Témoignages. Un regard de scientifiques : des vœux pour refonder l’école

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006

Les principes d’une reconquête


Ecole élé­men­taire, Paris

Comme nous l’avons déjà longue­ment expliqué et jus­ti­fié, la Nation doit réaf­firmer que le rôle prin­ci­pal de l’é­cole et sa rai­son d’être sont l’in­struc­tion, la trans­mis­sion des savoirs fon­da­men­taux et le développe­ment des capac­ités intel­lectuelles des enfants et des jeunes.

Afin que l’é­cole donne des chances égales à tous les enfants, quelles que soient leurs orig­ines sociales, et qu’elle per­me­tte l’ou­ver­ture au savoir et à la cul­ture du plus grand nom­bre pos­si­ble de jeunes, nous recom­man­dons instam­ment que, même dans les quartiers défa­vorisés, on ne cède rien sur les pro­grammes et les niveaux d’ex­i­gence, mais qu’au besoin on y envoie davan­tage d’en­seignants pour dimin­uer les effec­tifs des class­es et pour réin­stau­r­er des heures d’é­tudes assistées le soir après la classe, où tous les enfants que leurs familles ne peu­vent aider dans leur tra­vail pour­raient faire leurs devoirs.

L’é­cole, le col­lège ou même le lycée n’ont pas à courir après les derniers développe­ments de la tech­nique ou de la sci­ence, ni après les dernières évo­lu­tions de la société. Leur rôle est de trans­met­tre les acquis les plus fon­da­men­taux et les plus per­ma­nents de siè­cles d’hu­man­isme qui ren­dent pos­si­bles toute réflex­ion, toute sci­ence et toute tech­nique. L’é­cole est amenée à évoluer pour inclure des nou­veaux acquis fon­da­men­taux du temps présent ; mais elle doit le faire lente­ment, après longue et mûre réflex­ion, en se gar­dant des effets de mode.

Un enfant qui apprend n’en­lève rien à aucun autre. C’est pourquoi le principe d’é­gal­ité ne doit jamais être invo­qué pour abaiss­er les pro­grammes et les niveaux d’ex­i­gence. Il ne doit pas plus être invo­qué pour empêch­er de créer, à par­tir du col­lège, des fil­ières diver­si­fiées, les unes plus abstraites où les élèves man­i­fes­tant le plus d’ardeur et de dons pour le tra­vail intel­lectuel recevraient un enseigne­ment à la mesure de ce qu’ils peu­vent appren­dre, les autres où les élèves man­i­fes­tant davan­tage d’ap­ti­tudes manuelles ou artis­tiques (voire sportives) recevraient une for­ma­tion adap­tée sus­cep­ti­ble de leur redonner le goût de l’é­tude, et soigneuse­ment con­stru­ite pour pren­dre plus tard une véri­ta­ble valeur sur le marché de l’emploi.


Lycée d’en­seigne­ment indus­triel, Paris

Enfin, le principe d’é­gal­ité ne doit pas empêch­er l’é­val­u­a­tion des élèves ; au con­traire, nous pen­sons qu’il est d’au­tant mieux respec­té que les élèves sont éval­ués suiv­ant des règles claires pour tous, à savoir qu’on obtient de bonnes notes si on apprend bien et de mau­vais­es notes si on apprend mal.
L’é­val­u­a­tion est d’ailleurs un principe que l’É­d­u­ca­tion nationale doit com­mencer à appli­quer à elle-même, par­ti­c­ulière­ment quand elle tente des réformes. Il faut con­stam­ment com­par­er les résul­tats des dif­férentes méth­odes d’en­seigne­ment, celles d’au­jour­d’hui, celles du passé et aus­si celles d’autres pays. Nous pen­sons qu’il faut met­tre en place un organ­isme indépen­dant de toutes les struc­tures de pou­voir de l’É­d­u­ca­tion nationale, et qui serait spé­ciale­ment chargé de ces com­para­isons et évaluations.

S’agis­sant des insti­tu­teurs et des pro­fesseurs, nous pen­sons qu’ils doivent retrou­ver une très grande lib­erté dans leurs choix péd­a­gogiques et qu’ils doivent être éval­ués, c’est-à-dire inspec­tés et notés, unique­ment d’après la pro­gres­sion et les résul­tats de leurs élèves, et en aucune façon d’après la con­for­mité de leurs méth­odes avec les dogmes de l’É­d­u­ca­tion nationale.

Pour en revenir aux réformes précé­dentes, notre avis est qu’elles ont été mul­ti­pliées à l’ex­cès, avec des inter­valles de temps trop courts. Il ne fau­dra en entre­pren­dre à l’avenir qu’avec la plus grande cir­con­spec­tion, une fois que le sys­tème édu­catif aura atteint un état sta­ble. L’é­d­u­ca­tion revêt une telle impor­tance pour les sociétés que toutes les civil­i­sa­tions y ont réfléchi en pro­fondeur depuis des siè­cles et même des mil­lé­naires, et il est extrême­ment dif­fi­cile d’in­tro­duire de nou­velles méth­odes d’en­seigne­ment qui représen­tent des amélio­ra­tions, surtout s’il s’ag­it des aspects pre­miers du savoir comme la lec­ture et le calcul.

L’é­cole ne peut bien fonc­tion­ner que si les insti­tu­teurs et les pro­fesseurs sont respec­tés et si leur autorité est solide­ment établie. Il est néces­saire que, dans la société, et par­ti­c­ulière­ment dans les familles, l’é­tude soit val­orisée dans l’e­sprit des enfants, et que ceux-ci puis­sent pren­dre con­science que l’é­cole est des­tinée à leur apporter les meilleures chances. Par exem­ple, il est impor­tant que, dans les familles, les par­ents veil­lent à ce que les enfants ne tombent pas sous l’empire de la télévi­sion ou des jeux vidéo, et qu’ils les encour­a­gent plutôt à lire et à tra­vailler. Des recom­man­da­tions insti­tu­tion­nelles, des dis­posi­tifs asso­ci­at­ifs (clubs, ani­ma­tion cul­turelle et sci­en­tifique) et des con­seils judi­cieux pour­raient les y aider.

Les class­es ne peu­vent fonc­tion­ner de manière effi­cace que si le niveau des élèves n’est pas trop hétérogène et cor­re­spond effec­tive­ment aux préreq­uis des pro­grammes. L’é­val­u­a­tion et l’ori­en­ta­tion des élèves sont donc des élé­ments indis­pens­ables et déter­mi­nants d’une poli­tique sco­laire respon­s­able. L’ac­cès à la classe supérieure ne peut — et donc ne doit — être appré­cié que par des per­son­nes qui ont com­pé­tence pour cela, à savoir le corps des pro­fesseurs. Quelle que soit leur bonne volon­té, les par­ents ne peu­vent avoir qu’une voix con­sul­ta­tive, afin d’é­clair­er éventuelle­ment le juge­ment des pro­fesseurs, et en aucun cas une voix déci­sion­naire. Il faut redonner à l’équipe enseignante la respon­s­abil­ité exclu­sive de déter­min­er l’ori­en­ta­tion des élèves à par­tir des choix que ceux-ci ont exprimés. Naturelle­ment, des erreurs d’ap­pré­ci­a­tion ou des déci­sions mal infor­mées sont tou­jours pos­si­bles ; il y a donc lieu de créer des com­mis­sions de recours ad hoc pour gér­er les lit­iges qui ne man­queront pas d’ap­pa­raître. Dans la per­spec­tive de l’é­val­u­a­tion des élèves, les exa­m­ens doivent retrou­ver un rôle plein et entier, et éviter les épreuves fac­tices ou con­v­enues d’avance.


Lycée Jean-Bap­tiste Say, Paris

L’é­cole a besoin que tous les enfants respectent une dis­ci­pline de vie authen­tique qui rende pos­si­bles l’é­coute et l’ap­pren­tis­sage. Cela est par­ti­c­ulière­ment vrai dans les quartiers défa­vorisés où nom­bre d’en­fants con­nais­sent des sit­u­a­tions famil­iales dif­fi­ciles. La meilleure chance qu’on puisse don­ner à ces enfants est d’ex­iger et d’obtenir d’eux le même respect de la dis­ci­pline que des autres, de leur enseign­er et de les éval­uer de la même façon. La charge de cette dis­ci­pline ne doit pas incomber seule­ment aux insti­tu­teurs et pro­fesseurs ; cela sup­pose la présence d’un per­son­nel de sur­veil­lance suff­isam­ment nombreux.

Plusieurs per­son­nes appar­tenant à des hori­zons idéologiques éton­nam­ment dif­férents nous ont fait part de leur scep­ti­cisme quant à la pos­si­bil­ité de remet­tre d’un coup l’ensem­ble de l’É­d­u­ca­tion nationale sur de bons rails. Une idée moins ambitieuse serait d’a­gir ponctuelle­ment en per­me­t­tant que se met­tent en place des étab­lisse­ments fondés sur des niveaux d’ex­i­gence plus élevés et des pro­grammes plus sub­stantiels que ceux en vigueur actuellement.

On nous a cité l’ex­em­ple d’u­ni­ver­si­taires russ­es émi­grés aux États-Unis qui, cat­a­strophés du niveau des écoles améri­caines, ont créé dans un quarti­er défa­vorisé une école “déroga­toire” qui pro­pose des pro­grammes beau­coup plus solides que les autres écoles et utilise des manuels nou­veaux ou bien traduits du russe ou d’autres langues.

L’ex­is­tence de tels étab­lisse­ments serait en elle-même une très bonne chose et on pour­rait espér­er que peu à peu elle engen­dre un effet d’é­mu­la­tion et d’en­traîne­ment sur l’ensem­ble du sys­tème. C’est pourquoi nous pro­posons que les pro­grammes nationaux soient con­sid­érés seule­ment comme des min­i­ma et que tous les étab­lisse­ments, tant publics que privés, aient toute lat­i­tude pour relever les niveaux d’ex­i­gence, utilis­er des manuels plus rich­es que les manuels con­formes aux pro­grammes offi­ciels et créer des fil­ières d’excellence.

L’enseignement le plus fondamental


Lycée Jean de La Fontaine, Paris

L’en­seigne­ment le plus fon­da­men­tal est à l’év­i­dence celui de notre langue nationale, le français. À l’é­cole pri­maire, l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture et de l’écri­t­ure doit avoir pri­or­ité sur tous les autres. Dès l’é­cole pri­maire, puis au col­lège et au lycée, les élèves doivent appren­dre véri­ta­ble­ment à écrire, ce qui sup­pose, d’abord, de maîtris­er l’orthographe (ce pour quoi nous recom­man­dons de faire dans les écoles une dic­tée par jour), la gram­maire (qui à notre avis s’ap­prend sous forme de règles) et les con­ju­gaisons des verbes, puis de se rompre aux exer­ci­ces de la rédac­tion (dans ses divers types : réc­it, descrip­tion, essai de réflex­ion plus ou moins abstraite) et de la dis­ser­ta­tion. C’est impor­tant, même dans la per­spec­tive des sci­ences, car tout texte sci­en­tifique est un genre de rédac­tion et plus pro­fondé­ment toute réflex­ion, toute pen­sée se con­stru­isent en écrivant. 

Nous pen­sons enfin qu’il est fon­da­men­tal qu’à par­tir de la six­ième les élèves soient intro­duits à la belle lit­téra­ture, qu’au fil des ans on leur fasse décou­vrir le plus grand nom­bre pos­si­ble de grandes œuvres du pat­ri­moine français et uni­versel, qu’on leur apprenne à en saisir les beautés et qu’on leur donne pro­gres­sive­ment des élé­ments solides d’his­toire lit­téraire. Pour nom­bre de math­é­mati­ciens et de sci­en­tifiques, c’est d’abord à tra­vers la lit­téra­ture ou la poésie que le sens de la beauté et de l’esthé­tique a pu se dévelop­per. Cette esthé­tique de la pen­sée, on la retrou­ve naturelle­ment aus­si dans les math­é­ma­tiques et dans les sci­ences où elle est tout autant présente, bien qu’elle y soit peut-être moins directe­ment accessible.

Bien que nous n’ayons aucune com­pé­tence par­ti­c­ulière dans ce domaine, nous nous faisons l’é­cho des nom­breux témoignages de familles, d’in­sti­tu­teurs, d’ortho­phon­istes, de neu­ro­logues que nous avons enten­dus en tant que sim­ples citoyens et qui con­duisent à remet­tre en cause les méth­odes “glob­ales” et “semi-glob­ales” pour l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture. Tout indique que ces méth­odes doivent être ban­nies des manuels sco­laires, au prof­it de la méth­ode syl­labique fondée sur la nature alphabé­tique de notre écriture.

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