Éditorial, Pourquoi le sursaut ?

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Inti­t­ulé ” le sur­saut “, tel est le début du diag­nos­tic porté fin 2004 par la com­mis­sion d’ex­perts indépen­dants réu­nie par Michel Camdessus, ancien gou­verneur de la Banque de France et directeur général du FMI, afin de pro­pos­er au gou­verne­ment une stratégie macroé­conomique pour la crois­sance et d’ap­porter un éclairage sur les obsta­cles struc­turels qui entra­vent le dynamisme de notre économie1.

Ce diag­nos­tic est sans com­plai­sance et con­traste avec les pro­pos lénifi­ants de la plu­part des hommes poli­tiques, d’où résulte un « syn­drome de déni » qui enraye les ten­ta­tions de réforme autres que superficielles.

On y relève par exem­ple que la France est avant-dernière de tous les pays de l’OCDE pour le nom­bre d’heures tra­vail­lées par an. Le taux d’emploi des jeunes de 16 à 25 ans est de 24 % en France con­tre 44 % pour l’OCDE. Pour les vieux de 55 à 64 ans, le taux d’emploi est de 34 % en France con­tre 50 % pour l’OCDE ! On se vante de ce qu’un Français pro­duit 5 % de plus qu’un Améri­cain par heure tra­vail­lée mais mal­heureuse­ment il pro­duit 13 % de moins par an et 36 % de moins sur l’ensem­ble de sa vie active.

On y relève que le taux de pau­vreté français est très supérieur à celui des pays nordiques, mal­gré des trans­ferts soci­aux cinq fois plus élevés, que nous sommes en queue de pelo­ton des pays d’Eu­rope (avec l’Alle­magne, mais cela ne nous con­sole pas) pour le taux de crois­sance des dix dernières années, que l’en­det­te­ment pub­lic dépasse large­ment les chiffres déjà noirs que nous con­nais­sons, si l’on prend en compte l’aug­men­ta­tion spon­tanée des dépens­es de san­té et de retraite liées au vieil­lisse­ment inex­orable de la pop­u­la­tion. Ce vieil­lisse­ment n’est pas spé­ci­fique à la France, mais cela ne nous con­sole pas. Il provient de l’ac­croisse­ment de la longévité, dont il faut se féliciter et de la baisse dra­ma­tique de la natal­ité, liée à la préférence des Français pour les loisirs et pour la con­som­ma­tion immé­di­ate, qui con­duit au non-renou­velle­ment des généra­tions, phénomène de société dont il est de bon ton de ne pas parler.

Le réflexe con­stant des Français est de deman­der à l’É­tat la solu­tion immé­di­ate de toute dif­fi­culté, d’où une hyper­tro­phie de la sphère publique (État, col­lec­tiv­ités locales, régimes soci­aux) qui con­somme aujour­d’hui 54 % du PIB, un taux de prélève­ments oblig­a­toires par­mi les plus élevés des pays indus­tri­al­isés. Le bud­get de l’É­tat est en déséquili­bre depuis vingt ans, d’où une dette passée en vingt ans de 20 à 60 % du PIB, cou­verte par des emprunts crois­sants qui devront être payés par nos enfants, voire nos petits-enfants. Le pacte de sta­bil­ité européen nous pro­tégeait con­tre nous-mêmes en inter­dis­ant plus de 3 % de déficit par rap­port au PIB mais nous l’avons fait sauter avec l’aide des Alle­mands, autres mau­vais élèves. Pas de quoi être fiers, surtout si l’on cal­cule le déficit pub­lic comme il se doit, en pour­cent­age des recettes publiques et non en pour­cent­age du PIB.

Après ce sévère diag­nos­tic, le rap­port pro­pose six direc­tions d’action :
s’ori­en­ter hardi­ment vers une économie de la connaissance ;
 mobilis­er toutes les ressources de tra­vail pour ramen­er le chô­mage à moins de 5 % ;
 amélior­er l’ef­fi­cac­ité des marchés en sup­p­ri­mant les obsta­cles injustifiés ;
 cibler les inter­ven­tions de l’É­tat vers ceux qui en ont besoin ;
 réformer l’É­tat et lui ren­dre son agilité ;
 inscrire nos ini­tia­tives dans le cadre européen et mondial.

Dans cha­cune de ces direc­tions, le rap­port four­mille de propo­si­tions con­crètes, pas tou­jours poli­tique­ment cor­rectes, comme don­ner l’au­tonomie aux uni­ver­sités, créer un con­trat de tra­vail unique, ouvrir les pro­fes­sions fer­mées comme les phar­ma­ciens ou les taxis parisiens2, rem­plac­er un fonc­tion­naire sur trois par­tant à la retraite, pré­par­er une grande réforme fis­cale. D’autres réformes sont à mon avis plus con­testa­bles, comme la créa­tion d’un sys­tème de bonus-malus pour dés­inciter aux licen­ciements, qui aurait le même effet per­vers que la con­tri­bu­tion Dela­lande cen­sée pro­téger les salariés âgés et qui leur a fait tant de mal, ou le développe­ment des ser­vices à la per­son­ne, qui n’est peut-être pas l’u­til­i­sa­tion la plus pro­duc­tive d’une pop­u­la­tion active en voie de raré­fac­tion dans un pays au com­merce extérieur devenu récem­ment dra­ma­tique­ment déficitaire.

Le rap­port se ter­mine par la con­tri­bu­tion d’un groupe d’ex­perts européens qui rap­pelle qu’il n’est de richess­es que d’hommes (mais en prê­tant cet apho­risme à Alfred Sauvy (20 S), ce qui con­firme bien que l’on ne prête qu’aux rich­es !) et qui con­state que les pays où des change­ments struc­turels ont été réal­isés avec suc­cès ont mis leurs forces vives en sit­u­a­tion de s’ap­pro­prier les défis, d’en effectuer le diag­nos­tic et de soutenir un change­ment équitable et de longue durée.

Il con­clut que toutes ces ambi­tions appel­lent un sur­saut, mot bien choisi3. Avec un cer­tain nom­bre de cama­rades, j’ai décidé de le pren­dre au mot et de créer un nou­veau groupe poly­tech­ni­cien X‑Sursaut. Agréé par l’AX fin 2005, ce groupe com­prend actuelle­ment 250 mem­bres dont les pro­mos vont de 1934 à 2003. Beau­coup d’en­tre eux rési­dent hors de France et ont man­i­festé leur désir de con­tribuer à dis­tance à la réflex­ion sur le sur­saut à la lumière des con­stata­tions qu’ils peu­vent faire chaque jour sur la sit­u­a­tion com­parée de la France et du pays où ils ont choisi de travailler.

Le groupe a tenu depuis sa créa­tion deux Assem­blées générales, l’une avec Michel Camdessus, nom­mé mem­bre d’hon­neur du groupe, et l’autre avec Michel Pébereau (61), qui a par­lé de la dette publique, et une dizaine de réu­nions thé­ma­tiques sur des sujets aus­si var­iés que la créa­tion d’en­tre­pris­es, les délo­cal­i­sa­tions, les dis­tor­sions économiques d’o­rig­ine fis­cale, les créa­tions d’emplois, l’ef­fi­cac­ité des marchés, les pôles de com­péti­tiv­ité, la réforme de l’É­tat, le marché du tra­vail, la for­ma­tion et la san­té, les deux derniers thèmes venant de démar­rer. Sur chaque sujet, des petits groupes de tra­vail ont établi divers­es notes qui ont été échangées entre leurs mem­bres à tra­vers le monde via Inter­net4. Cer­tains mem­bres ont en out­re soumis au groupe des con­tri­bu­tions isolées. Ce numéro, qui ne pré­tend pas con­stituer un état des lieux exhaus­tif, reprend cer­taines d’en­tre elles dans l’é­tat où elles sont actuelle­ment, classées en trois caté­gories : travaux de base, com­para­isons inter­na­tionales, opinions.

Les papiers qui suiv­ent ont été exam­inés par un comité de lec­ture auquel ont par­ticipé Richard Armand (57), Roland Sénéor (58), Michel Vil­lac (70), Gérard Worms (55) ain­si que le bureau du groupe, Hubert Lévy-Lam­bert (53), prési­dent, Marc Idel­son (83), secré­taire, Lau­rent Daniel (96), tré­sori­er. Il va de soi cepen­dant, selon la for­mule con­sacrée, qu’ils n’en­ga­gent que leurs auteurs et ne traduisent même pas une una­nim­ité au sein du groupe, ain­si que le mon­trent les quelques com­men­taires ci-après.

Dans la caté­gorie des travaux de base, on trou­vera un arti­cle sur la dette publique, par Michel Pébereau (61), auteur d’un rap­port récent au gou­verne­ment sur la ques­tion ; un arti­cle de Marie-Louise Casade­mont (74) sur la réforme de l’É­tat (d), qui reprend notam­ment les idées de Yann Duch­esne (77) sur l’op­por­tu­nité de gér­er l’É­tat comme une entre­prise ; un arti­cle de Jean-Michel Yolin (65) et Bernard Zim­mern (49) sur la créa­tion d’en­tre­pris­es, qui met l’ac­cent sur l’im­por­tance des « busi­ness angels » dans les pre­miers stades du développe­ment des entre­pris­es, mais nég­lige peut-être un peu trop le rôle du cap­i­tal-risque ; un arti­cle de Tony Blan­co (84) et Marc Idel­son (83) sur les délo­cal­i­sa­tions, qui mon­tre qu’en matière d’emploi il y a des bonnes et des mau­vais­es délo­cal­i­sa­tions et que la France est mal­heureuse­ment plutôt du mau­vais côté avec un ratio de créa­tion d’emplois inférieur à 1 ; un arti­cle sur le marché du tra­vail, par Robert Mizrahi (70), qui pointe ses nom­breux dys­fonc­tion­nements ; un arti­cle de Pierre Cahuc et Fran­cis Kra­marz (76) sur la créa­tion d’une sécu­rité sociale pro­fes­sion­nelle, objet de leur rap­port récent au gou­verne­ment qui a fait couler beau­coup d’en­cre ; un arti­cle de Guil­laume Jean­gros (2003) sur les ser­vices à la per­son­ne, qui pose les bonnes ques­tions sur le plan Bor­loo, mais ne cri­tique peut-être pas suff­isam­ment le car­ac­tère impro­duc­tif des emplois ain­si créés, qui créent sans doute du bien-être mais ne créent pas de richess­es et ne con­tribuent pas à la réduc­tion du déficit du com­merce extérieur ; un arti­cle sur l’ef­fi­cac­ité des marchés, qui fera grin­cer des dents dans quelques lob­bies, par l’au­teur de ces lignes, auteur naguère d’un ouvrage sur La vérité des prix, et Jean-Marc Daniel, écon­o­miste ; un arti­cle sur les pôles de com­péti­tiv­ité, par Jérôme Fourel (92) et Guil­laume Guidoni (2001), tiré de leur vaste expéri­ence inter­na­tionale (d).

Même si les papiers précé­dents com­por­tent naturelle­ment des com­para­isons inter­na­tionales, les papiers qui suiv­ent sont plus net­te­ment ori­en­tés vers l’é­tranger : redonner envie d’en­tre­pren­dre, analyse du classe­ment des pays par la Banque mon­di­ale, par Lau­rent Daniel (96) ; quelques enseigne­ments du rebond japon­ais, qui a eu un remar­quable sur­saut après sa descente aux enfers des années qua­tre-vingt-dix, par Jean-Yves Bajon (80), con­seiller à l’am­bas­sade de France à Tokyo, suivi de l’é­tude de l’im­pact de l’in­no­va­tion tech­nologique sur la crois­sance poten­tielle au Japon, par Édouard Schaal (2004) (d) ; un arti­cle de Hervé Gou­rio (59) qui se demande, à l’en­con­tre de la pen­sée unique, s’il ne faut pas chercher aux États-Unis des solu­tions à nos prob­lèmes ! repenser l’é­d­u­ca­tion, par Lionel Khalil (95), qui analyse les méth­odes de pays aus­si var­iés que l’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis ou le Japon (d) ; une étude com­parée de la rigid­ité de l’of­fre en Ital­ie, France et Alle­magne, par Patrick Artus (70), qui mon­tre com­ment une hausse de la demande se traduit en France par une forte poussée des impor­ta­tions (d).

Dans la caté­gorie des opin­ions, qui n’ont pas fait l’ob­jet de dis­cus­sions en sous-groupe mais que le comité de lec­ture a jugées intéres­santes, on trou­ve des con­tri­bu­tions sur la réforme de l’É­tat par Raoul de Saint-Venant (73), joli­ment inti­t­ulé « Pro­cras­ti­na­tion à la française » (d) et l’autre par Vin­cent Tix­i­er (61), par­fois un peu bru­tal mais c’est quelque­fois le meilleur moyen de se faire com­pren­dre (d) ; un papi­er sur les méth­odes de dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion par François Brunot (62) qui con­sid­ère que La Jaune et la Rouge n’est pas for­cé­ment le meilleur véhicule ! un papi­er sur l’é­con­o­miste en débat, par Jean-Marc Daniel (74), rédac­teur en chef de la revue Socié­tal, qui fera tomber de haut cer­tains écon­o­mistes auto­proclamés (d) ; des remar­ques rob­o­ra­tives sur l’in­térêt de la con­cur­rence, par Jean-Daniel Le Franc (53), mem­bre de la Com­mis­sion de pri­vati­sa­tion (d) ; des réflex­ions sur l’im­por­tance de la con­tri­bu­tion de la tech­nolo­gie, ressource inépuis­able et sous-exploitée, par Claude Laigle (53) (d).

De nom­breux thèmes ont été abor­dés. De nom­breux autres sont en attente. Les lecteurs de la revue sont invités à par­ticiper à nos réflex­ions en s’in­scrivant au groupe X‑Sursaut et à ses sous-groupes via http://www.polytechnique.net/X‑Sursaut/ et en envoy­ant leurs remar­ques à La Jaune et la Rouge grâce au remar­quable site inter­ac­t­if http://www.la-jaune-et-la-rouge.com qui vient d’être mis en place par les cama­rades des USA. Le sur­saut com­mence, la France en a bien besoin.

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1. La Doc­u­men­ta­tion française, Paris, novem­bre 2004, 269 pages. Une analyse en a été pub­liée dans La Jaune et la Rouge d’août-sep­tem­bre 2005.
2. Propo­si­tion fig­u­rant hélas déjà dans le rap­port de 1960 de nos grands anciens Armand (24) et Rueff (19 S) sur « les obsta­cles à l’expansion ».
3. « Sur­saut : fait de repren­dre courage soudaine­ment après une péri­ode de fléchisse­ment, de laiss­er-aller, de faib­lesse. » Grand Dic­tio­n­naire Larousse Ency­clopédique, p. 9 925.
4. Voir le site du groupe http://x‑sursaut.polytechnique.org/
5. Les arti­cles suiv­is d’un (d) sont dif­férés au numéro de jan­vi­er compte tenu de l’abon­dance des matières.

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