Un extrait du journal Combat, concernant Bernanos

Présence de Bernanos, L’invincible espérance.

Dossier : ExpressionsMagazine N°538 Octobre 1998Par Gérard PILÉ (41)

Nous ache­vons ici le récit de la vie enga­gée et nomade de l’é­cri­vain. Il a 50 ans en 1938 quand il décide de s’ex­pa­trier, deux mois avant cet évé­ne­ment fati­dique qu’il va appe­ler » la honte de Munich », pré­lu­dant à la guerre de 1939–1945

Il lui reste seule­ment dix ans à vivre dont sept au Bré­sil où sa voix et ses deux fils aînés se mettent au ser­vice de la France libre.

Ber­na­nos ne doute guère de la capa­ci­té des alliés à gagner la guerre, si mal enga­gée soit-elle, en revanche, han­té par le sou­ve­nir cui­sant de la pré­cé­dente, il doute fort de leur capa­ci­té à gagner la paix, après l’é­cra­se­ment de l’hydre hitlérienne.

La liber­té de l’homme res­te­ra mena­cée par les deux formes modernes du tota­li­ta­risme : le mar­xisme sta­li­nien le plus ouver­te­ment agres­sif mais aus­si, l’autre, plus insi­dieux à terme, emprun­tant des voies plus sédui­santes, à savoir l’é­ta­tisme étouf­fant des démo­cra­ties modernes, par ailleurs impli­quées dans une » guerre éco­no­mique » sans merci.

Tout au long des années 40, Ber­na­nos s’in­surge devant une telle pers­pec­tive, alié­nante pour l’homme même si, humai­ne­ment par­lant, elle semble s’ins­crire dans la fata­li­té historique.

Cette pen­sée le hante, l’a­me­nant à s’in­ter­ro­ger : com­ment l’homme réus­si­rait-il à sau­ve­gar­der un espace suf­fi­sant pour sa liber­té inté­rieure dans une civi­li­sa­tion de plus en plus maté­ria­liste et consu­mé­riste, liber­taire et sécu­ri­taire, uni­for­mi­sée et robo­ti­sée … en défi­ni­tive asser­vie plus que jamais à l’argent, ce maître-obs­tacle sur la voie le reliant à Dieu ?

Ain­si le » chré­tien Ber­na­nos » refuse tout mani­chéisme poli­tique, un mal en cachant tou­jours un autre plus sub­til, la dif­fi­cile conquête de la liber­té exige un com­bat sans trêve contre toutes les forces d’a­lié­na­tion de l’homme, le détour­nant de sa voca­tion surnaturelle.

Com­ment un tel dis­cours trou­ve­rait-il des oreilles atten­tives en ces len­de­mains de ser­vi­tude, mar­qués par une pénu­rie géné­ra­li­sée ? illi­mi­tés paraissent les besoins à satis­faire et bien­ve­nus les pro­grès tech­no­lo­giques accomplis.

Peut-on rai­son­na­ble­ment adop­ter la même atti­tude aujourd’­hui, devant l’ag­gra­va­tion de symp­tômes annon­cés ? C’est pour­quoi une relec­ture actua­li­sée des aver­tis­se­ments de l’é­cri­vain ne nous semble pas super­flue. Telle sera la tâche assi­gnée à un pro­chain article.

VI – Au Brésil

Nous avons lais­sé Ber­na­nos à Mar­seille en juillet 1938, embar­quant avec tout son monde et deux amis à des­ti­na­tion de l’A­mé­rique du Sud, une déci­sion bien intemp estive à pre­mière vue sur laquelle il s’ex­pli­que­ra à plu­sieurs reprises.

Je ne suis pas par­ti en cla­quant la porte et d’ailleurs il n’y avait pas de porte … Je n’ai pas rom­pu avec mon ingrate patrie … Bien que je sois allé infi­ni­ment plus loin que Guer­ne­sey, je ne me prends pas du tout pour Vic­tor Hugo.
J’ai quit­té mon pays dans l’es­poir de trou­ver en Amé­rique pour ma femme et mes six gosses l’es­pèce de sécu­ri­té que n’im­porte quel pay­san de chez nous, pro­prié­taire de son petit domaine, eût jadis faci­le­ment assu­ré aux siens, et pour moi la liber­té d’é­crire des livre qu’il me plai­rait d’é­crire, ne dussent-ils voir le jour qu’à titre post­hume. (Fran­çais, si vous saviez)

Rap­pe­lons-nous le suc­cès de ses der­niers livres, Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne, La Nou­velle His­toire de Mou­chette et Les Grands Cime­tières sous la lune, lui res­ti­tuant une liber­té pro­pice au fran­chis­se­ment d’une nou­velle étape de sa vie d’écrivain.N’avait-il pas, jeune homme, déjà envi­sa­gé avec quelques cama­rades de par­tir au Para­guay, cédant à l’at­trait plus ou moins mythique des espaces vierges ? Il est bien plus pro­bable que l’é­vi­dence d’un hori­zon bou­ché pour lui se soit impo­sée à son regard lucide : dans une guerre à ses yeux inévi­table com­ment un écri­vain tel que lui pour­rait-il faire allé­geance à une poli­tique qu’il condam­nait et ne serait-il pas vite muse­lé par la cen­sure ? Quant à pour­suivre son œuvre roma­nesque dans la tour­mente, il n’en aurait pas le cœur et n’en res­sen­ti­rait plus l’u­ti­li­té. Rap­pe­lons-nous en effet la nau­sée que lui ins­pire en 1938 le cli­mat de démis­sion des esprits et des volon­tés régnant au sein du réduit démo­cra­tique euro­péen face à sa sub­ver­sion par les totalitarismes :

La déroute des consciences y fai­sait pré­voir celle des armées. La triple cor­rup­tion nazie, fas­ciste et mar­xiste n’a­vait presque rien épar­gné de ce qu’on m’a­vait appris à res­pec­ter et à aimer. j’ai quit­té presque aus­si­tôt mon pays. Il n’é­tait plus pos­sible à un homme libre d’y écrire ou même sim­ple­ment d’y respirer…
(Le len­de­main c’est vous) (Notice auto­bio­gra­phique rédi­gée à Rio en jan­vier 1945)

Accom­pa­gnons nos exi­lés dans leurs tri­bu­la­tions : ils remontent le Para­na et le Para­guay aux eaux boueuses sur un antique bateau à roues entre des rives plates où som­nolent des cro­co­diles et débarquent à Asuncion.

Vite déçus par l’en­vi­ron­ne­ment natu­rel et humain, ils n’y séjournent qu’une dizaine de jours et gagnent Rio où ils sont cha­leu­reu­se­ment accueillis par les écri­vains bré­si­liens, nom­breux à connaître et admi­rer ses romans aux­quels il est pour sa part bien déci­dé à renon­cer afin de pro­cla­mer cer­taines idées libé­ra­trices aux hommes de son temps.

Pour l’heure, il ignore où cette mis­sion va le conduire, pour­sui­vi par l’i­so­le­ment dans cet immense et loin­tain Bré­sil où il lui faut d’a­bord son­ger à ins­tal­ler sa famille et sub­ve­nir à ses besoins,

Sa quête d’une fazen­da , sus­cep­tible d’y pour­voir (du moins l’es­père-t-il) va le mener en des lieux de plus en plus éloi­gnés de Rio pour y faire le dur appren­tis­sage de la vie d’é­le­veur de bétail (où il ne réus­si­ra guère) sous l’é­prou­vant cli­mat tropical.

Cette errance lui laisse tout de même le temps d’é­crire Le scan­dale de la véri­té et Nous autres Fran­çais (publiés l’un et l’autre en 1939 par Gal­li­mard), réflexions sur le salut pos­sible de la France dans la fidé­li­té à l’honneur.

Atti­rons sur­tout l’at­ten­tion sur le chef-d’œuvre de cette pre­mière période bré­si­lienne, Son Jour­nal de guerre entre­pris en avril 1940 à Pirapora :

Sous un man­guier des­sé­ché … par une cha­leur ter­rible, inhu­maine, qui ren­dait un peu plus fous mes fous d’en­fants. L’é­cri­vain se sent immer­gé dans cette guerre mille fois plus dure que l’autre, j’y suis ren­tré sans amis, sans cama­rades, je me débrouille avec elle comme je peux au jour le jour

… Je ne repous­se­rai pas cet incon­nu ni aucun de ceux qui lui res­semblent. Ils ont quit­té à cause de moi d’autres demeures beau­coup plus riches et mieux abri­tées que la mienne, tant pis, ma mai­son n’est pas celle qu’ils attendent mais elle leur appar­tient, elle est ouverte.

Je suis content d’a­voir si mal bâti ma vie qu’on peut y entrer comme dans un mou­lin… J’a­jou­te­rai que je ne regrette pas d’a­voir fait tant de che­min a tra­vers la mer puisque j’ai trou­vé en ce pays, sinon la mai­son de mes rêves, du moins celle qui res­semble le plus à ma vie … Les portes n’y ont pas de ser­rures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de pla­fond et l’ab­sence de pla­fond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché : le véné­rable envers des poutres, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’ombre que le jour rogne à peine et qui semble noir­cir encore à la lumiere de nos lampes la crête inégale des murs où courent des rats fan­tômes que nous ne voyons jamais ailleurs, les extra­va­gantes chauves-sou­ris et ces énormes han­ne­tons blin­dés d’a­cier noir …

Pour une mai­son ouverte, on peut dire de cette mai­son qu’elle est ouverte ! Elle s’ouvre elle-même sur un pays ouvert, béant… Vient a nous qui veut, les vachers en haillons sur leurs hautes selles… l’u­nique épe­ron bou­clé au pied nu…

Nous sommes entre les mains du pas­sant, a sa mer­ci. Le pas des che­vaux sans fer ne résonne pas sur les cailloux, les pieds nus trompent jus­qu’à la vigi­lance des chiens. Nous sommes dans les mains du pas­sant comme dans les mains de Dieu. Puis­sions-nous tou­jours ensemble moi et mes livres être à la mer­ci des pas­sants ! [A 1]

Ce Jour­nal, son meilleur témoi­gnage auto­bio­gra­phique à l’é­cri­ture spon­ta­née, empreint de nos­tal­gie et de charme poé­tique, où il dépose le meilleur de lui-même, ne sera publié qu’en 1949 après sa mort, sous le titre Les Enfants humi­liés.

Pro­digue de son hos­pi­ta­li­té (Mes che­vaux sont prin­ciè­re­ment trai­tés, mes hôtes presque aus­si bien), Ber­na­nos reçoit qui­conque passe chez lui comme le révèle ce beau pas­sage témoi­gnant de sa soif de com­mu­nion avec les hommes (voir encadré),

Ber­na­nos, dési­reux de se rap­pro­cher de ses amis fran­çais et bré­si­liens de plus en plus nom­breux, notam­ment à Rio, qui réclament sa pré­sence et où il va deve­nir très popu­laire, acquiert en 1940 une fazen­da, Cruz de las aImas1 (La croix des âmes), près de Bar­ba­ce­na, ville inter­mé­diaire sur la voie fer­rée joi­gnant Rio à Belo Hori­zonte à quelques cen­taines de kilo­mètres au nord. Cette » ferme-pres­by­tère- tour­ne­bride « , bien­tôt amé­na­gée à la fran­çaise, va fixer la tri­bu Ber­na­nos près de cinq ans et la mar­quer profondément.

N’al­lons pas ima­gi­ner une vie pai­sible dans la » mai­son Ber­na­nos » où chaque jour apporte son lot de dif­fi­cul­tés, d’ur­gences, voire de tur­bu­lences. La vais­selle souffre chro­ni­que­ment des accès de gaie­té ou de fureur de mes enfants (mais ne tiennent-ils pas de leur père !). L’am­biance à La croix des âmes y est effec­ti­ve­ment des plus ani­mées, ce ne sont qu’al­lées et venues, lettres et visites se suc­cèdent au milieu des soins conti­nuels requis par les che­vaux et le bétail. Il faut aus­si se pré­ser­ver des rep­tiles et insectes redou­tables (cro­tales, cra­pauds veni­meux, mygales…) sans comp­ter le cli­mat, les averses géantes des orages bré­si­liens, la malaria…

Ber­na­nos fait face de son mieux, même s’il lui arrive, comme il l’a­voue à un ami, de se trou­ver acca­blé sous le poids des petites misères comme un vieil âne sous un sac de pommes de terre trop lourd pour lui. Ne man­quons pas inci­dem­ment de sou­li­gner à quel point l’é­cri­vain reste un père atten­tif, consa­crant à ses enfants une bonne part de son temps : il se fait leur édu­ca­teur, leur maître d’é­qui­ta­tion, leur parle beau­coup, veille lui-même (aidé de sa femme, plus tard d’un pré­cep­teur) à leur ins­truc­tion, leur récite à la veillée de beaux textes de sa belle voix et va même jus­qu’à com­po­ser et illus­trer une His­toire de France pour son fils cadet !

Cette vie, à laquelle les uns et jes autres s’a­daptent cou­ra­geu­se­ment avec l’in­con­fort et les sacri­fices qu’elle impose, ne manque pas heu­reu­se­ment d’at­traits, en par­ti­cu­lier l’é­qui­ta­tion où tous excellent, et de com­pen­sa­tions, comme la qua­li­té de l’ac­cueil des Bré­si­liens, un réseau d’a­mis fidèles, dis­crè­te­ment effi­caces en cas de besoin.

C’est ain­si que ses gages de jour­na­liste sont dou­blés à son insu quand sa situa­rion finan­cière rede­vient dra­ma­tique. On s’emploie aus­si à cal­mer le zèle et les pres­sions de l’am­bas­sa­deur de Vichy qui vou­drait que l’on inter­dise à Ber­na­nos d’é­crire dans la grande presse bré­si­lienne. Cette acLi­vi­lé inin­ter­rom­pue par la suite avait com­men­cé au cours des semaines de la défaite. Voi­ci un extrait du pre­mier article publié le 3 juin 1940 inti­tu­lé » Le Des­tin de la France « .

Mon pays a été lit­té­ra­le­ment livré. Dès avant Munich, l’i­déo­lo­gie tota­li­taire régnait sur une par­tie de notre presse et à tra­vers elle sur l’opinion.

Cette pro­pa­gande hit­lé­rienne ne se fai­sait pas sous son propre nom car elle aurait irri­té les élites qui l’ac­ce­ptèrent sous un autre nom. L’al­liance de l’I­ta­lie fut de peu d’u­ti­li­té mili­taire pour T’Al­le­magne mais lui ren­dit d’im­menses ser­vices à un autre point de vue, celui de a pro­pa­gande. Elle répan­dit chez nous des idées que nous aurions reje­tées avec hor­reur si elles avaient été expri­mées en style ger­ma­nique mais que nous accep­tâmes sans répu­gnance parce qu’elles se pré­sen­taient sous un voca­bu­laire fami­lier à nos esprits latins …

La France aurait pu se tour­ner d’un seul coup a l’i­déo­lo­gie semi-orien­tale de Sta­line mais Ie fas­cisme l’a conduite par une voie détour­née chez Hit­ler et du racisme hit­lé­rien, elle pas­se­ra presque sans s’en aper­ce­voir au com­mu­nisme pur et simple.

N’y a‑t-il donc plus d’es­prit assez lucide pour fré­mir d’an­goisse a la pen­sée que cette paix indigne qu’un maré­chal de France va signer sous la pres­sion d’un ambas­sa­deur d’Es­pagne, sub­til entre­met­teur des volon­tés d’Hit­ler et de Mus­so­li­ni res­semble trait pour trait à la paix de Brest-Litovsk et risque d’a­voir les mêmes conséquences.

Dès juillet 1940, le ton change et fait place à l’es­pé­rance : On peut lire dans 0 Jornal :

Le 2–7, Tout est pos­sible sauf de sou­mettre par la force un esprit qui veut vivre libre. Quand la véri­té n’a plus de sol­dats, elle en appelle aux martyrs.

Le 21–7, L’Al­le­magne ne se connaît pas elle-même.

La vic­toire qu’elle vient de rem­por­ter est déjà trop grande pour ses forces et son courage.

Il voue aux gemonies.ceux qui, vingt-deux ans après {“immense holo­causte de 14, osent trai­ter leur propre patrie comme une péche­resse publique, l’in­vitent à expier, dans la ser­vi­tude et la honte, quelques mois de « Front popu­laire « , la faute vénielle d’a­voir pré­fé­ré Blum a Laval.

L’hon­neur d’un peuple est le capi­tal des morts dont les vivants n’ont que l’u­su­fruit, dont un chef de gou­ver­ne­ment fut-il maré­chal ne sau­rait dis­po­ser à son gré.


Le recueil des écrits ain­si livrés aux jour­naux bré­si­liens sera publié à Rio entre 1943 et 1945 sous le titre Le che­min de la croix des âmes.

Ber­na­nos ne se contente pas d’é­crire, il agit, en sus­ci­tant la créa­tion de plu­sieurs comi­tés de la France libre com­pre­nant des citoyens fran­çais et des sym­pa­thi­sants étran­gers, tous lec­teurs assi­dus de ses articles. Il s’im­pa­tiente des réti­cences anglaises à recon­naître un gou­ver­ne­ment légal de la France libre, entre­te­nant pour sa part d’ex­cel­lentes rela­tions per­son­nelles avec l’am­bas­sa­deur de Grande-Bre­tagne. Infor­mé et recon­nais­sant à l’é­cri­vain de son mili­tan­tisme, le géné­ral de Gaulle lui adresse une lettre de remer­cie­ment dont il est vive­ment touché.

La voix de Ber­na­nos, loin de se limi­ter à une cam­pagne inin­ter­rom­pue dans la presse bré­si­lienne, se fait entendre au-delà des mers par sa col­la­bo­ra­tion au Bul­le­tin de la France libre à la B.B.C., à la Mar­seillaise de Londres par la suite à celle d’Al­ger. La Dublin Review lui com­mande en décembre 1940 un article, lequel enri­chi en 1941 de textes nou­veaux devient un livre inti­tu­lé Lettre aux Anglais (publié à Rio en 1942).

Cette œuvre est révé­la­trice de l’é­lar­gis­se­ment de sa pen­sée. Après une confron­ta­tion des des­tins res­pec­tifs des deux peuples, de ce qui les sépare et les unit dans des cir­cons­tances dra­ma­tiques où l’is­sue de la guerre est encore incer­taine et les vieilles cha­maille­ries bien ana­chro­niques, l’é­cri­vain élar­git son champ de vision pour entre­te­nir les citoyens du monde de leur ave­nir. Ce livre à l’a­dresse des com­bat­tants de la Iiber­té ne laisse aucune place à l’é­qui­voque : la France n’est plus en France, l’É­glise du Christ n’est plus à Rome où le pape est comme cap­tif, sans voix, ni prise sur les évé­ne­ments. La France, l’Eu­rope, la chré­tien­té malades sont à refaire une fois la paix revenue.

C’est dans ma rai­son non dans mon cœur que se trouve le prin­cipe de mon invin­cible espé­rance. (C’est nous qui soulignons.)

Pour faire un enfant de paix à la vic­toire, Ber­na­nos n’at­tend pas grand-chose de la jeune Amé­rique, inca­pable à ses yeux d’ap­por­ter autre chose que le modèle amé­ri­cain avec ce qu’il appel­le­ra plus tard le muflisme jovial et dyna­mique du réa­lisme amé­ri­cain. Il s’en explique fran­che­ment à la fin de son livre dans sa Lettre aux Amé­ri­cains :

… Nos peuples ne savent peut-être pas très bien ce qu’ils veulent … mais ils ne veulent plus d’un maté­ria­lisme camou­flé, d’un maté­ria­lisme qui pour se défi­nir et se jus­ti­fier exploite le voca­bu­laire du Moral et du Spi­ri­tuel, avec la com­pli­ci­té d’un grand nombre de chrétiens …
La France contre les robots (écrit en 1944 et publié en 1946 à Rio aux édi­tions de la France libre puis en 1947 en France chez Laf­font sur pro­po­si­Lion du géné­ral Guillain de Bénouville.)

Ce livre, de la même eau que le pré­cé­dent, en accen­tue les audaces et le ton, pré­fi­gu­rant la cam­pagne livrée dès son retour en France.

Ber­na­nos y pour­suit son sou­ci de com­prendre le pré­sent en l’exa­mi­nant à tra­vers le prisme du pas­sé. Dans cette dia­lec­tique, le retour à l’es­prit de renou­veau de la France de 1789 lui paraît seul capable de redon­ner à « la France immor­telle » son rôle phare de la civilisation.

La France refuse d’en­trer dans le « para­dis des robots » qui aliène l’homme et le dépos­sède de sa vie intérieure.

Devant l’a­bon­dance des écrits bré­si­liens (près de 1 500 pages de La Pléiade hors notices et cor­res­pon­dance !) et l’im­pos­si­bi­li­té d’en rendre compte suc­cinc­te­ment, il nous a paru pré­fé­rable de reve­nir à l’homme

Ber­na­nos tel que le découvre un matin de mars 1943 un hôte de pas­sage à La croix des âmes, un béné­dic­tin alle­mand fugi­tif d’o­ri­gine juive, le R. P. Paul Gor­dan. C’est à un même amour de leur pays et une même souf­france de leur déshon­neur que com­mu­nient les deux hommes. For­te­ment impres­sion­né par la per­son­na­li­té de ]“écri­vain, le Père Gor­dan avait alors ren­du compte à un ami de son entre­vue, dont voi­ci quelques extraits :

Il pos­sède une telle sûre­té d’ins­tinct, une intui­tion si mer­veilleuse, une conscience si pro­di­gieu­se­ment sen­sible, qu’on ne sait com­ment en par­ler … En véri­té il vit uni­que­ment pour rendre témoi­gnage et c’est chose étrange de voir à quel point ce très grand artiste se sou­cie peu d’art ou d’ar­ti­fice, tout en lui est noblesse humaine et viri­li­té de nature… Ce pam­phlé­taire « anti­clé­ri­cal » aime l’É­glise d’un amour pro­fond, inébran­lable et son lan­gage toni­truant se fait doux comme une musique lors­qu’il parle de l’hu­ma­ni­té du Sei­gneur ou des saints…

Ber­na­nos est avant tout un homo religiosus…

Il avait cette foi abso­lue et la tenait pour un pur don de la grâce… Qu’il crût et les autres non, ne l’empêchait nul­le­ment de se sen­tir en tant qu’­homme, soli­daire de tous… Je pense que peut-être ceux qui se disent incroyants croient seule­ment ne pas croire… Sa contem­pla­tion du « mys­tère d’i­ni­qui­té » prend ici son ori­gine. Il avait connu la sueur d’an­goisse, il lui fut accor­dé de jeter à la lumière du Jar­din de l’A­go­nie des regards ter­ribles sur l’a­bîme du mal.

Ce qui tou­jours comp­ta pour Ber­na­nos c’é­tait l’homme qu’il tenait pour sacré parce que le Christ s’est fait homme. Sau­vé ou sau­veur, il faut que l’homme soit libre et si Ber­na­nos se fit le défen­seur pas­sion­né de la liber­té c’est qu’il en avait com­pris le sens chrétien…

Ber­na­nos n’au­rait pas été le chré­tien qu’il fut s’il n’a­vait vécu et aimé le mys­tère de la pau­vre­té et son pou­voir de salut… Il connais­sait la valeur de la pau­vre­té qu’a­vec Péguy il dis­tin­guait de la misère…

Il atten­dait la renais­sance de la civi­li­sa­tion chré­tienne de l’Oc­ci­dent, non de la force, mais de la fai­blesse, non de la richesse mais de la pau­vre­té et dans cette vision d’a­ve­nir, l’Al­le­magne était incluse.

VII – Le retour


© Col­lec­tion Viollet

Une fois à Paris, le géné­ral de Gaulle avait, à deux reprises, fait prier Ber­na­nos de venir le rejoindre, mais ce der­nier se rési­gnait mal à quit­ter son cher Bré­sil pour deux bonnes rai­sons au moins.

Les nou­velles reçues de France lui lais­saient peu d’illu­sions sur le cli­mat de vio­lence et d “anar­chie ins­tau­ré sous le cou­vert de la Libé­ra­tion, augu­rant mal d’une renais­sance natio­nale et ravi­vant en lui l’a­mer sou­ve­nir des len­de­mains gâchés de la pré­cé­dente guerre.

Ne lui fal­lait-il pas par ailleurs résoudre les pro­blèmes épi­neux posés par son retour, n’ayant d’autre alter­na­tive pour cou­vrir ses frais de retour et de réins­tal­la­tion de sa famille que de vendre La croix des âmes, son seul bien.

Comme on com­mence à s’in­di­gner de son peu d’empressement, il finit par s’en expli­quer publi­que­ment en « homme libre » et bien déci­dé à le rester.

Quoi ! Le Chef a mani­fes­té un désir et vous n’êtes pas déjà par­ti ! Lorsque cette réflexion est faite par des fonc­tion­naires qui ont hési­té entre deux ou trois ans entre l’hon­neur et le déshon­neur, J’é­prouve plu­tôt une forte envie de rire… J’es­père ne pas man­quer à la dis­cré­tion en révé­lant que l’ad­mi­nis­tra­tion de mon pays ne se croit pas auto­ri­sée… même à m’a­van­cer le prix de mon voyage.

Si grandes que soient mon admi­ra­tion et ma gra­ti­tude pour le Géné­ral qui a sau­vé l’hon­neur fran­çais, je ne me crois pas tenu à obéir sans réflexion… Le Géné­ral est aus­si main­te­nant, par sa propre volon­té, le chef de la poli­tique fran­çaise. Comme tel nous ne sommes nul­le­ment tenus de le croire infaillible. Et pré­ci­sé­ment cette poli­tique depuis quelques jours vient de prendre une orien­ta­tion nou­velle… Évi­dem­ment le Géné­ral n’a pas vou­lu ça… Je ne suis pas moins heu­reux que les cir­cons­tances m’aient empê­ché de me trou­ver à Paris au moment où un simple écri­vain tel que moi n’eût pu sans être fou avoir la pré­ten­tion d’in­fluer sur l’é­vo­lu­tion natu­relle d’une poli­tique qu’il m’au­rait été même très dif­fi­cile de cri­ti­quer publi­que­ment pour deux rai­sons : les égards dus par tout fran­çais au généra1 de Gaulle, et la rigueur de la censure.

Suit un nou­veau télé­gramme, cette fois per­son­nel, Ber­na­nos, votre place est par­mi nous. L’é­cri­vain qui, entre-temps, a pris conseil d’in­times (tel le R. P. Gor­dan qui lui dit sans hési­ter : Vous devez ser­vir votre pays) est cette fois bien déter­mi­né à par­tir en dépit d’un der­nier obs­tacle inat­ten­du : l’ad­mi­nis­tra­tion mili­taire bré­si­lienne veut expro­prier La croix des âmes. Une habile et digne lettre de pro­tes­ta­tion (un modèle du genre!) lui fait renon­cer à ce pro­jet, lais­sant libre Ber­na­nos de trai­ter avec un ami bré­si­lien … et de quit­ter enfin Rio avec sa famille.

Quelques jours plus tard, il débarque à Liver­pool après que le car­go eut échap­pé de jus­tesse à une mine flot­tante à la dérive (objet inso­lite pro­vi­den­tiel­le­ment aper­çu par les enfanL de l’é­cri­vain qui donnent l’alerte).

le 29 juin 1945, après un court pas­sage à l’am­bas­sade de France à Londres, il retrouve après sept ans d’ab­sence le sol de sa patrie à Dieppe non sans au pas­sage, piquer sa pre­mière colère devant l’obs­ti­na­tion de la douane : à vou­loir le clas­ser, lui Ber­na­nos, comme immi­gré, un comble !

Bien ren­sei­gné à son départ de Rio, Ber­na­nos ne nour­ris­sait pas trop d’illu­sions sur l’é­tat dans lequel il allait retrou­ver son pays. Il le savait repris par ses vieux démons, reve­nu au régime des par­tis orches­tré par de vieux che­vaux de retour de la poli­tique, et manœu­vré par l’ap­pa­reil res­tau­ré du » Par­ti » à des fins plus ou moins téné­breuses, le tout dans un cli­mat d’a­nar­chie oü s’en­tre­mê­laient règle­menrs de compte et mar­chan­dages cyniques de places. Il allait vite perdre le peu d’illu­sions qui lui res­taient et… une cer­taine séré­ni­té conquise dans son cher Brésil.

Ber­na­nos et le géné­ral de Gaulle vont se ren­con­trer à trois reprises au milieu de l’é­té, à l’au­tomne 1945, en été 1946. On sait très peu de chose sur leurs entre­tiens. Il semble qu’en dépit de la haute estime que se por­taient les deux hommes et de la même idée qu’ils se fai­saient de la gran­deur de leur pays, leur décon­ve­nue ait êté réciproque :

Celui-la, je n “ai jamais réus­si à l’at­ta­cher à mon char dira de lui, non sans humour, le Géné­ral. De son côté Ber­na­nos espé­rait secrè­te­ment que le Géné­ral pren­drait le risque de liqui­der le pas­sé poli­tique de la France, toutes \es séquelles de Vichy (dans la magis­tra­ture, l’ar­mée, l’ad­mi­nis­tra­tion), pren­drait le risque de réfor­mer en pro­fon­deur les ins­ti­tu­tions, de mettre au pas faclions poli­tiques et contre-pou­voirs, en un mot il espé­rait qu’i ! ferait » le grand ménage « , Sa cor­res­pon­dance atteste sa déception :

Il n’a pas osé prendre la trique et d’ailleurs on ne lui aurait pas lais­sé la prendre, on l’au­rait accu­sé de fascisme.
De Gaulle est tom­bé dans la poli­tique comme une mouche dans un verre de sirop.
(Lettre à Auguste Rendu)

Après l’ef­fa­ce­ment volon­taire de De Gaulle en jan­vier 1946 Ber­na­nos n’hé­si­te­ra pas à révé­ler cer­tains pro­pos qu’il lui aurait tenus :

Les Médiocres auront rai­son de vous… Je le lui ai dit en face, les yeux dans les yeux.

Ce qui ne l’empêche pas d’exal­ter dans tous ses articles le grand homme en qui l’es­prit de la France repose tout entier (Com­bat du 4–9‑1945),

Ber­na­nos, per­sis­tant dans son refus de la Légion d’hon­neur, écrit le 6 avril 1946 au Géné­ral pour se jus­ti­fier, lui lais­sant entendre qu’il espère son retour aux affaires.

J’ar­rive â l’âge ou un écri­vain doit évi­ter jus­qu’au moindre soup­çon d’é­qui­voque. Il en est pour moi de la Légion d’hon­neur comme de l’A­ca­dé­mie que je viens de refu­ser aus­si. Je ne me per­mets nul­le­ment de les dédai­gner, je ne crois pas leur conve­nir et je ne crois pas non plus qu’elles me conviennent.

J’ai tou­jours pen­sé d’ailleurs que la Légion d’hon­neur devrait être réser­vée aux mili­taires. J’au­rais été trop heu­reux de la gagner au com­bat, comme ma modeste croix de l’autre guerre, et sous votre commandement.c’est-à-dire sous le com­man­de­ment de celui qui sera sans doute le der­nier grand sol­dat de l’His­toire de France. À moins que … Mais on ne parle pas de l’a­ve­nir à celui qui l’a peut-être entre les mains.

Les articles qu’il mul­ti­plie dans La Batai­lIe, Com­bat (alors diri­gés par Camus), Car­re­four, Le Figa­ro, L’In­tran­si­geant disent son amer­tume et SOIl indignation :

« II faut refaire des hommes libres « ,
 » Asphyxie de la France »,
« La Jus­tice [ait peur aux juges « ,
« L1 mala­die de la démocratie » ,
« L’illu­sion n “est pas espérance,

À ceux qui lui. reprochent de ne pas être « construc­tif » il répond tout de go : Construc­tif ! iIs n’ont que ce mot à la bouche, pour qui me prend-on?.le. ne suis ni un pro­fes­seur d’é­co­no­mie poli­tique, il y en a bien assez, ou de morale, ni un mar­chand d’i­déal, je ne tiens pas cette mar­chan­dise… La socié­té que nous avons sous les yeux marche la tête en bas… Ils se figurent qu’il suf­fit de bâtir une consti­tu­tion comme un pâtis­sier sa pièce montée !

VIII – La Tunisie

Ber­na­nos, mal à l’aise à Paris, est vite repris par ses habi­tudes de noma­disme. Ne le voit-on pas en moins de dix-huit mois à Sis­te­ron, à Ban­dol, à La Cha­pelle ven­dô­moise ! Très sol­li­ci­té comme confé­ren­cier où sa pré­sence et ses dons d’o­ra­teur impres­sionnent ses audi­toires, il se dérobe rar­re­ment aux invi­ta­tions Elles le conduisent notam­ment en Bel­gique (Bruxelles, Anvers, Liège), en Suisse romande (Genève, Fri­bourg) et à deux reprises en Afrique du Nord pour des tour­nées de confé­rences à la demande de l’Al­liance fran­çaise, de l’hi­ver 1947, occa­sion pour lui de s’ex­pa­trier pour se fixer fina­le­ment en Tuni­sie (Ham­ma­met, puis Gabès) jus­qu’en mai 1948 où on le ramène d’ur­gence à Paris pour une inter­ve­mion chi­rur­gi­cale qua­si désespérée.

Cette pro­pen­sion à l’exil qui l’a repris reflète son état d’es­prit d’a­lors : Je n’ai moins que jamais envie de vieillir et de mou­rir dans une sous-pré­fec­ture.,. Je ne veux ni vivre ni mou­rir par­mi les cons … La crainte en 1947 d’un coup de force com­mu­niste est alors géné­rale et Ber­na­nos croit savoir qu’il figure sur une liste d’épuration .

C’est en Tuni­sie qu’il va écrire : Dia­logues des carmélites.

Rap­pe­lons leur genèse. En octobre 1947 le R, P. Brück­ber­ger (« Brück « , ami de longue date de la famille, déjà pré­sent à son départ de Mar­seille en 1938) vient trou­ver Ber­na­nos à Ham­ma­met pour lui pro­po­ser d’é­crire les dia­logues d’une adap­ta­tion au ciné­ma d’une nou­velle de l’é­cri­vain alle­mand Ger­trud von Le Fort, La Der­nière pour l’é­cha­faud, ins­pi­rée d’un épi­sode san­glant de la Ter­reur, le mar­tyre des car­mé­lites [A2] de Com­piègne : 16 sœurs arra­chées à leur couvent et conduites à Paris pour y être jugées et guillo­ti­nées le 17 juillet 1794 (béa­ti­fiées en 1906 et sanc­ti­fiées en 1994 par Jean-Paul ll).

Cette com­mande accep­tée avec empres­se­ment s’ac­cor­dait pro­vi­den­tiel­le­ment à ses thèmes pri­vi­lé­giés : l’an­goisse , la peur, l’a­go­nie, l’hon­neur, l’es­pé­rance, l’a­ban­don à Dieu de sa créa­ture devant la mort.

Les Dia­logues vont l’ai­der à mou­rir, à « sur­na­tu­ra­li­ser » son angoisse. Sans doute pres­sen­tait-il que cette com­mande, (comme celle du fameux Requiem de Mozart) avait valeur de signe pour lui. Il est du moins per­mis de le sup­po­ser quand cet homme de cin­quante-neuf ans fait dire à la si tou­chante petite sœur Constance, par­lant de la prieure à sœur Blanche qui s’en offusque : Mais. quoi, à.59 ans, n’est-il pas grand temps de mou­rir ? Et la même jeune noble qui a eu des frères tués à la guerre, d’a­jou­ter bien­tôt : C’est un grand mal­heur d’a­voir à don­ner à Dieu une vie à laquelle on ne tient. plus que par habi­tude, une habi­tude deve­nue féroce.

Attar­dons-nous encore quelques ins­tants sur cette œuvre extra­or­di­naire, la plus » thé­ré­sienne » [A3], davan­tage ins­pi­rée qu’i­ma­gi­née, à tra­vers l’ex­trait ci-après de ces autres pro­pos tenus par sœur Constance à sœur Blanche (scène 1 du Tableau III). Il illustre par­fai­te­ment quelques points pri­vi­lé­giés d’an­crage de la foi du chré­tien Ber­na­nos, comme la com­mu­nion des saints c’est-à-dire )a réver­si­bi­li­té de leurs mérites , la peur, cette conscience incon­tour­nable du risque suprême devant la mort.

Le Dialogues des Carmélites, Théatre Hébertot,tableau III, scène X
© LIPNITZKI-VIOLLET

Il est moins triste de ne pas croire en Dieu du tout que de croire en un Dieu méca­ni­cien, géo­mètre et phy­si­cien. Les astro­nomes ont beau faire, je crois que la Créa­tion res­semble à une méca­nique comme un vrai canard res­semble de loin au Canard de Vau­can­son. Mais le monde n’est pas une méca­nique non plus que le bon Dieu un méca­ni­cien, ni d’ailleurs un maître d’é­cole avec sa férule ou un juge avec sa balance. Sinon nous devrions croire qu’au jour du juge­ment le Sei­gneur pren­dra conseil de ce qu’on appelle les gens sérieux, pon­dé­rés, calculateurs.

C’est une idée folle, sœur Blanche. Vous savez bien que cette sorte de gens ont tou­jours tenu les saints pour des fous et les saints sont les vrais amis et conseillers de Dieu… Alors… Oh ! j’ai beau être jeune, je sais bien qu’­heurs et mal­heurs ont plu­tôt l’air d’être tirés au sort que logi­que­ment répar­tis. Mais ce que nous appe­lons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. Pen­sez à la mort de notre chère Mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mou­rir, qu’elle sau­rait si mal mou­rir ! On dirait qu’au moment de la lui don­ner, le bon Dieu s’est trom­pé de mort, comme au ves­tiaire, on vous donne un habit pour un autre. Oui ça devait être la mort d’une autre, une mort pas a la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pou­vait seule­ment pas réus­sir à enfi­ler les manches…

On ne meurt pas cha­cun pour soi, mais les uns pour les autres ou même les uns à la place des autres, qui sait ?


Les Dia­logues consti­tuent bien le tes­ta­ment spi­ri­tuel de l’é­cri­vain qui s’y livre tota­le­ment, y jette ses der­nières forces au point qu’une fois l’œuvre ache­vée il va se cou­cher pour ne plus se rele­ver, trans­por­té à Tunis puis à Paris où sur­vient quelques mois plus tard :

L’heure atten­due où Dieu dai­gne­ra souf­fler sur sa créa­ture exté­nuée. (Selon les propres termes de l’au­teur dans son essai Jeanne relapse et sainte.)

Cette œuvre ultime, Dia­logues des car­mé­lites, va connaître un des­tin sin­gu­lier : le scé­na­rio en est refu­sé par Brück­ber­ger, comme impropre au ciné­ma (trop long, dif­fi­cile… éloi­gné de la nou­velle d’o­ri­gine). Il est vrai que Ber­na­nos pro­cède à une recréa­tion com­plète des per­son­nages (à l’ex­cep­tion de celui de Blanche de La Force conforme à celui de Ger­trud von Le Fort. Pré­ci­sons cepen­dant pour la petite his­toire le contexte de ce refus : les rela­tions s’é­taient rafraî­chies avec l’a­mi Brück, mécon­tent du refus de Ber­na­nos de cau­tion­ner un scé­na­rio qu’il avait écrit de son côté pour por­ter à l’é­cran Le Jour­nal dont il avait pro­fon­dé­ment alté­ré l’es­prit au pro­fit de thèses per­son­nelles et d’une esthé­tique com­plè­te­ment étran­gères au roman comme l’a­vait été peu de temps aupa­ra­vant un pro­jet de scé­na­rio ana­logue refu­sé au cinéaste, Jean Aurenche, l’au­teur de Diable au corps.

Sau­vés de l’ou­bli et publiés en 1949 par les soins d’Al­bert Béguin, les Dia­logues vont désor­mais connaître un suc­cès post­hume triom­phal : adap­tés au théâtre (Héber­tot) par Mar­celle de Tas­sen­court, ils entrent par la suite au réper­toire de la Comé­die-Fran­çaise tan­dis qu’une belle adap­ta­tion pour le petit écran en sera faite en 1984 par le cinéaste Pierre Car­di­nal [A4].

Notons que cette œuvre théâ­trale unique de Ber­na­nos a été par­ti­cu­liè­re­ment pri­sée par l’un de nos plus grands auteurs dra­ma­tiques, Hen­ri de Mon­ther­lant, lequel a pu écrire en 1969 : Je mets hors de pair dans son œuvre les Dia­logues des car­mé­lites, je pense que c’est une des plus belles pièces du théâtre contemporain.

[A1] Ces mots ont été repris dans le titre du beau livre Ber­na­nos, à la mer­ci des pas­sants consa­cré par Jean-Loup Ber­na­nos à la mémoire de son père (Plon, 1986), indis­cu­ta­ble­ment la meilleure bio­gra­phie écrite à ce jour, à laquelle nous nous sommes le plus sou­vent réfé­rés de pré­fé­rence à des bio­gra­phies plus anciennes. L’es­sai récent, Ber­na­nos le mal-pen­sant de Jean Botho­rel (chez Gras­set), nous semble loin d’at­teindre cette qua­li­té de proxi­mi­té et d’au­then­ti­ci­té, tout en n’ap­por­tant guère de vues nouvelles.

(A2) Rap­pe­lons inci­dem­ment que Jean Daniel a pu com­pa­rer récem­ment les moines mar­tyrs de Tibé­rine aux car­mé­lites de Compiègne.

(A3) Comme le dit excel­lem­ment Mgr Guy Gau­cher, le grand « spé­cia­liste » de Thé­rèse de Lisieux : » Ber­na­nos avait mis sa main dans celle de la Car­mé­lite, il avait reçu d’elle le secret de l’es­prit d’en­fance, de l’a­ban­don, de l’in­vin­cible espérance « .

[A4] Rap­pe­lons que cette ver­sion a été mon­têe avec une mise en scène remar­quable et d’ex­cel­lents acteurs comme Suzanne Flon, Made­leine Robin­son et… la propre petite-fille de l’é­cri­vain, Anne Ber­na­nos (dis­pa­rue en 1991 à 34 ans !) dans le rôle de Sœur Blanche de la Sainte-Agonie.
Pierre Car­di­nal (dis­pa­ru très rècem­ment) avait aupa­ra­vant réa­li­sé une excel­lente adap­ta­tion télé­vi­sée du Soleil de Satan, jugée par cer­tains cri­tiques comme supé­rieure au film cou­ron­né au Fes­ti­val de Cannes.

[A5] « J’aime ce livre comme s’il n’é­tait pas de moi. Je n’ai pas aimé les autres : Sous le soleil de Satan est un feu d’ar­ti­fice tiré un soir d’o­rage, La Joie n’est qu’un mur­mure, L’Im­pos­ture est un visage de pierre mais qui pleure de vraies larmes. »
« Je crois être sûr de lui, je le crois appe­lé à reten­tir dans beau­coup d’êtres et je n’ai d’ailleurs jamais fait un tel effort de dépouille­ment, de sin­cé­ri­té, de séré­ni­té pour les atteindre. »

Fran­cis Pou­lenc en a tiré en 1957 un opé­ra célèbre, joué aujourd’­hui sur les grandes scènes imer­na­tio­nales où il contri­bue avec éclat au pres­lige cultu­rel fran­çais. On peut espé­rer que la célé­bra­tion en 1999 du cen­te­naire de la nais­sance de Fran­cis Pou­lenc sera l’oc­ca­sion d’un renou­veau d’in­té­rêt pour cette œuvre char­gée de sens, ser­vie par une musique d’une grande inten­si­té expressive.

Ber­na­nos, en dépit de la ten­sion créa­trice exi­gée par les Dia­logues et la dété­rio­ra­tion de son état de san­té n’en avait pas moins pour­sui­vi son acti­vi­té jour­na­lis­tique, trou­vant encore les forces et le temps d’é­crire 16 articles pour L’In­tran­si­geant assor­tis de six mes­sages imaginaires :

Le Géné­ral vous parle, actes de foi et sur­tout d’es­pé­rance en celui qu’il appe­lait de ses vœux à de nou­veaux ren­dez-vous avec la France.

La mys­té­rieuse pro­vi­dence, qui avait tou­jours veil1é à ce que le poids de ses épreuves n’ex­cède pas les limites du sup­por­table, lui accor­de­ra une ultime joie : celle d’ac­com­pa­gner depuis Gabès, mon­té sur une grosse machine, des pelo­tons moto­cy­clistes en tour­née ù’ins­pec­tion des postes mili­taires du Sud.

L’autre jour trois cents kilo­mètres par vent debout, avec mes deux cannes fice­lées au cadre… les petits lieu­te­nants sont épatés.

Reve­nons pour conclure à l’in­com­pa­rable uni­té entre la vie et l’œuvre de Ber­na­nos, en invi­tant le lec­teur, séduit espé­rons-le, par cet écri­vain d’ex­cep­tion, à relire au moins cet autre chef-d’œuvre impé­ris­sable écrit douze ans aupa­ravent : Le Jour­nal d’un curé de cam­pagne que­son auteur consi­dé­rait alors comme le plus les­ta­men­taire de mes bou­quins [A5]

Il y redé­cou­vri­ra, entre autres scènes éton­nantes, l’an­ti­ci­pa­tion roma­nesque de cet ultime épi­sode d’é­va­sion : l’es­ca­pade com­plice à moto » sur la route de Mézargues » de deux hommes d’en­ga­ge­ment, de fidé­li­té à leur voca­tion, un vrai sol­dat et un vrai prêtre (deux facettes du « tout ou rien » d’une per­son­na­li­té polymorphe),

D’un côté « Mon­sieur Oli­vier », offi­cier de la Légion, neveu de Madame la Com­tesse, un vrai Som­me­range comme elle, jamais Satis­fait, avec on ne sait quoi d’in­trai­table qui doit être chez nous la part du diable au point que nos ver­tus res­semblent à nos vices et que le bon Dieu lui-même aura du mal à dis­tin­guer des mau­vais gar­çons les saints de la famille si par hasard il en existe.

De l’autre , l’humble curé d’Am­bri­court, vic­time d’in­com­pré­hen­sions et d’hu­mi­lia­tions, angois­sé mais por­té dans son minis­lère voué aux âmes bles­sées, par une luci­di­té et une force surnaturelles.

Or ce pauvre prêtre dont la vie n’im­porte à per­sonne, qui vient d’être gri­sé par ce sen­ti­ment de déli­vrance, d’al­lé­gresse, est à la veille de rece­voir le ver­dict médi­cal sans appel du « Doc­teur Laville » (lequel se sait lui-même atteint d’un mal incu­rable qu’il tente d’ou­blier dans la mor­phine). Écou­tons les réflexions que lui prête l’é­cri­vain en ces ins­tants fatidiques :

J’é­tais seul, inex­pri­ma­ble­ment seul, en face de ma mort… Le Monde visible sem­blait s’é­cou­ler de moi avec une vitesse effrayante et dans un désordre d’i­mages non pas funèbres mais au contraire toutes lumi­neuses, éblouis­santes. Est-ce pos­sible ? L’ai-je donc tant aimé ? me disais-je. Ces matins, ces soirs… ces routes chan­geantes, mys­té­rieuses, pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde, quel enfant pauvre éle­vé dans leur pous­sière ne leur a pas confié ses rêves ? Elles les portent len­te­ment, majes­tueu­se­ment vers on ne sait quelles mers incon­nues, ô grands fleuves de lumières et d’ombres qui por­tez le rêve des pauvres ! J’ai beau­coup aimé les hommes et je sens bien que cette terre des vivants m’é­tait douce … Qui peut pré­voir ? Si j’ai peur, je dirai « j’ai peur », sans honte, que le pre­mier regard du Seigneur,lorsque m’ap­pa­raî­tra sa sainte face, soit donc un regard qui rassure…

Il est plus facile que l’on croît de se haïr. La grâce est de s’ou­blier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’ai­mer hum­ble­ment soi-même comme n’im­porte lequel des membres souf­frants de Jésus~Christ.

À suivre dans un prochain numéro.

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1. Nom de la petite col­line au flanc de laquelle s’ac­cro­chait notre mai­son soli­taire devant un immense hori­zon de crêtes nues et sau­vages qui se che­vauchent les unes les autres, au sud tombent à pic sur la mer et se perdent peu à peu ou nord dans le ser­tao sans bornes. Il y a un peu plus de cent ans, les sau­vages y ont mas­sa­cré quelques-uns de leurs frères bap­ti­sés, avant de les dépe­cer et de les man­ger selon l’u­sage de leur notion. Une croix de bois per­pé­tue le sacri­fice de ces obs­curs mar­tyrs qui n’au­ront jamais leurs noms dans le bréviaire…
(Le che­min de la Croix des àmes,
préface)
Aujourd’­hui res­tau­rée et trans­for­mée en musée, la » mai­son Ber­na­nos » garde vivant depuis 1970 le sou­ve­nir de l’é­cri­vain que les Bré­si­liens consi­dèrent un peu comme l’un des leurs.

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