si j’ai peur, je dirai “j’ai peur”, sans honte, que le pre­mier regard du Seigneur,lorsque m’ap­pa­raî­tra sa sainte face, soit donc un regard qui rassure…

Il est plus facile que l’on croît de se haïr. La grâce est de s’ou­bli­er. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer hum­ble­ment soi-même comme n’im­porte lequel des mem­bres souf­frants de Jésus~Christ.

À suivre dans un prochain numéro.

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1. Nom de la petite colline au flanc de laque­lle s’ac­crochait notre mai­son soli­taire devant un immense hori­zon de crêtes nues et sauvages qui se chevauchent les unes les autres, au sud tombent à pic sur la mer et se per­dent peu à peu ou nord dans le ser­tao sans bornes. Il y a un peu plus de cent ans, les sauvages y ont mas­sacré quelques-uns de leurs frères bap­tisés, avant de les dépecer et de les manger selon l’usage de leur notion. Une croix de bois per­pétue le sac­ri­fice de ces obscurs mar­tyrs qui n’au­ront jamais leurs noms dans le bréviaire…
(Le chemin de la Croix des àmes,
préface)
Aujour­d’hui restau­rée et trans­for­mée en musée, la ” mai­son Bernanos ” garde vivant depuis 1970 le sou­venir de l’écrivain que les Brésiliens con­sid­èrent un peu comme l’un des leurs.

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