Henri Becquerel, un Polytechnicien dans l’Histoire

Dossier : Libres ProposMagazine N°526 Juin/Juillet 1997
Par Jean-Louis BASDEVANT

Le lun­di 24 févri­er 1896, dans une brève com­mu­ni­ca­tion à l’A­cadémie des sci­ences1, Hen­ri Bec­quer­el fait part à ses col­lègues d’une obser­va­tion très atten­due. Il a soigneuse­ment envelop­pé dans du car­ton noir des plaques pho­tographiques, achetées à l’u­sine des frères Lumière, qui pro­duit 15 mil­lions de plaques pho­tographiques par an. Il les a recou­vertes de lamelles cristallines de sul­fate dou­ble d’u­ra­ni­um et de potas­si­um, et a exposé le tout au soleil sur le bord de sa fenêtre. Cinq heures plus tard, en dévelop­pant ses plaques, forte­ment pro­tégées de la lumière du soleil, Bec­quer­el a décou­vert qu’elles étaient impres­sion­nées. Un ray­on­nement invis­i­ble est capa­ble de tra­vers­er le car­ton noir. Si l’on inter­pose des objets métalliques entre le sel d’u­ra­ni­um et la plaque, on voit leur sil­hou­ette se dessin­er sur les clichés. Les matéri­aux sont plus ou moins opaques à des rayons invis­i­bles. Le court rap­port de Bec­quer­el est factuel, presque laconique.

Hen­ri Bec­quer­el a 43 ans. Il est entré à l’X en 1872, en est sor­ti dans le Corps des Ponts et Chaussées. C’est un homme mod­este et doux. La com­mu­nauté sci­en­tifique appré­cie sa cul­ture, son expéri­ence et la finesse de son juge­ment, mais on voit davan­tage en lui un con­tin­u­a­teur plutôt qu’un créa­teur. On le con­sid­ère surtout comme le porte-parole d’une tra­di­tion. Il est le troisième mem­bre de la dynas­tie des Bec­quer­el qui, depuis le début du siè­cle, se suc­cè­dent tant à l’A­cadémie qu’au Muséum2.

Son grand-père Antoine-César (1788–1878, X 1806), après avoir com­bat­tu dans la guerre d’Es­pagne de 1810 à 1812, s’é­tait lancé dans la physique. Il y avait lais­sé une oeu­vre con­sid­érable, notam­ment sur l’élec­tric­ité. Élu à l’A­cadémie des sci­ences en 1829, il avait col­laboré avec Ampère, Gay-Lus­sac et Biot, et cor­re­spondait fréquem­ment avec Fara­day. Son père, Alexan­dre-Edmond (1820–1891), reçu à l’É­cole nor­male supérieure et à l’X, avait préféré démis­sion­ner pour devenir l’as­sis­tant de son pro­pre père au Muséum. Élu à l’A­cadémie des sci­ences en 1863, il avait fait des travaux impor­tants en élec­tric­ité, en mag­nétisme et en optique. Il avait étudié les réac­tions pho­tochim­iques, était devenu un maître de la pho­togra­phie. Il avait le pre­mier mis en évi­dence la par­tie ultra­vi­o­lette du spec­tre solaire. Il était un expert mon­di­al en matière de phénomènes de luminescence.

Hen­ri Bec­quer­el est pro­fesseur à l’X depuis l’an­née précé­dente, mais sa nom­i­na­tion a déclenché l’indig­na­tion de son col­lègue Alfred Cor­nu (X 1860) prési­dent de l’A­cadémie des sci­ences, qui ne lui trou­ve pas suff­isam­ment d’au­torité sci­en­tifique. Il a tra­vail­lé sur un sujet qui pas­sionne : l’ac­tion directe du champ mag­né­tique sur le ray­on­nement ; il n’a pas obtenu de résul­tat notable. Il a fait son tra­vail de thèse sur l’ab­sorp­tion de la lumière par les cristaux anisotropes. Un an après avoir soutenu sa thèse de doc­tor­at en 1888, il est élu à l’A­cadémie des sci­ences ! Depuis sa thèse, Hen­ri Bec­quer­el a sérieuse­ment délais­sé la recherche et préfère se con­sacr­er à ses enseigne­ments, à l’X et au Muséum.

La décou­verte de la radioac­tiv­ité est indis­so­cia­ble de celle des rayons X. Au moment où l’A­cadémie prend con­nais­sance des obser­va­tions de Bec­quer­el, elle est en grande effer­ves­cence. Depuis plusieurs semaines, on ne par­le que de lumière, de pho­togra­phie et de rayons X. Le lun­di 20 jan­vi­er, en effet, en fin de séance, Arsène d’Ar­son­val a fait décou­vrir à ses col­lègues une pho­togra­phie qu’ils n’ont jamais imag­inée. Elle a été envoyée par deux médecins, Paul Oudin et Tou­s­saint Barthélémy. On y voit les os à l’in­térieur d’une main vivante. Le cliché a été obtenu par Wil­helm Con­rad Rönt­gen à Würtzburg. La main est celle de sa femme.

C’est quelques mois plus tôt que Rönt­gen a décou­vert ces ray­on­nements invis­i­bles et péné­trants, qu’il nomme de la let­tre de l’in­con­nu, “X‑strahlen”, les rayons X. Il s’est intéressé aux étranges rayons cathodiques qui se propa­gent dans le vide à l’in­térieur du tube de Crookes, ancêtre de notre actuel tube de télévi­sion. On s’in­ter­roge beau­coup, à cette époque, sur la nature de ces rayons élec­triques : est-ce que ce sont des ondes, ou bien des cor­pus­cules ? En 1894, ses maîtres, Hertz et Lenard, ont con­staté que les rayons cathodiques peu­vent tra­vers­er un hublot métallique placé sur la paroi du tube. Lenard a donc décidé de les étudi­er en eux-mêmes, à la sor­tie. Pour pro­téger la zone expéri­men­tale de tout ray­on­nement lumineux, il barde le tube et le hublot de feuilles opaques de plomb et d’étain.

Le 8 novem­bre 1895, Rönt­gen répète ces expéri­ences. Il suit très exacte­ment la procé­dure expéri­men­tale de Lenard à un détail près. On ne sait pourquoi, c’est avec du car­ton noir et non du plomb qu’il enveloppe le tube3. Il y a là, sur la table, loin du tube, un écran enduit sur une de ses faces de plati­no-cya­nure de baryum flu­o­res­cent. À sa stupé­fac­tion, à chaque décharge du tube cet écran devient lumi­nes­cent, et cela même s’il est à plus de deux mètres. Un ray­on­nement invis­i­ble incon­nu sem­ble fil­tr­er au tra­vers du car­ton noir pour aller exciter la flu­o­res­cence de l’écran.

Rönt­gen devient fébrile, il est inqui­et, “C’est une chose si extra­or­di­naire qu’on va dire que je suis devenu fou !” Ce qu’il voit est telle­ment stupé­fi­ant que, pour se con­va­in­cre lui-même, il recom­mence l’ex­péri­ence des dizaines de fois. Ces rayons sont-ils vrai­ment péné­trants, peu­vent-ils véri­ta­ble­ment tra­vers­er la matière ? En inter­posant sa main entre le tube et l’écran, il voit se dessin­er les os de ses pha­langes, entourés de la pénom­bre de ses chairs. Les corps sont plus ou moins opaques à ces rayons incon­nus. Il prend sa femme à témoin, et, pour con­va­in­cre le monde de la réal­ité de ce qu’il voit, il fixe ces images sur des plaques pho­tographiques. “J’ai des pho­togra­phies de l’om­bre des os de la main, d’un ensem­ble de poids enfer­més dans une boîte !” écrit-il. Ces images de l’in­vis­i­ble frap­pent l’imag­i­na­tion. En quelques années, les hôpi­taux s’équipent. Le Kaiser s’en fait faire une démon­stra­tion personnelle.

Lorsqu’ils décou­vrent la radi­ogra­phie, le lun­di 20 jan­vi­er, les académi­ciens sont émer­veil­lés. Le math­é­mati­cien Hen­ri Poin­caré (X 1873) a reçu un exem­plaire de l’ar­ti­cle de Rönt­gen4, la physique le pas­sionne. Il y a là Hen­ri Bec­quer­el, qui, fasciné comme Poin­caré, s’in­ter­roge sur le point d’émis­sion de ces rayons invis­i­bles. Poin­caré fait remar­quer que la réponse se trou­ve dans l’ar­ti­cle de Rönt­gen :“Il est cer­tain que l’en­droit de la paroi qui a la plus vive flu­o­res­cence doit être con­sid­éré comme le cen­tre prin­ci­pal d’où les rayons X ray­on­nent dans toutes les direc­tions.” Les rayons X sont émis au point d’im­pact des rayons cathodiques sur le verre, où l’on observe une vive flu­o­res­cence5.

Flu­o­res­cence, le mot clé est pronon­cé. Les phénomènes de lumi­nes­cence des corps ont tou­jours fasciné. La phos­pho­res­cence, qui per­siste plus longtemps, et la flu­o­res­cence d’une durée très brève sont des émis­sions lumineuses que cer­tains corps pro­duisent après avoir eux-mêmes été éclairés6. La pre­mière ques­tion que se posent Bec­quer­el7 et Poin­caré8 est de savoir s’il n’y a pas un lien entre les rayons X et la flu­o­res­cence. Se peut-il que les rayons de Rönt­gen accom­pa­g­nent d’autres phénomènes de lumi­nes­cence, ou de flu­o­res­cence, quelle qu’en soit la cause ?

Par tra­di­tion famil­iale, Hen­ri Bec­quer­el est mieux placé que quiconque pour men­er à bien cette analyse. Son grand-père Antoine-César s’é­tait pris de pas­sion pour la phos­pho­res­cence lors d’un voy­age à Venise, en décou­vrant le spec­ta­cle de la lagune, illu­minée par des algues phos­pho­res­centes. Cette pas­sion l’avait mené jusqu’à élever des vers luisants, et surtout à faire col­lec­tion de minéraux phos­pho­res­cents. Son père, Alexan­dre-Edmond était un maître en la matière. Les corps qu’il avait le plus étudiés dans ce domaine étaient les sels d’u­ra­ni­um, dont il pos­sé­dait une grande quan­tité. Il avait con­stru­it un ingénieux phos­pho­ro­scope pour mesur­er l’in­ten­sité et la durée de la phos­pho­res­cence9, et il avait notam­ment observé que les sels d’u­ra­ni­um avaient une phos­pho­res­cence beau­coup plus forte que tous les autres corps.

Hen­ri Bec­quer­el tente, dès le lende­main, de véri­fi­er si les sub­stances flu­o­res­centes émet­tent des rayons X pen­dant leur flu­o­res­cence. Il n’est pas le seul à ten­ter l’ex­péri­ence. Ses pre­miers essais sont des échecs. Mais, au bout de quelques jours, il pense à utilis­er des sels d’u­ra­ni­um. Pourquoi de l’u­ra­ni­um ? Chance, intu­ition géniale, a‑t-on dit, la longue tra­di­tion famil­iale y est évidem­ment pour beau­coup. “Les résul­tats de Rönt­gen ne jus­ti­fi­aient pas vrai­ment cette idée, dira-t-il plus tard, mais les sels d’U­rane pos­sé­daient des pro­priétés de lumi­nes­cence très extra­or­di­naires, et il était véri­ta­ble­ment ten­tant de procéder à cette investigation.”

Il pos­sède une quan­tité notable de ces com­posés d’u­ra­ni­um, qui ne sont jusque-là que des curiosités, sans grande appli­ca­tion. L’u­ra­ni­um ne présen­tait guère d’autre intérêt à l’époque. Il avait été décou­vert en 1789 par le chimiste alle­mand Mar­tin Klaproth qui l’avait bap­tisé en l’hon­neur de la planète Uranus. En 1841, Eugène Pélig­ot avait mon­tré que le corps isolé par Klaproth était un oxyde d’u­ra­ni­um, et avait isolé le métal lui-même. On util­i­sait les sels d’u­ra­ni­um comme col­orants dans les céramiques, mais il trou­vait peu d’ap­pli­ca­tions lorsque, en 1869, il avait glo­rieuse­ment pris la 92e et dernière place dans le tableau péri­odique de Mendeleïev.

D’où la note du 24 févri­er. Bec­quer­el sait que pour provo­quer la flu­o­res­cence d’un corps, on doit l’ex­pos­er à la lumière. Il faut expos­er au soleil l’u­ra­ni­um, mais pas la plaque pho­tographique qui va détecter les rayons X. Il enveloppe, par con­séquent, ses plaques dans du car­ton noir, et met les cristaux de sels d’u­ra­ni­um par-dessus. Après expo­si­tion, il con­state que les plaques ont été impres­sion­nées. Tout sem­ble con­firmer l’idée que l’u­ra­ni­um émet des rayons X pen­dant sa flu­o­res­cence. Certes, les tach­es observées sur les plaques pho­to sont bien ténues, beau­coup moins spec­tac­u­laires que les images de Rönt­gen. Mais elles sont bel et bien présentes !

À ce moment, Bec­quer­el ne se doute pas que sa décou­verte n’est absol­u­ment pas là. Sa décou­verte vient une semaine plus tard. Il veut répéter son expéri­ence le 26 et le 27 févri­er. Hélas ! Paris est recou­vert de nuages. Bec­quer­el aban­donne ses échan­til­lons dans un tiroir, remet­tant son expéri­ence à plus tard. Avant de repren­dre ses travaux, le dimanche 1er mars, il développe par acquit de con­science ses plaques pho­tographiques, dont tout laisse à penser qu’elles sont vierges, l’u­ra­ni­um étant à l’abri du soleil. À sa stupé­fac­tion, elles sont, au con­traire, forte­ment impressionnées !

Dans la fin de sa com­mu­ni­ca­tion à l’A­cadémie10, le lun­di 2 mars, il réserve un coup de théâtre à ses col­lègues. “Les mêmes lames cristallines, placées dans les mêmes con­di­tions et au tra­vers des mêmes écrans, mais dans l’ob­scu­rité et à l’abri de l’ex­ci­ta­tion de radi­a­tions inci­dentes pro­duisent encore les mêmes impres­sions pho­tographiques. Le soleil ne s’é­tant pas mon­tré, j’ai dévelop­pé les plaques pho­tographiques le 1er mars en m’at­ten­dant à trou­ver des images très faibles. Les sil­hou­ettes apparurent, au con­traire, avec une grande inten­sité.” L’im­pres­sion de ses plaques est totale­ment indépen­dante de la flu­o­res­cence de l’u­ra­ni­um. Le sel d’u­ra­ni­um émet des rayons péné­trants qu’il ait ou non été exposé à la lumière solaire.

“Les expéri­ences que je pour­su­is en ce moment pour­ront, je l’e­spère, apporter quelques éclair­cisse­ments sur ce nou­v­el ordre de phénomènes.” dit-il en con­clu­sion. Un nou­v­el ordre de phénomènes en effet. Bec­quer­el pren­dra pro­gres­sive­ment con­science que sa décou­verte est un phénomène majeur de la nature !

Suiv­ons main­tenant la démarche de l’ex­péri­men­ta­teur. Ses pre­mières inves­ti­ga­tions sont des opéra­tions de con­trôle, habituelles à cette époque, pour établir les effets élec­triques de ses ray­on­nements. Bec­quer­el décou­vre rapi­de­ment que, comme les rayons X, ses rayons ionisent l’air avoisi­nant. Mais sa préoc­cu­pa­tion prin­ci­pale est de com­pren­dre quelle exci­ta­tion est à l’o­rig­ine de l’ef­fet. La phos­pho­res­cence, la flu­o­res­cence sont en effet provo­quées par des exci­ta­tions lumineuses, les rayons X sont provo­qués par l’im­pact des rayons cathodiques sur la matière. Quel est donc, dans le même cadre de pen­sée, l’a­gent exci­ta­teur respon­s­able de l’émis­sion de ce ray­on­nement nouveau ?

Il main­tient quelques cristaux dans l’ob­scu­rité, pen­sant qu’ils vont se désex­citer, et ain­si devenir plus aptes à être excités de nou­veau. À sa sur­prise, ils con­ser­vent tout leur pou­voir act­if sur une durée bien supérieure à tout phénomène de phos­pho­res­cence con­nu. Peut-on quand même établir une rela­tion entre l’in­ten­sité de la phos­pho­res­cence et ce ray­on­nement nou­veau ? Il essaie toute une série de cristaux lumi­nes­cents. Seuls ceux qui con­ti­en­nent de l’u­ra­ni­um émet­tent des ray­on­nements invis­i­bles. Il traite chim­ique­ment des sels de nitrate d’u­ra­ni­um de façon à faire dis­paraître leur phos­pho­res­cence ; après le traite­ment, ces cristaux con­tin­u­ent d’émet­tre les ray­on­nements invis­i­bles. Il essaie des cristaux d’u­ra­ni­um non phos­pho­res­cents, ces derniers émet­tent aus­si des ray­on­nements. Enfin, il essaie un disque d’u­ra­ni­um métallique, que lui a pré­paré le chimiste Hen­ri Moissan, et con­state que le métal est trois ou qua­tre fois plus act­if que les sels.

Les sels d’u­ra­ni­um phos­pho­res­cents émet­tent spon­tané­ment des rayons péné­trants. Des com­posés d’u­ra­ni­um non flu­o­res­cents don­nent le même effet. Les matéri­aux flu­o­res­cents sans ura­ni­um ne don­nent pas d’ef­fet. Le 18 mai, à la fin de cette pre­mière cam­pagne d’in­ves­ti­ga­tions, Bec­quer­el annonce11 que la source de ces “rayons uraniques” péné­trants, comme il les bap­tis­era à la fin de 1896, l’a­gent “radioac­t­if” (ce terme vien­dra plus tard, de Marie Curie) c’est, par con­séquent, l’U­ra­ni­um lui-même12, “J’ai donc été con­duit à penser que l’ef­fet était dû à la présence de l’élé­ment ura­ni­um dans ces sels, et que le métal don­nerait des effets plus intens­es que ses composés.”

Bec­quer­el est un expéri­men­ta­teur. Il a peu de goût pour les théories, les siennes ou celles des autres. En revanche, la rigueur et la créa­tiv­ité de sa démarche sont éton­nantes. Il a en per­ma­nence une atti­tude cri­tique sur tous ses résul­tats, sur toutes ses idées. Il est prêt à aban­don­ner toute spécu­la­tion, aus­si ent­hou­si­as­mante soit-elle, face à la réal­ité des faits. Ce ne sont que les faits qui l’in­téressent : les faits et leur enchaîne­ment logique.

Au départ, il agit de façon rationnelle pour véri­fi­er une idée logique. Il sup­pose que les rayons X accom­pa­g­nent la flu­o­res­cence et veut le prou­ver. Cela fonc­tionne d’abord admirable­ment. Sans sa per­sévérance, ce ne serait qu’un exem­ple, oublié main­tenant, de la con­fir­ma­tion expéri­men­tale d’une idée fausse. Sa décou­verte survient lorsqu’il démon­tre que le phénomène qu’il a imag­iné n’ex­iste pas ! La pre­mière décou­verte de Bec­quer­el est qu’un phénomène n’ex­iste pas, il en décou­vre alors un autre : la radioac­tiv­ité. De fait, la phos­pho­res­cence des sels d’u­ra­ni­um était causée par les rayons péné­trants qu’il avait mis en évi­dence, et non l’in­verse. Bec­quer­el a tourné le dos à la phos­pho­res­cence familiale.

On se pose évidem­ment la ques­tion de savoir pourquoi Bec­quer­el a éprou­vé le besoin de dévelop­per des plaques vierges ? Pourquoi ce geste ? Goût du détail, inspi­ra­tion géniale ? Crookes, qui était venu lui ren­dre vis­ite ce dimanche 1er mars, est admi­ratif13 : c’est avant tout le réflexe d’un très grand physi­cien. Bec­quer­el a expliqué qu’il s’at­tendait à trou­ver un faible effet : la phos­pho­res­cence dis­paraît pro­gres­sive­ment, c’é­tait une bonne occa­sion d’es­timer l’émis­sion évanes­cente. Une décou­verte est tou­jours un coup de chance, mais celle-là est la preuve d’un coup d’oeil exem­plaire et d’un esprit tou­jours en éveil. La tra­di­tion famil­iale était passée par là.

On mesure com­bi­en ce geste heureux a pu être envié, voire jalousé, par cer­tains con­tem­po­rains qui, sans doute, se jugeaient plus dignes que lui de béné­fici­er de la main de la prov­i­dence. Cer­tains iront jusqu’à met­tre en ques­tion la pater­nité de sa décou­verte. On chu­chote, par exem­ple, qu’A­bel Niepce, neveu de Nicéphore, s’é­tait aperçu en 1857 que du car­ton imprégné de nitrate d’u­ra­ni­um voilait les plaques pho­to, et que les Bec­quer­el étaient au courant !

Entre le print­emps 1896 et la fin de 1897, Bec­quer­el perd pro­gres­sive­ment de l’in­térêt pour ses rayons. À ses sept notes de 1896, suc­cè­dent deux autres en 1897, puis pra­tique­ment plus rien. La com­mu­nauté inter­na­tionale ne prend pas immé­di­ate­ment la mesure de sa décou­verte. Le physi­cien anglais Sil­vanus P. Thomp­son a, d’ailleurs, fait une obser­va­tion sem­blable à la fin févri­er 1896. Il a pub­lié en juin14, et a nom­mé l’ef­fet “hyper­phos­pho­res­cence”. En apprenant, par Stokes, les résul­tats de Bec­quer­el, il a aban­don­né ses inves­ti­ga­tions. Les rayons X occu­pent toute la scène sci­en­tifique. Ils don­nent de bien meilleures images, et sont plus faciles à manip­uler que l’u­ra­ni­um, une rareté. Et puis, la décou­verte de Rönt­gen sem­ble avoir ouvert la porte à toute une foule de ray­on­nements étranges, comme la lumière noire de Gus­tave Le Bon15. Les rayons uraniques passent un peu inaperçus. Bec­quer­el, lui-même, s’est tourné vers un autre effet qui le fascine : l’ef­fet Zee­man, qui démon­tre l’ac­tion directe du mag­nétisme sur la lumière !

Le deux­ième souf­fle vient, on le sait, à par­tir de 1898, avec les travaux de Pierre et Marie Curie et ceux de G. C. Schmidt, en Alle­magne, suiv­is par ceux de Ruther­ford, à Cam­bridge puis à Mon­tréal, avec Sod­dy et Hahn, de Ram­say, en Angleterre, d’An­dré Debierne, un proche des Curie, et de Paul Vil­lard à Paris, de Friedrich Oskar Giesel, Mey­er, von Schwei­dler, Elster et Gei­t­el en Alle­magne. Marie Curie dis­pose d’un instru­ment orig­i­nal : l’élec­tromètre de Pierre Curie, qui utilise la pié­zoélec­tric­ité16, et per­met de réalis­er des mesures de pré­ci­sion. La décou­verte que, par­mi les élé­ments con­nus, seul le tho­ri­um émet des rayons péné­trants, puis la décou­verte et la sépa­ra­tion du polo­ni­um et du radi­um, dont les ray­on­nements sont un mil­lion de fois plus intens­es que ceux de l’u­ra­ni­um, don­nent une impul­sion nou­velle et déter­mi­nante à la radioactivité.

Les résul­tats de Marie Curie ramè­nent Hen­ri Bec­quer­el à sa décou­verte. Il se lie aux Curie, dont il présente les com­mu­ni­ca­tions à l’A­cadémie des sci­ences, et leur apporte son appui17. Pierre et Marie Curie lui prê­tent du radi­um, avec lequel il fait de nou­velles expéri­ences. Il entre­tient une cor­re­spon­dance fréquente avec Pierre Curie ; ils pub­lieront ensemble.

Pen­dant cette deux­ième péri­ode, Hen­ri Bec­quer­el obtient une série de résul­tats, dont le plus mar­quant est sans doute l’i­den­ti­fi­ca­tion du ray­on­nement bêta. À la fin de 1899, ayant en tête les effets mag­né­to-optiques de ses tout pre­miers travaux et l’ef­fet Zee­man, il veut étudi­er l’ef­fet d’un champ mag­né­tique sur les ray­on­nements émis par le radi­um. Une fois encore, il va faire volte-face par rap­port à son idée de départ. Il con­state en effet qu’une par­tie des ray­on­nements radioac­t­ifs porte de l’élec­tric­ité, ce qu’au­cun ray­on­nement spon­tané n’a jamais fait. Il lui vient donc l’idée de fab­ri­quer des fais­ceaux de rayons chargés, avec un col­li­ma­teur, et de mesur­er leur déflex­ion par un champ mag­né­tique. C’est exacte­ment ain­si qu’a procédé J. J. Thom­son, deux ans plus tôt, quand il a prou­vé que les rayons cathodiques sont des fais­ceaux d’électrons.

Le 26 mars 1900, Bec­quer­el mon­tre que les rayons du radi­um dévient de la même façon que les rayons cathodiques de Thom­son. Bec­quer­el démon­tre ain­si qu’une com­posante des ray­on­nements de la radioac­tiv­ité, le ray­on­nement “bêta”, con­siste en une émis­sion d’élec­trons18. Pour la pre­mière fois, on trou­ve une for­mule math­é­math­ique dans son tra­vail : RH = (m/e) v, qui donne le ray­on de cour­bu­re de la tra­jec­toire d’une par­tic­ule de charge e et de masse m dans un champ mag­né­tique H. Il vient de réalis­er la pre­mière expéri­ence mod­erne d’i­den­ti­fi­ca­tion d’une par­tic­ule élé­men­taire par la cour­bu­re de sa tra­jec­toire dans un champ magnétique.

Cette décou­verte fon­da­men­tale sera suiv­ie, peu après, par celle des rayons alfa, noy­aux d’héli­um ion­isé, de charge pos­i­tive et de grande masse, iden­ti­fiés par Ruther­ford et Sod­dy. Bec­quer­el man­quera de peu l’i­den­ti­fi­ca­tion de la com­posante neu­tre, les rayons gam­ma, plus péné­trante, sem­blable aux rayons X de Rönt­gen, que Paul Vil­lard met en évi­dence en 1900.

Les trois com­posantes de la radioac­tiv­ité sont ain­si iden­ti­fiées en 1900. Une décou­verte frap­pante, dans cette péri­ode, con­cerne l’én­ergie dégagée. Bec­quer­el s’est tou­jours posé la ques­tion de savoir quelle est la source d’én­ergie respon­s­able de ce nou­veau ray­on­nement. Il a sa part dans l’ex­pli­ca­tion, que l’on doit à Ruther­ford, de l’o­rig­ine atom­ique du phénomène. C’est Pierre Curie qui, le pre­mier, s’aperçoit que cette énergie est con­sid­érable. Il mesure qu’à masse égale, le radi­um dégage une énergie colos­sale, un mil­lion de fois supérieure à toute énergie de com­bus­tion con­nue, ce qui con­stitue la pre­mière recon­nais­sance de l’én­ergie nucléaire. C’est, dans ces décou­vertes, l’aspect qui frap­pera le plus l’at­ten­tion du pub­lic et des médias. En 1904, on peut lire dans le St Louis Post Dis­patch : “Un grain du mys­térieux radi­um sera mon­tré à l’Ex­po­si­tion uni­verselle. Sa puis­sance est inimag­in­able. Avec ce métal, tous les arse­naux du monde pour­raient être détru­its. Il pour­rait ren­dre la guerre impossible !”

Les effets biologiques de ce dégage­ment d’én­ergie, d’abord décou­verts par Walkoff et Giesel, sont observés par Bec­quer­el, encore une fois en expéri­men­ta­teur chanceux, si l’on peut dire. Pierre Curie lui a prêté un échan­til­lon de radi­um, dans une ampoule scel­lée ; Bec­quer­el met l’am­poule dans sa poche et ren­tre chez lui. Au bout de quelques heures il con­state une rougeur, qui se trans­forme en quelques jours en une plaie, sem­blable à une brûlure. La blessure met longtemps à cica­tris­er ; il y a une nécrose des tis­sus. Lorsqu’il fait part de cette obser­va­tion à Pierre Curie, ce dernier fait l’ex­péri­ence, sur lui-même et sur son épouse, et se livre à des expéri­ences plus rad­i­cales sur des cobayes. Bien­tôt, tous les physi­ciens du domaine se livrent à ce jeu dan­gereux. La radio­thérapie vient de naître ; Bec­quer­el et Curie pub­lieront ensem­ble sur ce sujet en 1901.

Le des­tin a placé Hen­ri Bec­quer­el à plusieurs charnières de l’his­toire. Tout d’abord, la décou­verte de la radioac­tiv­ité est un tour­nant excep­tion­nel parce qu’elle ouvre la voie à la physique nucléaire, à l’én­ergie nucléaire, et à la physique des par­tic­ules élé­men­taires. En 1911, Ruther­ford établi­ra l’ex­is­tence des noy­aux atom­iques. Le neu­tron sera iden­ti­fié par Chad­wick en 1932. En 1933, Frédéric et Irène Joliot-Curie décou­vriront la radioac­tiv­ité arti­fi­cielle. Cette charnière de la physique est aus­si une charnière de l’his­toire du monde, puisqu’en décem­bre 1938, quelques mois avant le déclenche­ment de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, Hahn et Strass­mann vont décou­vrir la fis­sion nucléaire. Frédéric Joliot, au début de 1939, com­pren­dra les réac­tions en chaîne, la pos­si­bil­ité de pro­duire l’én­ergie nucléaire et de fab­ri­quer des armes nucléaires, et déposera, avec Hal­ban et Kowars­ki, une série de brevets sur le sujet. En 1942, le pre­mier réac­teur nucléaire, con­stru­it par Fer­mi, diverg­era à Chicago.

En partageant le prix Nobel 1903 entre Hen­ri Bec­quer­el et Pierre et Marie Curie, l’A­cadémie royale de Suède a don­né un coup de pat­te au des­tin. Elle a scel­lé un lien entre deux grandes familles de physi­ciens. La dynas­tie Bec­quer­el avait tra­ver­sé tout le XIXe siè­cle. Elle avait côtoyé les plus grands noms depuis Mon­ge, Gay-Lus­sac, Biot, Ampère, Fara­day, jusqu’à Poin­caré, Rönt­gen, et Ruther­ford. La famille Curie, aux cinq prix Nobel, mar­quera le XXe.

La date de la décou­verte est, elle aus­si, excep­tion­nelle. On a beau­coup dit qu’elle aurait pu avoir lieu n’im­porte quand, dans le demi-siè­cle qui avait précédé. Tout était à dis­po­si­tion, l’u­ra­ni­um, la pho­togra­phie, le soleil. Or, elle se situe dans une décen­nie unique dans l’his­toire de la physique, de 1895 à 1905, où, dans une tran­si­tion abrupte, vont se suc­céder les grandes décou­vertes qui mènent à la physique con­tem­po­raine19.

En 1895, Rönt­gen décou­vre les rayons X, et Lorentz établit la théorie de l’élec­tron. En 1896, Bec­quer­el décou­vre la radioac­tiv­ité, qui débouchera, nous l’avons dit, sur la physique nucléaire à par­tir de 1898. En octo­bre 1896, Zee­man prou­ve l’in­flu­ence directe d’un champ mag­né­tique sur le ray­on­nement, qui est à la base de l’actuelle imagerie par réso­nance mag­né­tique. En 1897 J. J. Thom­son décou­vre l’élec­tron, pre­mière par­tic­ule élé­men­taire, et pro­tag­o­niste essen­tiel de la physique et de la tech­nolo­gie mod­ernes. Le mois de décem­bre 1900 voit Max Planck jeter la pre­mière pierre de la théorie quan­tique. En 1905 Ein­stein énonce la théorie de la relativité.

Cette époque est fer­tile dans beau­coup d’autres domaines. Louis Pas­teur et Claude Bernard ont don­né une for­mi­da­ble impul­sion à la biolo­gie et à la médecine. Une nou­velle généra­tion de math­é­mati­ciens, Appell, Poin­caré, Picard, Hadamard, Painlevé, Borel et Élie Car­tan, prend son essor en France. Georg Can­tor crée la théorie des ensem­bles en 1895. Berth­elot, Wurtz et Charles Friedel don­nent à la chimie une dimen­sion nouvelle.

La tech­nolo­gie subit un bond qui annonce la deux­ième révo­lu­tion indus­trielle. L’in­ven­tion de la com­mu­ni­ca­tion hertzi­enne par Mar­coni en 1895 va men­er à la radio et aux tubes élec­tron­iques. Les télé­com­mu­ni­ca­tions trans­for­ment tous les secteurs d’ac­tiv­ité ; l’usage du télé­phone se répand rapi­de­ment. L’élec­tric­ité prend une place de plus en plus impor­tante dans la vie courante comme dans l’in­dus­trie. Daim­ler et Benz en Alle­magne, Pan­hard et Peu­geot en France ouvrent l’ère de l’au­to­mo­bile en 1890. Le pneu­ma­tique gon­flable Miche­lin appa­raît en 1895. Le pre­mier Salon de l’au­to­mo­bile se tient à Paris en 1898, sur l’e­s­planade des Invalides. Le pub­lic se prend de pas­sion pour l’avi­a­tion, naissante.

L’art et la cul­ture ne sont pas en reste. La pre­mière pro­jec­tion du ciné­matographe des frères Lumière a lieu le 28 décem­bre 1895, au Grand Café, boule­vard des Capucines à Paris. Les impres­sion­nistes se font admet­tre au musée du Lux­em­bourg en 1896. Rodin exé­cute son Penseur et son Balzac en 1890. Les opéras de Wag­n­er font salle comble. Alfred Jar­ry pub­lie Ubu roi en 1896, et André Gide Les Nour­ri­t­ures ter­restres, en 1897.

Dans cette époque bouil­lon­nante de créa­tiv­ité, on peut s’in­ter­roger sur le fait qu’Hen­ri Bec­quer­el ait été le seul poly­tech­ni­cien à recevoir, au début du XXe siè­cle, cette récom­pense haute­ment sym­bol­ique qu’est le prix Nobel de physique20. Il y a eu d’autres prix Nobel par­mi ses con­tem­po­rains, les Curie bien sûr, Lipp­mann en 1908, Jean Per­rin en 1926 pour la physique, Moissan en 1906, Marie Curie en 1911, Grig­nard et Sabati­er en 1912 pour la chimie, sans compter la médecine et la lit­téra­ture. Cela con­traste avec la gloire de l’É­cole poly­tech­nique au début du XIXe siè­cle : les Biot, Fres­nel, Carnot, Ara­go, Le Ver­ri­er et bien d’autres n’au­raient certes pas déparé le pal­marès du prix Nobel.

La réponse est qu’à cette époque, l’É­cole poly­tech­nique pense très peu à la sci­ence. Elle n’y pense plus depuis longtemps. Elle souf­fre du mal­heur de la France qui ne se remet pas de la débâ­cle de 1871. La détresse s’ap­prend jusque sur les bancs de l’é­cole pri­maire, où fig­urent en pointil­lé les con­tours de l’Al­sace et de la Lor­raine. Rien ne sem­ble pou­voir effac­er le coup moral sinon un rétab­lisse­ment de la sit­u­a­tion antérieure par les armes. Les expédi­tions colo­niales, qui se pour­suiv­ent, n’a­paisent rien. Cette sit­u­a­tion con­traste avec celle des pays voisins. La Reine Vic­to­ria règne sur un Empire bri­tan­nique au som­met de sa splen­deur. L’Alle­magne pour­suit une pro­gres­sion rapi­de sur tous les plans. Le Kaiser a con­gédié Bis­mar­ck en 1890. Il se con­sid­ère comme supérieure­ment intel­li­gent, et affirme à qui veut l’en­ten­dre qu’il mène l’Alle­magne vers des jours glo­rieux. Il est de ces hommes qui, par leur van­ité et leurs cer­ti­tudes, envoient le monde au mal­heur et au désastre.

C’est ce qu’a fait Louis-Napoléon Bona­parte en France. La sit­u­a­tion poli­tique est tour­men­tée. Le Boulangisme a lais­sé des traces. Le ter­ror­isme et l’a­n­ar­chisme font des rav­ages. Case­rio assas­sine le prési­dent de la République Sadi Carnot le 24 juin 1894 alors que le prési­dent du Con­seil, Casimir Péri­er, vient de faire vot­er les “lois scélérates” qui répri­ment, dans un même texte, tant l’a­n­ar­chisme que l’ag­i­ta­tion syn­di­cale. Les scan­dales poli­tiques se mul­ti­plient, la classe poli­tique est décon­sid­érée. Le prési­dent de la République Jules Grévy a démis­sion­né en 1887 à la suite du traf­ic des déco­ra­tions où est mêlé son gendre.

Le scan­dale de l’af­faire de Pana­ma éclabousse toute la classe dirigeante. On a ten­té d’é­touf­fer l’af­faire jusqu’en 1891, mais la col­lu­sion entre la haute finance et le pou­voir est trop impor­tante. Clemenceau lui-même a util­isé les fonds pour financer ses caiss­es élec­torales. D’autres ont reçu des chèques en échange de leur vote. La dépres­sion économique des années 1880 a provo­qué le krach de la banque de l’U­nion Générale. Les réper­cus­sions poli­tiques et idéologiques sont con­sid­érables. L’an­tisémitisme fait rage. Alfred Drey­fus est arrêté en octo­bre 1894. Con­damné et dégradé en décem­bre, il est déporté à l’île du Dia­ble, en Guyane.

Beau­coup de sci­en­tifiques con­sid­èrent que la défaite et la démoral­i­sa­tion du peu­ple français sont le résul­tat d’une atti­tude néga­tive vis-à-vis de la sci­ence et des tech­niques depuis une cinquan­taine d’an­nées. Louis Pas­teur, le plus illus­tre d’en­tre eux, qui meurt en 1895, est con­va­in­cu des valeurs humaines de la sci­ence, il pense qu’elle seule peut tir­er le pays de l’ornière. Il faut revenir, dit-il, à ce qui a fait la force et la gloire de la Révo­lu­tion et du Pre­mier Empire : tous les savants qui ont con­stru­it la République. Et l’É­cole poly­tech­nique a été une for­mi­da­ble pépinière de savants.

Mais l’É­cole poly­tech­nique, dans cette fin de siè­cle, ne pro­duit plus de savants. Entre 1871 et 1914, l’ar­mée absorbe env­i­ron 70 % des poly­tech­ni­ciens. Près de 60 % d’en­tre eux ter­mi­nent leur car­rière au grade de cap­i­taine ! Beau­coup sont ten­tés de “pan­tou­fler?, mais ils ren­con­trent, comme leurs cama­rades des corps civils, une méfi­ance de la part des indus­triels. En effet, la for­ma­tion des poly­tech­ni­ciens n’est pas adap­tée aux indus­tries d’a­vant-garde qui sont en train de se dévelop­per. L’É­cole cen­trale a pré­cisé­ment été créée en 1839 par un poly­tech­ni­cien, pour for­mer ces ingénieurs d’élite que l’in­dus­trie réclame à grands cris et que Poly­tech­nique ne sem­ble plus savoir produire.

À la suite d’un rap­port du min­istre de la Guerre au prési­dent de la République, Sadi Carnot, un décret du 13 mars 1894 réor­gan­ise l’É­cole. L’ob­jec­tif sem­ble bien défi­ni : “met­tre nos officiers, nos ingénieurs et nos savants dans un état de supéri­or­ité incon­testable sur leurs rivaux de l’é­tranger.” On évoque l’é­cole rivale de la rue d’Ulm21 “Nous avons envers nos élèves des devoirs que l’É­cole nor­male rem­plit énergique­ment envers les siens : elle écarte de leur route tous les obsta­cles.” Le rôle des poly­tech­ni­ciens dans la société est en cause.

Mais les points de vue des poli­tiques, des mil­i­taires et des sci­en­tifiques diver­gent sur le fond. “Il existe un manque de cor­re­spon­dance entre l’en­seigne­ment pro­pre à l’É­cole et les exi­gences pra­tiques des ser­vices qui s’y recru­tent. La part des ques­tions abstraites est trop forte (…) les déci­sions se pla­cent dans les mains des savants les plus abstraits qui ne peu­vent se sub­or­don­ner aux néces­sités des appli­ca­tions pra­tiques.” Le rap­port du général Lad­vo­cat, inspecteur général de l’É­cole, le 14 juin 1894 est sans ambiguïté. En mai 1895, le général André, com­man­dant l’É­cole, lance que “depuis plusieurs années, pour avoir voulu enseign­er le super­flu à nos élèves, on a man­qué de leur enseign­er le néces­saire.

À l’in­verse, Alfred Cor­nu, prési­dent de l’A­cadémie des sci­ences, plaide forte­ment pour de solides études sci­en­tifiques : “Par suite des appli­ca­tions crois­santes de la physique et notam­ment de l’élec­tric­ité, toutes les branch­es des ser­vices publics exi­gent une con­nais­sance appro­fondie des lois math­é­ma­tiques qui régis­sent les trans­for­ma­tions de l’én­ergie.” Le prési­dent du Con­seil de per­fec­tion­nement, le général Peau­cel­li­er, lui répond, cinglant, “L’É­cole n’a pas été créée pour faire des can­di­dats à l’In­sti­tut et il n’y a pas un dix­ième des officiers qui aient à se servir de l’outil­lage per­fec­tion­né dont par­le Mon­sieur Cornu.”

À cette époque, l’É­cole poly­tech­nique ne sait plus for­mer ses élèves ; les divers­es exi­gences sont trop con­tra­dic­toires. Des trois mots de sa devise, elle ne peut retenir que le pre­mier, la Patrie. La France a, certes, besoin d’ingénieurs pour son développe­ment. Elle a d’abord besoin de sol­dats, pour recou­vr­er son âme.

Hen­ri Bec­quer­el, de la pro­mo­tion 1872 et Hen­ri Poin­caré, de la pro­mo­tion 1873, font par­tie du petit lot de ceux qui, ves­tiges de la gloire passée de l’X, por­taient encore, à cette époque dif­fi­cile, le flam­beau de la sci­ence. Le des­tin de la radioac­tiv­ité les a associés.

En 1896, per­son­ne, à l’É­cole poly­tech­nique, ne se doute que qua­tre ans plus tard, quand la Fée élec­tric­ité émer­veillera les vis­i­teurs de l’Ex­po­si­tion uni­verselle de 1900 au Grand Palais, va débuter la Belle Époque, une péri­ode par­ti­c­ulière­ment heureuse. Per­son­ne ne peut se douter, bien enten­du, que cinq ans plus tard, le 27 mars 1901, naî­tra un cer­tain Louis Lep­rince-Ringuet, qui, avec ses élèves, dont André Lagar­rigue22 et Bernard Gré­go­ry, redor­era plus tard le bla­son terni de la sci­ence à l’X, ain­si que le fer­ont Lau­rent Schwartz, Jean Man­del et d’autres. Per­son­ne ne se doute que le 11 décem­bre 1903, indif­férent au passé, le Roi de Suède fera d’un poly­tech­ni­cien mod­este et tran­quille, un sym­bole du siè­cle à venir.

Hen­ri Bec­quer­el est mort d’un acci­dent car­dio-vas­cu­laire au Croisic, le 25 août 1908, à l’âge de 56 ans, dans la mai­son famil­iale de sa sec­onde épouse, fille de E. Lorieux, ingénieur général des Mines. Il venait, deux mois avant, de rejoin­dre son ancien pro­fesseur de taupe du lycée Louis-le-Grand, le math­é­mati­cien Gas­ton Dar­boux, comme secré­taire per­pétuel de l’A­cadémie des sciences.


∗ ∗

Je remer­cie vive­ment tous ceux qui m’ont con­seil­lé et aidé dans l’élab­o­ra­tion de ce texte, et tout par­ti­c­ulière­ment Madame Madeleine de Fuentes, con­ser­va­teur de la bib­lio­thèque de l’É­cole poly­tech­nique, Made­moi­selle Clau­dine Bil­loux et Mon­sieur Jean-Bernard Debreux, archivistes de la bib­lio­thèque de l’É­cole poly­tech­nique. Je remer­cie Mon­sieur et Madame Bon­neviot pour leur très aimable accueil dans la pro­priété famil­iale de Châtil­lon-Col­igny. Je dois beau­coup à Madame Francine Mas­son, con­ser­va­teur de la bib­lio­thèque de l’É­cole des Mines de Paris et ancien con­ser­va­teur de la bib­lio­thèque de l’É­cole poly­tech­nique, ain­si qu’à Mon­sieur Emmanuel Gri­son, ancien directeur de l’En­seigne­ment et de la Recherche de l’X, avec qui j’avais décou­vert le per­son­nage d’Hen­ri Bec­quer­el lors de l’ac­qui­si­tion, grâce à la COGEMA, de ses notes de cours. -

Références bib­li­ographiques

  • Abra­ham Païs Inward Bound, Oxford Uni­ver­si­ty Press, Oxford, 1986.
  • Emilio Seg­ré From X rays to Quarks, Free­man, San Fran­cis­co, 1980.
  • “Con­férences pronon­cées à l’oc­ca­sion du cinquan­tième anniver­saire de la décou­verte de la radioac­tiv­ité”, Muséum d’his­toire naturelle, Paris, 1946.
  • Michel Genet “The dis­cov­ery of Uran­ic Rays ; A short step for Hen­ri Bec­quer­el but a Giant Step for Sci­ence”, Radiochim­i­ca Acta 70/71, p. 3, 1995.
  • Lawrence Badash “Hen­ri Bec­quer­el : une décou­verte inachevée”, La Recherche, n° 288, p. 78, 1996.


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1. H. Bec­quer­el : Sur les radi­a­tions émis­es par phos­pho­res­cence, compte ren­du Acad. SC. Paris 122, 420 (1896).
2. Son fils Jean (1878–1953, X 1897), pro­fesseur au Muséum, répéti­teur puis exam­i­na­teur à l’X, fut élu mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences en 1946, au fau­teuil de Jean Perrin.
3. On saura plus tard que les rayons X sont arrêtés par le plomb, util­isé par Lenard, mais pas par le carton.
4. W. C. Roent­gen, Sitzber. physik-med. Ges. Würtzburg, 137, déc. 1895.
5. Les rayons X provi­en­nent, comme la flu­o­res­cence, du réarrange­ment des élec­trons des atom­es de la cible, arrachés par l’im­pact des élec­trons incidents.
6. Il n’y a pas de véri­ta­ble dif­férence entre flu­o­res­cence et phos­pho­res­cence au plan fon­da­men­tal ; ces deux effets résul­tent d’une émis­sion lumineuse par des élec­trons excités. Dans les atom­es ou dans les molécules, la désex­ci­ta­tion est très brève, dans cer­tains cristaux, comme les sul­fures de zinc ou de cad­mi­um, des impuretés absorbent beau­coup d’én­ergie, les temps de désex­ci­ta­tion sont plus longs, la phos­pho­res­cence de ces corps per­siste plus longtemps.
7. H. Bec­quer­el, Recherch­es sur une pro­priété nou­velle de la matière, Paris, Firmin-Didot, 1903, page 3 : “Je me suis tout de suite demandé si tous les corps phos­pho­res­cents n’émet­taient pas de sem­blables ray­on­nements. Je fis part de cette idée le lende­main à Mon­sieur Poincaré…”
8. Dans son ent­hou­si­asme, il arrivait à Poin­caré de per­dre un peu la mémoire ; ain­si pub­lia-t-il un arti­cle le 30 jan­vi­er 1896 (H. Poin­caré, Revue Gén. des Sci­ences, 7, 52 , 1896) où il reprit la con­jec­ture de Bec­quer­el sans le citer : “Ne peut-on pas alors se deman­der si tous les corps dont la flu­o­res­cence est suff­isam­ment intense n’émet­tent pas, out­re les rayons lumineux, des rayons X de Roent­gen quelle que soit la cause de leur flu­o­res­cence ?” (Les italiques sont de Poincaré.)
9. C’est grâce à cet appareil qu’Ed­mond Bec­quer­el avait démon­tré que le phénomène qu’en 1852 Stokes avait nom­mé flu­o­res­cence, était de la phos­pho­res­cence de courte durée.
10. H. Bec­quer­el : Sur les radi­a­tions invis­i­bles émis­es par les corps phos­pho­res­cents, compte ren­du Acad. SC. Paris 122, 501 (1896).
11. H. Bec­quer­el : Émis­sion des radi­a­tions nou­velles par l’u­ra­ni­um métallique, compte ren­du Acad. SC. Paris 122, 1086 (1896).
12. À ce moment, la con­clu­sion de Bec­quer­el sur la nature du phénomène est un peu con­fuse. Il ne par­le pas d’o­rig­ine atom­ique du phénomène, mais con­sid­ère qu’il a observé pour la pre­mière fois la phos­pho­res­cence d’un métal
13. W. Crookes, Proc. Roy. Soc. A 83, XX, 1910.
14. S. P. Thomp­son, Phil ; Mag. 42, 103, 1896.
15. Chaque semaine, depuis le 27 jan­vi­er 1896, Arsène d’Ar­son­val présen­tait une com­mu­ni­ca­tion de Gus­tave Le Bon sur la “lumière noire”. Ce dernier procla­mait qu’il avait, deux ans plus tôt, établi dans le plus grand secret que des formes de lumière tra­versent les corps opaques : il affir­mait avoir pho­tographié cette lumière noire qui péné­trait, d’après lui, les châs­sis des appareils. Le lun­di 24 févri­er 1896, la note des frères Lumière, qui savaient ce que pho­togra­phi­er veut dire, est sans équiv­oque : “La mau­vaise fer­me­ture des châs­sis pho­tographiques, leur défaut d’é­tanchéité, sont encore des caus­es d’er­reurs fréquentes, dans les expéri­ences du genre de celles qui nous préoc­cu­pent. Nous croyons pou­voir con­clure que la lumière noire, dont il a été plusieurs fois ques­tion dans les comptes ren­dus, ne serait que de la lumière blanche, à l’abri de laque­lle on ne se serait pas placé d’une façon suff­isam­ment rigoureuse.”
16. L’élec­tromètre de Pierre Curie est un per­fec­tion­nement de celui con­stru­it par Charles Friedel en 1869, pour étudi­er la pyroélec­tric­ité. L’ex­pli­ca­tion de la pié­zoélec­tric­ité avait été le pre­mier grand suc­cès sci­en­tifique de Pierre Curie, en col­lab­o­ra­tion avec son frère Jacques, dans le lab­o­ra­toire de Charles Friedel.
17. Le statut social de Bec­quer­el, de famille bour­geoise bien intro­duite dans les milieux parisiens, con­trastait avec celui des Curie, d’o­rig­ine mod­este, faisant face à des dif­fi­cultés matérielles. Il appa­raît qu’Hen­ri Bec­quer­el a tou­jours été d’une extrême bien­veil­lance à l’é­gard de ses jeunes col­lègues. Il parvint même à faire nom­mer Pierre Curie comme répéti­teur aux­il­i­aire à l’É­cole poly­tech­nique, mal­gré l’op­po­si­tion d’Al­fred Cor­nu. Pierre Curie, qui fut nom­mé six mois plus tard à la Sor­bonne, n’oc­cu­pa cette fonc­tion que brièvement.
18. Bec­quer­el con­state que cer­tains de ces élec­trons ont des vitesses con­sid­érables, proches de celle de la lumière. Les for­mules habituelles du mou­ve­ment des élec­trons marchent mal, sauf à admet­tre une masse dif­férente de la masse con­nue. Bec­quer­el le note, en dis­ant que ce résul­tat incite à trou­ver de nou­velles idées sur l’in­er­tie de la matière. La rel­a­tiv­ité pointait ; Bec­quer­el avait devant lui, sans le savoir, une de ses conséquences.
19. Pre­miers prix Nobel de physique : 1901, W. C. Rönt­gen, pour la décou­verte des rayons X ; 1902, H. A. Lorentz et P. Zee­man, pour la théorie de l’élec­tron et du ray­on­nement ; 1903, H. Bec­quer­el et P. et M. Curie ; 1904, J. W. S. Rayleigh, pour la décou­verte de l’Ar­gon ; 1905, P. Lenard, pour les rayons cathodiques ; 1906, J. J. Thom­son, pour la décou­verte de l’élec­tron ; 1907, A. A. Michel­son, pour ses méth­odes inter­férométriques et ses mesures de la vitesse de la lumière ; 1909 G. Mar­coni et C. F. Braun pour la com­mu­ni­ca­tion télé­graphique sans fil. En Chimie, on note : 1904, W. Ram­say pour la décou­verte de l’héli­um, et 1908, E. Ruther­ford pour l’i­den­ti­fi­ca­tion des rayons alfa et des atom­es d’héli­um ionisés.
20. Hen­ri Poin­caré, pro­posé pour le prix en 1910 et 1912, est mort pré­maturé­ment en 1912.
21. Avant 1871, l’É­cole nor­male supérieure n’avait pro­duit qu’un nom­bre lim­ité de sci­en­tifiques de renom : Jules Jamin (38), Louis Pas­teur (43), Élie Mas­cart (58), Gas­ton Dar­boux (61), Édouard Bran­ly (65) et Gabriel Lipp­mann (68). Dans les vingt années suiv­antes, on trou­ve les noms des math­é­mati­ciens Paul Appell, Émile Picard, Jacques Hadamard, Élie Car­tan et Émile Borel, des physi­ciens Mar­cel Bril­louin, Pierre Weiss, Jean Per­rin et Paul Langevin, du chimiste Paul Sabati­er, etc.
22. Seule une mort soudaine, devant ses étu­di­ants le 14 jan­vi­er 1975, a privé André Lagar­rigue (X 1944) du prix Nobel, comme le recon­naît unanime­ment la com­mu­nauté sci­en­tifique. André Lagar­rigue avait décou­vert les Courants Neu­tres qui ancraient en 1973 la théorie com­plète de la radioac­tiv­ité bêta. 

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