Témoignage : Apprendre de la science, faire de la science

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Yves QUÉRÉ

Enseignement vertical, enseignement horizontal


« …l’in­fluence de la lon­gueur, et non de l’angle … »,
 C. Lavergne, école annexe de Tulle.

Ces prin­cipes étaient tout sauf nou­veaux : ils consis­taient à ajou­ter au néces­saire ensei­gne­ment ver­ti­cal - celui où l’on fait « des­cendre » dans le cer­veau de l’en­fant des notions et des mots (le nom des pla­nètes, les organes du corps humain…) qui lui font apprendre de la science et exer­cer fort uti­le­ment sa mémoire – un ensei­gne­ment hori­zon­tal où, sa main dans la main du maître, l’en­fant va décou­vrir, en une démarche d’in­ves­ti­ga­tion gui­dée, tels objets ou telles lois de la nature : il va faire de la science. Ques­tion­ne­ment, obser­va­tion, réflexion, hypo­thèses, expé­ri­men­ta­tion, argu­men­ta­tion, rai­son­ne­ment, tra­vail en équipe… sont ici les maîtres-mots d’une manière d’ap­prendre qui met en jeu à la fois l’i­ma­gi­na­tion, la curio­si­té, les capa­ci­tés men­tales, l’ha­bi­le­té manuelle et les facul­tés d’expression. 

Des exemples ? Nous en gla­nons de superbes, lors de nos visites d’é­coles, comme cette étude par des enfants de CM1 du rythme du pen­dule où ils découvrent eux-mêmes, par des mesures de la période et un démê­lage des para­mètres, l’in­fluence sur celle-ci de la seule lon­gueur, et non du poids, ni de l’angle – ni de l’im­pul­sion – de lan­cée ; ou comme cette étude, par des enfants de sixième, de la pousse d’un hari­cot en fonc­tion de la lumi­no­si­té, leur décou­verte inat­ten­due que cette pousse est plus rapide la nuit que le jour, et de là leur réflexion induc­tive concer­nant les causes de l’hé­lio­tro­pisme ; ou cette mesure que, chaque 21 juin au midi solaire, des élèves de CM2 font, de conserve avec des enfants d’une ving­taine de pays liés entre eux par Inter­net, de la mesure du rayon ter­restre par la méthode de mesure des ombres, dite d’É­ra­tos­thène7 : joie intense et par­ta­gée par-delà les frontières ! 

De tra­vaux de cette nature et de la réflexion qu’ils imposent, on attend que l’en­fant affer­misse son sens des réa­li­tés (vs les vir­tua­li­tés), sa vision du vrai (vs la confu­sion men­tale), sa capa­ci­té à la modes­tie et au doute (vs l’ar­ro­gance), ain­si que son ouver­ture à l’i­ma­gi­na­tion (vs les paresses) et à la liber­té (vs les pesanteurs). 

Il n’est pas sur­pre­nant qu’il aime une science ain­si ensei­gnée et que, sou­vent, il la réclame une fois arri­vé au col­lège : de nom­breux témoi­gnages nous ont, dès la pre­mière année, confor­tés sur ce point. Nous nous atten­dions moins, en revanche, aux obser­va­tions faites par de nom­breux maîtres quant à l’in­te­rac­tion de cette forme de science – pra­ti­quée plus qu’ap­prise, vécue plus que subie, par­lée et écrite (sur un cahier d’ex­pé­riences) plus que mémo­ri­sée – avec la maî­trise du lan­gage. Celle-ci, nous disent-ils, pro­gresse paral­lè­le­ment avec la pra­tique de la science expé­ri­men­tale. Le fait qu’une phrase se bâtisse comme se bâtit un rai­son­ne­ment logique y est assu­ré­ment pour quelque chose8 et cette fruc­tueuse inter­ac­tion méri­te­rait un tra­vail de recherche plus pous­sé qu’une col­lec­tion de remarques certes conver­gentes – par­fois appuyées sur des mesures – mais encore éparses. 

Un nécessaire accompagnement

Beau­coup de maîtres redoutent la science, qu’ils connaissent mal et consi­dèrent trop ardue (voir note 5), alors que l’his­toire, par exemple, elle aus­si – ô com­bien ! – dif­fi­cile, ne pro­voque curieu­se­ment pas la même crainte. De toute manière, beau­coup ne l’ont pra­ti­que­ment pas apprise au-delà du lycée. Aus­si convient-il de les aider, ce à quoi la com­mu­nau­té scien­ti­fique (cher­cheurs, ingé­nieurs, étu­diants) est conviée à contribuer. 

1) de don­ner aux ins­ti­tu­teurs des « res­sources » (fiches de connais­sances, expé­riences simples à réa­li­ser, ques­tions types…), 

2) de créer un lieu d’é­changes où ils dia­loguent sur des ques­tions d’ordre pédagogique, 

et 3) d’ou­vrir un forum ensei­gnants-scien­ti­fiques de métier où les pre­miers peuvent poser aux seconds des ques­tions d’ordre scien­ti­fique (« Pour­quoi le ciel est-il bleu ? »…), les réponses étant bien sûr dis­po­nibles pour tous. Ce site reçoit actuel­le­ment près de 300 000 appels par mois, sa deuxième fonc­tion étant désor­mais sou­vent uti­li­sée en dehors des sciences. Que les pro­fes­seurs d’é­cole puissent désor­mais dia­lo­guer, à l’é­chelle natio­nale, sur des sujets de natures scien­ti­fique ou péda­go­gique consti­tue une nou­veau­té importante. 

Mais en plus de ce lien élec­tro­nique, il nous a sem­blé bon que des contacts plus concrets puissent aus­si s’é­ta­blir. Aus­si avons-nous mul­ti­plié les occa­sions de ren­contre entre ensei­gnants et scien­ti­fiques. Pour cela, cher­cheurs, ingé­nieurs et étu­diants sont mobi­li­sés pour une tâche que, le plus sou­vent, ils trouvent pas­sion­nante, consis­tant non pas, bien sûr, à ensei­gner mais à aider le maître à le faire. 

À titre d’exemple, chaque année une dou­zaine de jeunes poly­tech­ni­ciens passent leurs six mois de for­ma­tion humaine à tra­vailler dans des écoles de quar­tiers sen­sibles (à Per­pi­gnan, à Nantes, en Seine-Saint-Denis…) et ils nous en rap­portent des témoi­gnages infi­ni­ment utiles. 

C’est sans doute tout cet accom­pa­gne­ment, struc­tu­ré par l’A­ca­dé­mie des sciences, qui a man­qué à des pres­crip­tions anté­rieures comme celle dite de L’é­veil. Nombre des ins­ti­tu­teurs » 3 % » y œuvraient déjà, mais iso­lés et peu soutenus. 

Une mondialisation inattendue


Jeunes afghanes mesu­rant la tem­pé­ra­ture de fusion de la glace dans une des classes Main à la pâte de Kaboul.

Dès le départ, cette aven­ture avait eu un brin de saveur inter­na­tio­nale puisque nous avions, en 1995, visi­té les écoles de la ban­lieue la plus déshé­ri­tée de Chi­ca­go où le phy­si­cien Leon Leder­man, prix Nobel lui aus­si, avait lan­cé une réforme auda­cieuse de l’en­sei­gne­ment pri­maire assise sur un fort sub­strat de sciences expérimentales. 

Bien­tôt nous eûmes la sur­prise de consta­ter que le pro­blème fran­çais était en fait uni­ver­sel : par­tout, ou presque, dans les écoles, une science soit absente – cas le plus fré­quent – soit ensei­gnée en stricte ver­ti­ca­li­té et en toute abs­trac­tion ; ici ou là quelques ten­ta­tives proches de la nôtre, mais ponc­tuelles. Et voi­là que des par­te­na­riats se créent, que des col­loques inter­na­tio­naux s’or­ga­nisent, que La main à la pâte s’ex­porte, que toute une com­mu­nau­té inter­na­tio­nale naît autour de ces pro­blèmes, sou­vent struc­tu­rée – à l’i­mage de notre approche – par les Aca­dé­mies des sciences locales ; que notre Site se voit tra­duit, du moins en par­tie, en chi­nois, en espa­gnol, en por­tu­gais, en anglais, en serbe, depuis peu en arabe ; que nous sommes invi­tés à for­mer des ensei­gnants en Chine, en Malai­sie, au Bré­sil, au Chi­li, au Mexique, en Égypte, au Séné­gal, en Argen­tine… tan­dis que nos liens se res­serrent avec les États-Unis, la Suisse9, l’Es­pagne et, plus géné­ra­le­ment, l’Eu­rope10 au tra­vers du pro­jet Pol­len, lan­cé par La main à la pâte et finan­cé par l’U­nion euro­péenne (2006).

Et maintenant ?

Le retour, fra­gile, de la science – asso­ciée à la tech­no­lo­gie – dans nos écoles est sym­pa­thique mais encore insuf­fi­sant. Au détour de chaque avan­cée se révèlent de nou­velles ques­tions. En voi­ci quelques-unes. Elles sont toutes pas­sion­nantes mais, pour cer­taines, difficiles : 

• celle du lien entre l’en­sei­gne­ment des mathé­ma­tiques et celui des sciences, pro­blème par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant à » revi­si­ter » car lié à la nature même de notre connais­sance du monde et à la vision que nous vou­lons en don­ner aux élèves ; 

 celle, plus impor­tante encore, de la rela­tion science-lan­gage évo­quée plus haut, que nous effleu­rons à tout moment, en France ou ailleurs, mais qui jus­ti­fie­rait toute une étude en soi ; 

 celle de la for­ma­tion des maîtres dans les matières scien­ti­fiques, c’est-à-dire en par­tie celle des pro­grammes des IUFM et en par­tie celle de la néces­saire for­ma­tion conti­nuée des ensei­gnants, au long de leur car­rière – pri­maire et secon­daire -, ques­tion essen­tielle à l’o­rée d’une décen­nie qui ver­ra se renou­ve­ler plus de la moi­tié du corps enseignant ; 

 celle du col­lège et du lycée où la science appa­raît sou­vent aux élèves sous la forme mor­ce­lée des sciences, ensemble dont ils per­çoivent mal la struc­ture glo­bale et la belle uni­té. Une expé­rience concer­nant les classes de sixième et de cin­quième d’un petit nombre de col­lèges va être lan­cée en ce sens à la ren­trée 2006, en concer­ta­tion entre la Direc­tion de l’en­sei­gne­ment sco­laire et l’A­ca­dé­mie des sciences ; 

 celle de l’é­va­lua­tion, à la fois éva­lua­tion des élèves (il est moins facile de jau­ger leur apti­tude à ima­gi­ner, à pen­ser, à syn­thé­ti­ser, à rai­son­ner, ou leur joie de tra­vailler, que de mesu­rer stric­te­ment leurs connais­sances scien­ti­fiques) et celle des méthodes et des pra­tiques (Quel poids rela­tif don­ner à l’hori­zon­tal et au ver­ti­cal ? Quelle influence sur le langage ?…). 

Liste démo­ra­li­sante ? Inquié­tante ? Non, mais sti­mu­lante, car elle réouvre bon nombre des sen­tiers que les péda­gogues arpentent, pour cer­tains, depuis des siècles : com­ment ensei­gner ? Com­ment ame­ner les enfants à la connais­sance et, mieux, à la culture ? Com­ment créer chez eux ce Il desi­de­rio di sapere11 qui habi­tait Fede­ri­co Cesi – cet ado­les­cent qui avait 18 ans ! lors­qu’il créa, en 1603, la pre­mière Aca­dé­mie des sciences des temps modernes, l’i­ta­lienne et vati­cane Acca­de­mia dei lin­cei12 ? Quelle pro­por­tion, en par­ti­cu­lier, consa­crer à l’apprendre, et laquelle au faire, si l’on veut assou­vir, chez l’en­fant, ce désir de savoir ? Peu importe, après tout, cette pro­por­tion pour­vu que l’on sache au moins le lui don­ner, ce désir.

C’est bien ce que, désor­mais, un nombre crois­sant de maîtres, plus sou­te­nus et mieux accom­pa­gnés qu’au­pa­ra­vant, réus­sissent à faire, ame­nant au col­lège de plus en plus d’en­fants – filles et gar­çons – gour­mands de science. Le che­min est encore long mais, sti­mu­lés par ces maîtres, pous­sés par ces enfants, aidés par d’in­nom­brables par­te­naires, confor­tés par un mou­ve­ment qui dépasse infi­ni­ment nos fron­tières, nous pen­sons que cette action est utile et consta­tons que ce retour des sciences dans le pri­maire est réel. Il s’a­git main­te­nant qu’il soit durable ! 

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1. Yves Qué­ré a été pré­sident du Dépar­te­ment de phy­sique et Direc­teur de l’en­sei­gne­ment à l’É­cole poly­tech­nique. Membre de l’A­ca­dé­mie des sciences, il pré­side actuel­le­ment l’In­te­rA­ca­de­my Panel (IAP) qui est l’As­sem­blée des Aca­dé­mies des sciences de par le monde.
2. Georges Char­pak, prix Nobel de phy­sique, Pierre Léna, astro­phy­si­cien, tous deux membres de l’A­ca­dé­mie des sciences dont le second est Délé­gué à l’é­du­ca­tion et à la for­ma­tion.
3. Sta­tis­tique certes assez peu pré­cise (elle dépend de ce qu’on appelle exac­te­ment « pré­sente »), mais fort par­lante, éma­nant du Minis­tère lui-même.
4. La science, dans tout ce qui suit, désigne l’en­semble des sciences de la nature aux­quelles s’a­joute la tech­no­lo­gie, à l’ex­cep­tion des mathé­ma­tiques qui n’ont jamais souf­fert de la déshé­rence ici men­tion­née : le tryp­tique du lire-écrire-comp­ter demeure en effet une pierre angu­laire de notre ensei­gne­ment primaire.
5. G. Char­pak, P. Léna, Y. Qué­ré, L’en­fant et la science, Éd. Odile Jacob, 2005.
6. Les pro­fes­seurs d’é­cole n’ont de la science, pour la plu­part, que de loin­tains sou­ve­nirs du lycée. Les plus jeunes, issus des IUFM, sont titu­laires pour par­tie (40 %) d’un bac­ca­lau­réat scien­ti­fique, mais plus rare­ment (15 %) d’une licence scien­ti­fique. Ils redoutent sou­vent la science, consi­dé­rée comme « trop dif­fi­cile », illus­trée qu’elle est à leurs yeux par ces images télé­vi­sées d’hommes dans l’es­pace, d’ac­cé­lé­ra­teurs géants de par­ti­cules, ou d’in­dé­chif­frables struc­tures de protéines.
7. H. Farges, E. di Fol­co, M. Hart­mann, D. Jas­min, Mesu­rer la Terre est un jeu d’en­fant, Éd. Le Pom­mier, 2002.
8. Y. Qué­ré, La science ins­ti­tu­trice, Éd. Odile Jacob, 2002 – La sagesse du phy­si­cien, Éd. L’œil neuf, 2005.
9. Où l’on a tra­duit La main à la pâte par l’ex­cellent « Pen­ser avec les mains » emprun­té à Denis de Rougemont.
10. D. Jas­min, L’Eu­rope des décou­vertes, Éd. Le Pom­mier, 2004.
Le pro­jet Pol­len regroupe douze pays de l’U­nion dont cha­cun déve­loppe et illustre un ensei­gne­ment des sciences de type Main à la pâte dans une ville par­ti­cu­lière (Saint-Étienne en France, Lei­ces­ter en Grande-Bre­tagne, etc.).
11.Titre de son Mani­feste d’où naquit l’Acca­de­mia.
12. L’A­ca­dé­mie des lynx, cet ani­mal ayant à l’é­poque la répu­ta­tion (usur­pée) de voir dans la nuit.

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