L’automobile : libération ou esclavage ?

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003Par : Pierre BRÉANT (40)

Selon ses pro­pos la voi­ture amè­ne­rait une qua­li­té de vie nou­velle. Cette affir­ma­tion me sur­prend consi­dé­ra­ble­ment : dès avant la guerre de 39, les pau­low­nias de la place d’I­ta­lie ne fleu­ris­saient plus, asphyxiés, déjà, par la cir­cu­la­tion auto­mo­bile de l’é­poque, sans com­mune mesure avec celle d’au­jourd’­hui ! Je ne les ai vus refleu­rir que pen­dant l’Oc­cu­pa­tion. On ne me fera pas croire que ce qui incom­mode les arbres est bon pour les hommes !

J’ha­bite Cla­mart depuis plus de cin­quante ans aujourd’­hui, et je ne puis pas dire que l’ac­crois­se­ment de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile ait amé­lio­ré la qua­li­té de l’air que l’on res­pi­rait quand je pro­me­nais mes jeunes enfants dans les champs de blé des années cinquante !

Depuis l’é­poque (1939) où j’ai appris à conduire sur une Cel­ta­quatre à sus­pen­sion de char­rette avec amor­tis­seurs à fric­tion et frei­nage ser­vo­mé­ca­nique puis­sant et sûr (hum !)1 la concep­tion des voi­tures a certes fait de grands pro­grès. Les véhi­cules modernes par­donnent quan­ti­té d’â­ne­ries, mais cessent très bru­ta­le­ment de le faire au-delà d’un cer­tain seuil. Les moteurs sont deve­nus silen­cieux, mais les pneu­ma­tiques ont pris très effi­ca­ce­ment le relais.

La voi­ture, pol­luante et bruyante quand elle roule, conti­nue d’être une gêne quand elle est à l’ar­rêt. La rue sert de garage gra­tuit, faute d’une poli­tique cohé­rente de sta­tion­ne­ment. Ceux qui garent sur la voie publique, en la détour­nant de son objet pour leur com­mo­di­té par­ti­cu­lière, ne payent rien et ceux qui garent chez eux payent du fon­cier et de la taxe d’habitation !

Quant au pié­ton, der­nier des parias, il en est réduit à ris­quer sa vie sur la chaus­sée pour contour­ner les véhi­cules qui obs­truent indû­ment les trottoirs.

Vieux conduc­teur, je suis conster­né par les résul­tats de l’ap­pren­tis­sage actuel de la conduite auto­mo­bile. Les jeunes conduc­teurs ne serrent plus le frein à main lorsque la cir­cu­la­tion est arrê­tée : vous ima­gi­nez dès lors ce qui se passe dans le cas d’un caram­bo­lage. Sur la route (et en ville), ils ignorent la conduite en sou­plesse et l’u­sage du frein moteur. Ils ne savent rien de la conduite sur route glis­sante et des parades au déra­page. À notre époque de simu­la­teurs, les auto-écoles en sont aux recettes d’il y a soixante ans.

L’é­vo­lu­tion du code de la route me consterne tout autant. Sous pré­texte de sécu­ri­té, cer­tains véhi­cules sont contraints d’al­lu­mer leurs feux de croi­se­ment en plein jour, de sorte que leur contour est invi­sible pour ceux qui viennent en face et sont éblouis : éblouir n’est pas signa­ler et vice ver­sa. Cette cir­cons­tance est aggra­vée du fait que c’est la puis­sance élec­trique des feux qui est limi­tée et non leur puis­sance optique.

La dégra­da­tion du pro­fes­sion­na­lisme des rou­tiers n’a­mé­liore certes pas la sécu­ri­té de la cir­cu­la­tion. Je serais ten­té de mettre la fis­ca­li­té en accu­sa­tion, qui en taxant les stocks et les maga­sins a pro­vo­qué la sinistre inven­tion du juste à temps qui pousse les entre­prises à faire absor­ber par la route, outre des éco­no­mies d’im­pôt, les retards d’ap­pro­vi­sion­ne­ment et de production.

Péri­gour­din d’a­dop­tion et de cœur, je ne puis pen­ser sans beau­coup d’é­mo­tion aux vic­times de l’af­freux acci­dent de 1999 à Sainte-Foy-la-Grande parce qu’un conduc­teur incons­cient a vou­lu fran­chir un P.N. sans véri­fier qu’il était ouvert, au motif que l’au­to­rail de Libourne aurait dû être pas­sé. Quand on est au volant d’un camion-citerne de car­bu­rant de 35 tonnes, la sécu­ri­té devrait être la pré­oc­cu­pa­tion pre­mière du chauffeur.

Il serait temps que les usa­gers de la route fissent leur la règle che­mi­note qui veut (ou qui vou­lait ?) que tout agent, quel que soit son grade, doit obéis­sance abso­lue aux signaux. Encore fau­drait-il que les D.D.E. veillassent à la cohé­rence de la signa­li­sa­tion routière.

J’ai­me­rais, par exemple, savoir pour­quoi, en Dor­dogne, la vitesse à la tra­ver­sée des agglo­mé­ra­tions de Sainte-Eula­lie-d’Ans et de Tour­toi­rac par la D5 a été rele­vée de 40 à 50 kilo­mètres par heure sans modi­fi­ca­tion de la chaus­sée alors que la route est par­cou­rue par des bennes de graves de 45 tonnes !

Il paraî­trait que la voi­ture est une source de liber­té indi­vi­duelle alors que la vul­ga­ri­sa­tion anar­chique de son usage entraîne un escla­vage col­lec­tif pour autrui. Quel beau sen­ti­ment de liber­té peut-on éprou­ver à être coin­cé dans un embou­teillage inex­tri­cable, en étant condam­né à res­pi­rer les bons gaz d’é­chap­pe­ment des autres véhi­cules ? Où est la liber­té indi­vi­duelle quand le volant trans­forme un indi­vi­du nor­ma­le­ment équi­li­bré et cour­tois en sombre abru­ti et la moi­tié la plus civi­li­sée du genre humain en affreuses mégères ?

Cer­taines col­lec­ti­vi­tés auraient le tort de vou­loir favo­ri­ser le trans­port col­lec­tif au détri­ment du trans­port indi­vi­duel : aug­men­ter le nombre de per­sonnes trans­por­tées par uni­té de sur­face de chaus­sée ne me paraît pas une inep­tie. Je conviens volon­tiers que les trans­ports col­lec­tifs, sans par­ler du cor­po­ra­tisme étroit et de l’ir­res­pect de cer­tains de leurs agents pour les plus pauvres des usa­gers, se montrent trop sou­vent inca­pables de répondre aux besoins des citoyens.

Mais cette situa­tion ne résulte-t-elle pas plu­tôt de l’in­co­hé­rence des plans d’a­mé­na­ge­ment des villes, de la poli­tique (?) du loge­ment, notam­ment de la fis­ca­li­té des muta­tions de loge­ment prin­ci­pal, et de l’im­plan­ta­tion désor­don­née des acti­vi­tés qui induisent des flux de dépla­ce­ments qui pour­raient être évi­tés. Et pour ceux des dépla­ce­ments qui ne pour­raient rele­ver que du trans­port indi­vi­duel, leurs nui­sances pour­raient être réduites par l’u­sage de modes de trac­tion silen­cieux et propres (élec­triques par exemple).

Seul le sou­ci de l’in­té­rêt géné­ral et une cer­taine phi­lo­so­phie du bon­heur ont ins­pi­ré mes pro­pos, dont l’af­freux drame d’I­vry-sur-Seine de mai 2002 montre, hélas ! la per­ti­nence. Quant à l’o­pi­nion géné­rale du moment, fût-elle puis­sam­ment relayée par des médias plus ou moins incom­pé­tents, elle est le plus sou­vent sans por­tée, comme le disait, il y a deux siècles, Cham­fort dans ses Maximes. Je ne sache pas que la condam­na­tion de Gali­lée ait jamais empê­ché la Terre de tourner !

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1 —
Publi­ci­té Renault de l’époque.

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